Internet peut-il casser des briques ? est le dernier ouvrage collectif en date du Forum d’Action Modernités, écrit sous la direction de Philippe Aigrain et Daniel Kaplan. Ce livre est fondé sur l’hypothèse qu’internet est une matrice à produire de l’utopie bien que le potentiel transformateur de ces utopies ne parvienne pas encore à se déployer totalement. L’ouvrage interroge la rencontre entre 9 utopies « numériques » et la réalité. Nous publions ici la contribution de Daniel Kaplan, délégué général de la Fing et éditeur d’InternetActu.net.
La « ville intelligente » se propose aujourd’hui comme une sorte de solution miracle, capable de produire une ville à la fois plus sûre, plus attractive, mieux gérée et plus durable. Ses promoteurs ont raison de dire que l’information constitue aujourd’hui un actif sous-exploité au service du développement urbain. Mais ce potentiel ne se réalisera qu’en dépassant les trois impasses conceptuelles des « smart cities », telles qu’on les pense aujourd’hui : la priorité aux services, l’approche de la ville comme un « système » à optimiser, et l’occultation des enjeux de pouvoir.
Au début 2011, plusieurs grands maires européens montaient sur les estrades pour annoncer avec fierté leur nouveau programme innovant : la « ville sans contact ». Les industriels qui les accompagnaient à la tribune voyaient très bien de quoi il s’agissait : en gros, de l’utilisation de puces d’identification NFC, qui peuvent en effet être lues rien qu’en les approchant d’un capteur, pour accéder à toutes sortes de service urbain. Mais l’on imagine assez bien la réaction d’un citoyen ou d’un élu un peu plus candide : ah bon, c’est bien que la ville soit désormais « sans contact » ? Naïvement, on aurait cru le contraire…
Bien sûr, les maires ne voulaient pas dire ce qu’ils ont dit ; mais ils l’ont dit. Pourquoi ? Parce que toute l’industrie leur a mis ces mots dans la bouche. Sans non plus penser à mal. Mais sans jamais trouver en leur sein un seul consultant, chercheur, patron, qui les retienne.
Il y a là matière à nous faire réfléchir à la manière dont la technologie s’offre aujourd’hui en réponse aux plus complexes, aux plus politiques des défis économiques et sociaux. Et il n’y a guère plus politique que la ville.
La « ville intelligente », un projet incontestable ?
Les villes font face à des défis d’une ampleur sans précédent. Dans les pays émergents, Chine en particulier, il s’agit d’abord de construire à toute vitesse des villes d’un ou de deux millions d’habitants. Ailleurs, l’enjeu consiste à répondre à la fois à la crise économique, à la concurrence d’autres territoires, aux insécurités liées à la montée des inégalités et au délitement des liens sociaux traditionnels, à la désaffection démocratique, à la crise écologique… le tout, avec des moyens financiers de plus en plus contraints et sous la pression de citoyens à la fois plus exigeants et plus autonomes.
Equation impossible, semble-t-il. En tout cas, les leviers classiques de l’action publique paraissent inadaptés : la réglementation est déjà trop complexe, les outils financiers et fiscaux de moins en moins disponibles, les infrastructures trop coûteuses et longues à mettre en place.
D’où l’idée de mobiliser l’un des actifs sous-exploités des territoires : l’information, au service de solutions urbaines plus « intelligentes ». En gros, faire mieux plutôt que plus, vite plutôt que lentement. En première analyse, qui pourrait s’y opposer ?
En rendant les systèmes urbains plus « intelligents », on peut par exemple réduire les fuites dans les réseaux d’adduction d’eau (plus de 50 % dans les grandes villes américaines), ajuster l’éclairage public à la luminosité ambiante et la fréquentation des rues, fluidifier le trafic automobile, faciliter l’usage des modes de transport collectifs et « doux », étaler les pics de consommation électrique… En décloisonnant certains de ces systèmes, on peut imaginer de mieux coordonner les différents modes de transport, ou les intervenants de la gestion des bâtiments, ou multiples professionnels mobilisés dans la gestion d’une crise, ou encore les différents spécialistes engagés dans des projets d’aménagement urbain…
Chacun trouvera aisément des exemples dans les domaines qu’il connaît le mieux. Les entreprises technologiques n’ont pas tardé à y voir une opportunité : d’IBM à Cisco, d’Orange à Siemens, elles sont en pointe pour promouvoir la « smart city ». Les programmes européens, les « Investissements d’avenir » en France, en font l’une de leurs priorités. Des villes « intelligentes » se construisent à partir de rien en Corée (Songdo International Business District) ou à Abu Dhabi (Masdar City) – ces deux projets urbains étant entièrement pilotés par des entreprises.
IBM, qui figure parmi les plus ambitieux promoteurs de la « ville intelligente » (ou plutôt, rigueur oblige, de la ville plus intelligente – smarter city), a même conçu un « indice d’intelligence » des villes qui lui permet de mesurer la performance de chaque ville selon 7 critères : services publics urbains, « citoyens » (éducation, santé, sécurité…), business, transports, communications, eau, énergie. Amsterdam s’y compare à Paris, New York, Copenhague, Tokyo…
Et le doute surgit : est-ce bien selon ces critères que les villes doivent se comparer ?
Smart Paris, smart Châteauroux, smart Tokyo
Pour la grande sociologue Saskia Sassen, « ce qui n’a pas été suffisamment relevé dans la mondialisation, c’est le facteur de différenciation entre les villes. Le rôle que telle ou telle ville est amenée à jour tient moins à son classement ou à son « pouvoir » qu’à sa spécialisation. (…) Cela signifie qu’une ville tire ses atouts de ses particularités, ce qui lui permet de se différencier. »
Prolongeons cette idée : en quoi un Paris « intelligent », outillé par les technologies de l’information et informé par une masse de données numériques, sera-t-il différent du Tokyo, de l’Amsterdam, du Lyon ou du Châteauroux « malins », dès lors qu’ils utiliseront les mêmes outils ?
Et encore : comment un Paris « intelligent » dirigé par une majorité de gauche et écologiste se différencierait-il du même Paris s’il était, par exemple, dirigé par des conservateurs comme Londres, ou par des technocrates sans étiquette comme de nombreuses villes asiatiques, ou encore par un entrepreneur à succès comme New York ?
Ces questions apparaissent étonnamment absentes des projets de ville intelligente, au point de les faire apparaître comme des « villes sans qualités », purement fonctionnelles. A en lire la description, la nouvelle ville « internationale » de Songdo pourrait ainsi se situer à proximité de n’importe quel aéroport international de la planète. Ses équipements collectifs ont été « inspirés par les plus grandes villes du monde« , ses infrastructures et ses logements se veulent les plus « verts », et ses services urbains, évidemment intelligents, les plus avancés. A l’évidence, cette ville-hôtel n’a pas besoin de maire. Toutes les décisions à son propos ont été prises lors de sa construction, il n’y a plus qu’à la faire fonctionner.
A moins qu’il ne vienne à l’idée des habitants de sortir des clous. Ils le feront, bien sûr. Et feront ainsi apparaître les trois principales impasses conceptuelles des « smart cities », telles qu’on les pense aujourd’hui : la priorité aux services, l’approche de la ville comme un « système » à optimiser, et l’occultation des enjeux de pouvoir.
Habiter ou consommer la ville ?
La ville intelligente telle qu’on nous la présente est presque entièrement servicielle. Elle se propose de rendre les services urbains plus efficients, personnels, accessibles, économes, de les décloisonner pour répondre à des situations ou des besoins complexes.
On a raison de travailler là-dessus, bien sûr. Mais beaucoup d’élus et de citadins s’accorderont sans doute sur le fait que les qualités uniques d’une ville, ou les problèmes les plus lourds qu’elle rencontre, sont pour la plupart d’un autre ordre : la cohésion sociale et le rapport entre les communautés, la souffrance sociale, le prix du foncier et la ghettoïsation, la sécurité, la désaffection démocratique, la vie culturelle, le maintien des commerces dans les quartiers…
La technologie peut-elle aider à resserrer le tissu social et le rendre plus résilient ? A recréer ou renforcer un sentiment d’appartenance, ce plaisir si particulier d’être ensemble sans avoir à se connaître qui fait le propre des « bonnes » villes ? A inviter les citadins à participer plus activement aux affaires de leur ville ? Sans doute – demandez aux « indignés » ou aux acteurs des printemps Arabes si la technologie leur est inutile. Mais un tel projet s’adresse au citoyen, tandis que celui de la ville servicielle s’adresse au consommateur. Deux facettes de la même personne, certes ; mais, particulièrement face à la crise que nous vivons, la priorité pour les villes, c’est ce que l’on y vit et y fait ensemble. Et puis, tant de monde s’intéresse déjà au consommateur…
Concrètement, que pourrait accomplir la technologie ? Elle pourrait s’intéresser aux représentations collectives, donner à voir la ville autrement et ensemble , travailler sur les esthétiques urbaines, sur le caractère sensible de l’espace urbain. Elle pourrait aider à explorer des formes plus substantielles de participation démocratique, capitalisant sur une myriade d’expériences pas toutes réussies, mais qui commencent à faire masse. Elle pourrait inviter les citadins à intervenir autrement sur l’espace qu’ils partagent, à l' »habiter » vraiment pour en être habités à leur tour. Il y a des villes qu’on ne quitte jamais, où que nos pas nous portent : comment, devenues intelligentes, pourraient-elles demeurer encore plus présentes à notre esprit ? Et si c’était le contraire, n’aurions-nous pas plus perdu que gagné ?
La ville, système de systèmes de systèmes de…
Pour le cabinet d’ingénierie ARUP, « les villes sont des systèmes en temps réel, mais elles sont rarement gérées comme telles. » « La ville doit être appréhendée comme le lieu de l’intégration, de la collaboration et de la gestion de systèmes multiples et indépendants« , écrit IBM. Un schéma explicite cette idée : autour d’un « centre d’opérations intelligent » gravitent des « systèmes » que sont l’eau, le bâtiment, la santé, les services publics, la sécurité, la mobilité…
Il y a en effet beaucoup à gagner en cassant les silos institutionnels, techniques et économiques dans lesquels se gèrent chacun de ces « systèmes ». Et la technologie numérique déteste les frontières. Quand on mobilise de l’information, homogénéisée sous sa forme numérique, les barrières administratives, statutaires, contractuelles, sont vite considérées comme insupportables parce qu’elles font obstacle à l’enrichissement des connaissances, ou à des améliorations incontestables. Pensons aux services de mobilité multimodale, ceux qui nous permettraient de marier en toute fluidité l’automobile, le train, le bus, le vélo, la marche… Pourquoi chaque opérateur reste-t-il assis sur son petit patrimoine ? Pourquoi ne peut-on pas tous tomber d’accord ?
Pourtant, si autant d’acteurs, de couches, d’intérêts, s’activent dans la ville, d’une manière qui paraît souvent assez peu coordonnée, il y a peut-être des raisons. Il n’y a guère de construction humaine plus résiliente qu’une ville, du moins une ville qui a pris le temps de se construire et d’évoluer de manière organique. Celles-ci survivent à tout, aux conquêtes et aux révolutions, aux catastrophes comme aux mutations techniques, économiques, démographiques. Elles survivent, en particulier, grâce à leur diversité.
Or plus un système est intégré, optimisé, moins il laisse du jeu. Il perd ainsi en résilience, devient souvent inadapté à la diversité des situations réelles – pensons aux difficultés de l’informatisation des hôpitaux, qui forcent leurs agents à déployer toutes sortes de stratagèmes pour contourner les systèmes afin de pouvoir faire leur travail. Dans une autre conférence, Saskia Sassen met ainsi en garde contre le fait qu’une intégration trop étroite entre les systèmes urbains et les technologies numériques pourrait même introduire de nouveaux facteurs d’obsolescence au cœur des villes. Déjà, certains promoteurs constatent que les maisons « intelligentes », équipées de toutes sortes de gadgets, se revendent souvent moins bien que celles qui laissent le choix de leur équipement à leurs nouveaux propriétaires…
On sait aussi qu’un système très optimisé, très intégré, tendra à imposer ses logiques, elles-mêmes issues des « bonnes pratiques » que les consultants savent si bien repérer partout dans le monde. C’est normal : pour produire les logiciels, pour coder des processus, il a bien fallu prendre des partis, définir des résultats souhaitables et des règles pour y parvenir. Mais que se passera-t-il lorsqu’un nouvel acteur viendra proposer une toute autre approche, peut-être beaucoup plus intéressante ? Pour préserver son équilibre, le « système de systèmes » le rejettera très probablement. L’excès d’intégration peut conduire à figer les pratiques, les systèmes et les équilibres entre les acteurs. Ce qui, évidemment, ne fera pas que des malheureux…
Là encore, que pourrait-on demander d’autre aux technologies numériques ? Ce qu’elles savent aussi faire, et bien : d’une part, abaisser les barrières à l’innovation, faciliter l’émergence de réponses aux défis urbains aussi diverses, étonnantes, innovantes que possible, émanant de tous les acteurs du territoire, à toutes les échelles ; et d’autre part, faciliter l’articulation (plutôt que l’intégration) de ces réponses entre elles, ainsi qu’avec les grands systèmes existants, pour produire des effets significatifs, mesurables et pérennes sur le territoire. La technologie se mettrait alors au service d’une approche « agile » des défis urbains, assumant et valorisant la diversité des acteurs (entrepreneuriaux, publics, « citoyens »…), des modèles, des solutions.
Bien évidemment, certaines des propositions qui émaneront de cet « écosystème » d’innovation urbaine ouverte pourront fâcher. C’est plutôt de ce genre d’innovateurs que proviennent la « slow city » qui cherche à rapprocher les consommateurs des producteurs, le covoiturage et l’autopartage, la « consommation collaborative », la recherche de réseaux locaux de production et de stockage d’énergie moins dépendants des grandes « grilles » (intelligentes, bien sûr) électriques… Les nouveaux acteurs ont intérêt à transformer le système, les anciens à l’optimiser. Mais les plus intelligents parmi les grands opérateurs comprennent aussi que les deux ne s’opposent pas nécessairement. On a raison de vouloir optimiser la circulation automobile en prévoyant les embouteillages à l’avance ; mais si de nouvelles solutions de déplacement n’émergent pas en même temps, la fluidification du trafic produira ce qu’elle a toujours produit par le passé : l’afflux de nouveaux véhicules sur la route.
Qui la ville rend-elle intelligent ?
L’information, c’est du pouvoir. La capacité de l’exploiter, aussi. En produisant, traitant et redistribuant de l’information, les technologies de l’information redistribuent du pouvoir. A qui, cela dépend de la manière dont d’organise leur architecture, leur accès, leur usage. Ce n’est pas un hasard si l’opposition entre approches « centralisées » et « décentralisées », « fermées » et « ouvertes », « propriétaires » et « libres », structure depuis si longtemps l’informatique et les télécoms : derrière les arguments techniques, économiques ou juridiques, on se bat pour le pouvoir.
Mais on le dit rarement. Alors, s’agissant de la ville, posons clairement la question : qui la « smart city » rend-elle smart ? Comment redistribue-t-elle le pouvoir, au bénéfice de qui ?
Quand on lit la plupart des scénarios que portent les industriels ou les grands aménageurs, la réponse apparaît à la fois claire et extraordinairement confuse. Sans la moindre ambigüité, la ville intelligente reconcentre l’information et le pouvoir ; mais au profit d’un acteur mythique, celui qui s’assoira au milieu du « centre d’opérations intelligent », du « centre de contrôle urbain ». A qui pense-t-on, au maire, au préfet, au dirigeant local de Veolia ou d’EDF ? Il y a bien trop de monde pour ce fauteuil. Et qui, d’ailleurs, voudrait l’occuper, avec les responsabilités qui découlent de l’omniscience ? Rien de moins « urbain », en réalité, que cette image d’un homme (forcément) qui, dans cette salle qu’on imagine couverte d’écrans, tirerait les fils de la ville.
Les villes ont précisément besoin du contraire de cette recentralisation. Ou plutôt, elles ont besoin d’elle et de son contraire à la fois. Les citadins attendent des services plus efficaces, une sécurité préventive et réactive, des acteurs qui savent ce qu’il se passe sur leur territoire, en même temps que de la subsidiarité, de l’horizontalité, de la proximité, qu’une plus large distribution de l’information et des capacités d’initiative – bref, plus d’opportunités de se mêler de leurs propres affaires, voire de faire des affaires à partir de « leurs affaires ».
De leurs côtés, les acteurs publics n’ont plus les moyens de faire face seuls à l’ampleur et la complexité des défis urbains. Les grands opérateurs de services urbains aimeraient bien prendre le relais, mais eux aussi perdent la capacité d’investir à très long terme. Pour concevoir et produire les services urbains, créer et entretenir les infrastructures, décider et appliquer des règles communes, il faut désormais mobiliser d’autres imaginations, d’autres énergies : celles des PME du territoire, des entrepreneurs innovants d’ici et d’ailleurs, des associations et des communautés, des médias locaux… Une « nouvelle alliance » de tous les acteurs du territoire, nécessairement souple, qui se scellera autour de plates-formes, de données, de représentations et d’outils partagés.
Quoi, par exemple ? Les exemples abondent : mobiliser les voisins et les commerçants du coin pour aider les plus âgés, recréer des points d’accès aux services publics et privés là où ils ont tous disparu, partager des équipements coûteux et sous-utilisés (de l’automobile à la perceuse en passant par la chambre d’amis), recycler, organiser les déplacements d’un quartier mal desservi… Toutes actions qui se conçoivent plus aisément à partir des spécificités du terrain, que comme des déclinaisons locales de politiques générales.
On pourrait alors demander à la ville intelligente d’être une ville qui distribue l’information, les moyens de la mettre en contexte et les outils pour agir. C’est un vrai choix, exigeant. Il ne suffit pas, par exemple, de rendre compte, ou de consulter ; ni, d’ailleurs, d’ouvrir l’accès aux « données publiques » comme le font un nombre croissant de villes. Si l’on confond ce nécessaire point de départ avec l’objectif, on risque simplement de donner plus de pouvoir à ceux qui le détiennent déjà. Ainsi, aux Etats-Unis, les gestionnaires de parcs immobiliers locatifs exploitent-ils ces données pour maximiser le loyer qu’ils réclament, alors que les candidats à la location ne disposent évidemment ni des mêmes moyens d’analyse, ni du même pouvoir de négociation.
Il faut donc vouloir que la ville outillée numériquement distribue l’information et le pouvoir, et agir en ce sens : ouvrir les données, mais aussi des interfaces de programmation sur certains logiciels du territoire (calcul de droits, cartographie…) ; mettre en place des outils, des représentations, des index, etc., pour faciliter l’usage de ces ressources par des acteurs non spécialisés ; former ces acteurs non spécialisés pour les aider à monter en puissance ; ouvrir des espaces de rencontre, de coproduction, d’entraide et de mise en visibilité des actions outillées par les outils numériques. Bref, éclater le fameux « centre d’opérations intelligent » partout dans la ville…
Tout changer pour que rien ne change ?
Les défis auxquels les villes font face sont considérables. Sur le seul plan environnemental, l’objectif « facteur 4 » (d’ici 2050, diviser par 4 les émissions de CO2 par rapport à leur niveau de 1990) ne sera atteint qu’en transformant jusqu’au cœur des systèmes de production, de distribution, de consommation. Face à de tels défis, la tentation technocratique est presque irrésistible : guider la transformation par la seule raison, l’inscrire dans les programmes informatiques pour la rendre indépendante des faiblesses humaines, imposer via les systèmes de nouvelles règles à ces citoyens décidément trop légers – les fameux « changements de comportement » qui émaillent tous les discours sur le développement durable.
Les systèmes « intelligents » qui en découlent paraissent vite autoritaires et culpabilisants. Tout entier concentrés sur leur louable objectif, ils en viennent aussi à négliger d’autres valeurs de même niveau. Ainsi du péage urbain dynamique de Londres ou d’Amsterdam, fondés sur des technologies de surveillance impitoyablement intrusives (le réseau de caméras de vidéosurveillance à Londres, la géolocalisation obligatoire aux Pays-Bas). Doit-on atteindre l’objectif environnemental au prix des libertés ? L’intelligence d’un système dispense-t-il d’en interroger les valeurs ? Finalement, les Néerlandais ont répondu par la négative et forcé leur législateur à revenir sur ce choix. Si les promoteurs de l’intelligence urbaine n’apprennent pas cette leçon, d’autres déconvenues suivront.
En négligeant de manière plus ou moins consciente la question du pouvoir, les projets « smart » nous font courir un autre risque : celui de faire des réponses techniques les dernières béquilles sur lesquelles un modèle de développement à bout de souffle continue de s’appuyer pour ne surtout pas changer.
A rebours de la plupart des ingénieurs, Sassen, encore elle, plaide alors pour rendre la technologie visible : « Quand cela arrive, la ville devient un espace heuristique : elle discute avec le résident ou le visiteur, plutôt que de leur donner des instructions. La technologie devient explicite et n’importe quel passant peut la comprendre. J’ai longtemps pensé que les infrastructures majeures d’une ville – des égouts à l’électricité en passant par le haut débit – devraient être rendues visibles au travers de murs ou de sols transparents situés dans des espaces très passants, des arrêts de bus ou des places publiques. Si vous pouvez tout voir, vous pouvez vous impliquer (…) Tous nos systèmes informatisés devraient devenir transparents. La ville deviendrait littéralement un domaine public partagé. »
La technologie visible devient accessible, intelligible, discutable, détournable. A cette condition, la ville intelligente pourra peut-être atteindre les objectifs qu’on lui assigne – et qui doivent eux-mêmes se discuter. Il faudra assumer le caractère éminemment politique de ce projet. Pour que Paris « intelligent » soit toujours Paris.
Daniel Kaplan
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Un truc résilient, peu hiérarchisé, non intégré, ouvert, système de systemes de systèmes ?
L’Internet bien sûre.
Waouuu … enfin !!!
Enfin un peu de socio
Enfin un peu d’ouverture sur les réalités urbaines mondiales
On est loin des jolies présentations le 2.0 va sauver la ville !
C’est bien !!
Il était temps.
Merci Daniel et Philippe de remettre enfin de la politique dans cette affaire (de la politique au sens de ouvrir le débat sur les possibles et sur le couplage entre les choix d’architecture et les valeurs pour savoir quel monde nous voulons, je précise car il existe quand même des techno béats qui croient que tout cela est évident et surtout surtout pas conflictuel!!). Le modèle moderne d’IBM est fascinant par sa puissance de calcul, de séduction ( et j’ai visité la Gaude) et de réplication des convictions modernes et planificatrices les plus éculées. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne peut pas évoluer mais il faudra faire des efforts pour sortir de la solution type Watson à tous les étages, en combinant du low tech et du high tech, de la contribution locale et de l’agrégation intelligente, où le bottom up n’est pas seulement affaire de capteurs mais de méthode politique, en redevenant modeste et capable de révision et surtout en sachant indiquer à toutes les villes les coûts considérables pour l’action à ajouter à tout système d’information (les capteurs c’est bien, les dashboards, c’est génial – et trompeur- mais les actionneurs, à savoir souvent des humains sur place au bon moment, ça ça coûte très cher).
Anecdote qui rejoint celle de l’article à propos de Songdo (que j’ai visitée aussi): à Innovative Cities, le colloque de Nice, j’avais fait remarqué que l' »affiche ne comportait pas un seul humain, pas de transports en commun ni de vélos mais des voitures et des avions et une campagne totalement vide, sans animaux par exemple, que la ville était en fait celle de ces headquarters financiers que tout le monde s’arrache et qu’analyse très bien Saskia Sassen: c’était une vision politique qui en disait long sur « l’épuration numérique » qui est dans l’imaginaire et qui s’inflitre avec ce discours, c’est cela ce que Foucault appelait un dispositif: une matérialité et un énoncé. Mais parler même pour critiquer sert à quelque chose, la nouvelle affiche a été totalement repensée et est devenue »habitée », habitable je ne sais pas, mais c’est déjà pas mal. Donc ne lâchons pas sur l’obligation du débat sur les finalités, toujours et encore, et refusons toute fatalité du vieux progrès moderne qui ne sait pas ce qu’il fait (avec les conséquences qu’on sait maintenant!).