Qu’est-ce que la technologie nous promet ?

Tiana Delhome du CEA-Leti commence son intervention sur la scène de Lift France en laissant la parole à une intervention audio de son collègue designer Miguel Aubouy, qui nous embarque en 1498, aux côtés de Vasco de Gama, abordant Calicut en Inde pour y découvrir ce qu’il pense être une église chrétienne alors qu’il fait face à un temple hindou.


Son : l’intervention de Miguel Aubouy.

Pourquoi le découvreur se trompe-t-il ? Parce qu’il a intégré en lui les imaginaires, les promesses de toute la chrétienté persuadée de trouver un jour le royaume chrétien du prêtre-roi Jean. La promesse, « c’est quand le rêve qui nous porte submerge la réalité qui nous environne ». Quelques dizaines d’années plus tard, des missionnaires jésuites s’installant en Inde comprendront que les temples découverts par Vasco de Gama ne sont pas chrétiens, mais en entendant parler du lointain royaume du Tibet, ils porteront plus loin leur rêve… d’accéder au royaume toujours perdu et sans cesse repoussé.

« Un rêve grandit, une évidence le nie, et il est abandonné. Mais toujours les braises d’un indicible espoir couvent sous la cendre du réel. Quelques siècles encore, et il reviendra sous une autre forme. La réalité n’est pas assez forte contre les promesses qui justifient nos peines en leur proposant une fin. L’espoir d’un autre royaume chrétien en Asie en est un bon exemple. La technologie en est un autre. Elle porte les promesses qui nous animent actuellement. »

« Les aventures collectives sont celles de nos chimères et la technologie semble n’en être qu’une parmi d’autres. Les promesses sont là, elles chutent et se dévoient en tentant de se réaliser », rappelle Tiania Delhome. Les promesses des technologies, telles que les rassemblent la future édition de Questions numériques (.pdf) sur lesquelles travaille la Fondation internet nouvelle génération, le Leti les connaît. Dans cet exercice de prospective, la Fing a rassemblé 21 promesses que nous adresse le numérique depuis ses origines afin de les interroger collectivement (ce travail de prospective collectif est en cours, la prochaine réunion aura lieu le 24 octobre). Le Leti travaille sur nombre de ces thèmes par exemple sur celui de la planète plus intelligente que nous promettent les TICs.

« Tout est intelligent chez nous », s’amuse Tiania Delhome en défilant sa présentation. Nombre des travaux du Leti intègrent des capteurs distribués dans les objets permettant d’interconnecter personnes et objets en toute situation et permettant aux objets de s’adapter aux contextes qu’ils rencontrent. Le Leti travaille également sur la promesse toujours renouvelée de rendre la technologie plus humaine. C’est le cas par exemple d’une dalle de béton qui interagit au toucher, aux sons, aux regards en s’illuminant quand on le touche. L’intégration de capteurs dans le béton est plutôt utilisée pour faire de la maintenance prédictive, c’est-à-dire savoir si le béton s’abîme ou peu permettre de mieux contrôler le processus industriel nécessaire à sa fabrication. Néanmoins, « pour faire comprendre aux industries traditionnelles les possibilités de l’intégration des technologies à des matériaux, il est souvent nécessaire de faire des démonstrateurs plus imaginatifs, plus proches de l’humain pour mieux illustrer ce qu’il est possible d’en faire. La dalle de béton interactive que nous avons imaginée dépasse les besoins techniques des industriels pour leur permettre de mieux comprendre l’intégration permise par la microélectronique dans des matériaux qui ne sont pas taillés à l’origine pour les accueillir ». Faire rêver, montrer les possibles, permet assurément d’ouvrir des perspectives.

Présentation de Tiana Delhome à Lift France 2012.

Le Leti a également travaillé à la promesse d’une mobilité toujours plus libre et plus durable, en travaillant à la fois sur la gestion et la prédiction du trafic, sur comment l’électronique peut-être utilisée pour favoriser les modes de transports doux, en intégrant par exemple de l’électronique dans le vélo pour favoriser le monitoring ou l’assistance…

« Mais toute promesse nécessite de négocier des compromis », rappelle Tiania Delhome. Ils sont incontournables. Quand on s’intéresse à la réalité, celle-ci est remplie d’accidents. « La réalité des systèmes d’information c’est de la boue, des canalisations enfouies… des chaînes techniques qui ne sont pas conçues pour accueillir les nouvelles technologies ». Le projet Eliot mené par le Leti sur la détection de fuite pour la maintenance des conduites de gaz s’est ainsi confronté aux réalités du terrain et des étendues à couvrir, aux contraintes de l’enfouissement des capteurs, à un monde de l’industrie des canalisations rebelle aux changements … « C’est des problèmes qui se posent tout le long de la chaîne. Comment les produits vont-ils vieillir ? Comment allons nous assurer le service après-vente ? »

Prenons une autre promesse que nous adresse le numérique, celle de nous assurer de bien vieillir grâce aux technologies. « Comment les capteurs, les diagnostics automatiques, la sécurisation des personnes dépendantes… Comment l’instrumentation des personnes par la technologie peut-elle aider à développer leur autonomie ? » Quand on adresse ces questions au-delà des laboratoires, bien souvent, cela ne marche plus. C’est là où d’ailleurs cela devient intéressant, constate la chercheuse. « On se rend compte que dans la réalité, la chaîne d’acteur qui accompagne les personnes âgées n’est pas formée pour maintenir les appareils ou traiter les données ». Qui a envie d’avoir des nouvelles du colon de sa grand-mère ? Qui a envie d’être ami avec lui sur Facebook ?

« Les promesses sont faites pour être déçues, mais aussi pour être dépassées et détournées ». La technologie des accéléromètres a été inventée dans les années 1985. Il a fallu attendre 10 ans pour qu’elles intègrent une première application industrielle à grande échelle : celle des airbags. 10 ans plus tard, les accéléromètres ont envahi nos outils mobiles et les interfaces d’interaction homme-machine. Les artistes, qui s’en servent pour transformer les corps des danseurs en instruments de musique nous montrent que ces outils pourraient bien demain conquérir de nouvelles formes d’usages et renouveler les promesses que la technologie portait à l’origine, rappelle Tiania Delhome. Comme si les promesses devaient toujours être renouvelées pour demeurer des promesses.

Depuis l’origine de la conquête du monde qu’évoquait Miguel Aubouy aux promesses des technologies de demain, les mêmes promesses nous sont faites. « La valeur de la technologie ne réside pas toujours dans ce pour quoi on a voulu la réaliser. En ce domaine, le ridicule ne tue pas. Bien au contraire : il est fécond. »

Le fait que la terre soit finie a précipité la fin du rêve qui motivait les découvertes. Y’aura-t-il un terme au rêve technologique qui nous berce d’illusions ? La finitude des ressources pourrait bien le précipiter. Mettant fin, non pas à l’aventure technologique de l’homme, mais peut-être à l’illusion qu’elle puisse nous guérir de tous les maux qui nous accablent. Un nouveau rêve nous attend, parient les chercheurs du Leti. Celui du cerveau : « l’ouverture et l’exploration de la boîte noire qui nous gouverne ».

« La matière même des rêves sera certainement le prochain infini. »

Hubert Guillaud

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