Notre cerveau à l’heure des nouvelles lectures

Maryanne Wolf, directrice du Centre de recherche sur la lecture et le langage de l’université Tufts est l’auteur de Proust et le Calmar (en référence à la façon dont ces animaux développent leurs réseaux de neurones, que nous avions déjà évoqué en 2009). Sur la scène des Entretiens du Nouveau Monde industriel au Centre Pompidou, la spécialiste dans le développement de l’enfant est venue évoquer « la modification de notre cerveau-lecteur au 21e siècle » (voir et écouter la vidéo de son intervention)…

Maryanne Wolf face au public
Image : Maryanne Wolf face au public sur la scène du Centre Pompidou, photographiée par Victor Feuillat.

Comment lisons-nous ?

« Le cerveau humain n’était pas programmé pour être capable de lire. Il était fait pour sentir, parler, entendre, regarder… Mais nous n’étions pas programmés génétiquement pour apprendre à lire ». Comme l’explique le neuroscientifique français Stanislas Dehaene (Wikipédia) dans son livre Les neurones de la lecture, nous avons utilisé notre cerveau pour identifier des modèles. C’est l’invention culturelle qui a transformé notre cerveau, qui a relié et connecté nos neurones entre eux, qui leur a appris à travailler en groupes de neurones spécialisés, notamment pour déchiffrer la reconnaissance de formes. La reconnaissance des formes et des modèles a permis la naissance des premiers symboles logographiques, permettant de symboliser ce qu’on voyait qui nous mènera des peintures rupestres aux premières tablettes sumériennes. Avec l’invention de l’alphabet, l’homme inventera le principe que chaque mot est un son et que chaque son peut-être signifié par un symbole. Le cerveau lecteur consiste donc à la fois à être capable de « voir », décoder des informations, des motifs et à les traiter pour pouvoir penser et avoir une réflexion.


La présentation de Marianne Wolf via l’IRI.

Pour autant, le circuit de la lecture n’est pas homogène. Quand on observe à l’imagerie cérébrale un anglais qui lit de l’anglais, un chinois qui lit du chinois ou le Kanji, un Japonais qui lit le Kana japonais, on se rend compte que ces lectures activent des zones sensiblement différentes selon les formes d’écritures. Ce qui signifie qu’il y a plusieurs circuits de lecture dans notre cerveau. Le cerveau est plastique et il se réarrange de multiples façons pour lire, dépendant à la fois du système d’écriture et du médium utilisé. « Nous sommes ce que nous lisons et ce que nous lisons nous façonne » Ce qui explique aussi que chaque enfant qui apprend à lire doit développer son propre circuit de lecture.

Ce qui stimule le plus notre cerveau, selon l’imagerie médicale, c’est d’abord jouer une pièce au piano puis lire un poème très difficile, explique Maryanne Wolf. Car la lecture profonde nécessite une forme de concentration experte. Comme le souligne Proust dans Sur la lecture : « Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu’en nous faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d’atteindre. Mais par une loi singulière et d’ailleurs providentielle de l’optique des esprits (loi qui signifie peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne, et que nous devons la créer nous-mêmes), ce qui est le terme de leur sagesse ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre, de sorte que c’est au moment où ils nous ont dit tout ce qu’ils pouvaient nous dire qu’ils font naître en nous le sentiment qu’ils ne nous ont encore rien dit. »

La lenteur, la concentration et le processus cognitif encouragent le cerveau lecteur. La déduction, la pensée analogique, l’analyse critique, la délibération, la perspicacité, l’épiphanie (c’est-à-dire la compréhension soudaine de l’essence et de la signification de quelque chose) et la contemplation sont quelques-unes des merveilleuses conséquences de notre capacité à lire la pensée d’un autre.

Pourquoi la lecture numérique est-elle différente ?

Est-ce que ce que nous savons de notre cerveau lecteur éclaire ce que nous ne savons pas de la lecture à l’heure de la culture numérique ? Quelles sont les implications profondes sur la plasticité de nos circuits de lecture à mesure que nous utilisons des médiums dominés par le numérique ?

En 2008, dans une interview pour Wired, quelques mois avant d’écrire son célèbre article, « Est-ce que Google nous rend idiot ? », Nicholas Carr expliquait : « La chose la plus effrayante dans la vision de Stanley Kubrick n’était pas que les ordinateurs commencent à agir comme les gens, mais que les gens commencent à agir comme des ordinateurs. Nous commençons à traiter l’information comme si nous étions des noeuds, tout est question de vitesse de localisation et de lecture de données. Nous transférons notre intelligence dans la machine, et la machine transfère sa façon de penser en nous. »

Les caractéristiques cognitives de la lecture en ligne ne sont pas les mêmes que celle de la lecture profonde, estime Maryanne Wolf. Avec le numérique, notre attention et notre concentration sont partielles, moins soutenues. Notre capacité de lecture se fixe sur l’immédiateté et la vitesse de traitement. Nous privilégions une forme de lecture qui nous permet de faire plusieurs tâches en même temps dans des larges ensembles d’information. Les supports numériques ont tendance à rendre notre lecture physique (tactile, interactions sensorielles…) tandis que le lire nous plonge plutôt dans un processus cognitif profond. Pour la spécialiste, il semble impossible de s’immerger dans l’hypertexte. Reprenant les propos de Carr, « l’écrémage est la nouvelle normalité », assène-t-elle. « Avec le numérique, on scanne, on navigue, on rebondit, on repère. Nous avons tendance à bouger, à cliquer et cela réduit notre attention profonde, notre capacité à avoir une lecture concentrée. Nous avons tendance à porter plus d’attention à l’image. Nous avons tendance à moins internaliser la connaissance et à plus dépendre de sources extérieures. »

Les travaux d’imagerie cérébrale sur les effets cognitifs du multitâche montrent que même si on peut apprendre en étant distraits cela modifie notre façon d’apprendre rendant l’apprentissage moins efficace et utile estime le professeur de psychologie et neurobiologie Russ Poldrack. Les facteurs tactiles et matériels ont aussi une importance. On ne peut s’immerger dans l’hypertexte de la même façon qu’on pouvait se perdre dans un livre, estime la spécialiste de la lecture Anne Mangen du Centre sur la lecture de l’université de Stavanger. Plusieurs études ont montré que notre niveau de compréhension entre l’écran et l’imprimé se faisait toujours au détriment du numérique, rappelle Maryanne Wolf. Mais peut-être faudrait-il nuancer les propos de Maryanne Wolf et souligner, comme nous l’avions déjà rappelé lors de la publication de la charge de Nicholas Carr que les les protocoles d’expérimentation des neuroscientifiques défendent souvent des thèses. La science et l’imagerie médicale semblent convoquées pour apporter des preuves. Alors que les différences de protocoles entre une étude l’autre, la petitesse des populations étudiées, nécessiterait beaucoup de prudence dans les conclusions.

Reste que pour comprendre cette différence entre papier et électronique, estime Maryanne Wolf, il nous faut comprendre comment se forme notre capacité de lecture profonde. Est-ce que la lecture superficielle et notre attente continue d’informations externes seront les nouvelles menaces des lectures numériques ? Ces deux risques vont-ils court-circuiter notre « cerveau lecteur » ? Est-ce que la construction de l’imaginaire de l’enfance va être remplacée par celle, externe, que tous les nouveaux supports offrent ? …

« Nous ne reviendrons pas en arrière, nous ne reviendrons pas à un temps prénumérique », insiste Maryanne Wolf. « Ce n’est ni envisageable, ni enviable, ni faisable. »

« Mais nous ne devrions pas accepter une embardée vers l’avant sans comprendre ce que le « répertoire » cognitif » de notre espèce risque de perdre ou de gagner. » « Ce serait une honte si la technologie la plus brillante que nous ayons développée devait finir par menacer le genre d’intelligence qui l’a produite », estime l’historien des technologies Edward Tenner. Et Maryanne Wolf de nous montrer trois enfants assis dans un canapé, avec chacun son ordinateur sur ses genoux. C’est l’image même qui inspire notre peur de demain. Celle-là même qu’évoquait l’anthropologue Stefana Broadbent à Lift 2012. Sauf que l’anthropologue, elle, nous montrait qu’on était là confronté là à une représentation sociale… une interrogation totalement absente du discours alarmiste de Maryanne Wolf, qui compare l’activité cognitive de cerveaux habitués à la lecture traditionnelle, avec celle de cerveaux qui découvrent les modalités du numérique.


Image : image extraite des slides de Maryanne Wolf. Est-ce l’image de notre peur contemporaine ?

Le numérique a bien un défaut majeur, celui d’introduire dans notre rapport culturel même des modalités de distraction infinies. Comme nous le confiait déjà Laurent Cohen en 2009, l’écran ou le papier ne changent rien à la capacité de lecture. Mais c’est le réseau qui pose problème et ce d’autant plus quand il apporte une distraction permanente, permettant toujours de faire autre chose que ce que l’on compte faire.

Si la lecture profonde peut se faire tout autant sur papier qu’à travers le réseau, le principal problème qu’induit le numérique, c’est la possibilité de distraction induite par l’outil lui-même, qui demande, pour y faire face, un contrôle de soi plus exigeant.

Notre avenir cognitif en sursis ?

Alors, comment résoudre ce paradoxe, se demande Maryanne Wolf. Comment pouvons-nous éviter de « court-circuiter » notre capacité à lire en profondeur, tout en acquérant les nouvelles compétences nécessaires pour le 21e siècle ?

Un premier pas peut-être fait en ayant conscience de nos limites, estime Maryanne Wolf. Rappelons-nous que notre cerveau n’a jamais été programmé génétiquement pour lire. Que chaque lecteur doit construire ses propres circuits de lecture. Que nos circuits de lecture sont plastiques et influencés par les médiums et les systèmes d’écriture que nous utilisons. Notre cerveau-lecteur est capable à la fois des plus superficielles et des plus profondes formes de lecture, de ressenti et de pensées.

Nous pouvons deviner que l’accès à l’information ne va cesser d’augmenter. Mais nous ne savons pas si l’accès immédiat à de vastes quantités d’informations va transformer la nature du processus de lecture interne, à savoir la compréhension profonde et l’internalisation de la connaissance.

Pour le dire autrement, notre cerveau est d’une plasticité totale, mais cela ne veut pas dire que nous allons perdre telle ou telle capacité d’attention, alors que celles-ci ont plus que jamais une importance sociale. Pour l’instant, pourrions-nous répondre à Maryanne Wolf, ce que le cerveau lecteur nous a le plus fait perdre, c’est certainement notre capacité à lire les détails du monde naturel que comprenait le chasseur-cueilleur.

Nous ne savons pas si l’accès immédiat à cette quantité croissante d’information externe va nous éloigner du processus de lecture profonde ou au contraire va nous inciter à explorer la signification des choses plus en profondeur, estime Wolf en reconnaissant tout de même, après bien des alertes, l’ignorance des neuroscientifiques en la matière. Bref, nous ne savons pas si les changements qui s’annoncent dans l’intériorisation des connaissances vont se traduire par une altération de nos capacités cognitives, ni dans quel sens ira cette altération.

Si nous ne savons pas tout de notre avenir cognitif, estime Wolf, peut-être pouvons-nous conserver certains objectifs en vue. Que pouvons-nous espérer ? La technologie va bouleverser l’apprentissage, estime Maryanne Wolf en évoquant l’expérimentation qu’elle mène avec le MIT sur le prêt de tablettes auprès d’enfants éthiopiens qui n’ont jamais été alphabétisés et qui montre des jeunes filles capables de retenir l’alphabet qu’elles n’avaient jamais appris. Comment peut-on créer les conditions pour que les nouveaux lecteurs développent une double capacité… savoir à la fois quand il leur faut écrémer l’information et quand il leur faut se concentrer profondément ?


Image extraite de la présentation de Maryanne Wolf.

En semblant à la fois croire dans l’apprentissage par les robots, comme le montre l’expérience OLPC en Ethiopie de laquelle elle participe visiblement avec un certain enthousiasme (alors que certains spécialistes de l’éducation ont montré que l’essentielle des applications d’apprentissage de la lecture ne permettaient pas de dépasser le niveau de l’apprentissage de l’alphabet, en tout cas n’étaient pas suffisantes pour apprendre à lire seul) et en n’ayant de cesse de nous mettre en garde sur les risques que le numérique fait porter à la lecture profonde, Maryanne Wolf semble avoir fait un grand écart qui ne nous a pas aidés à y voir plus clair.

Après la langue et le langage : la cognition

Pour l’ingénieur et philosophe Christian Fauré, membre de l’association Ars Industrialis
« l’organologie générale » telle que définit par Ars Industrialis et le philosophe Bernard Stiegler, organisateur de ces rencontres, vise à décrire et analyser une relation entre 3 types d' »organes » qui nous définissent en tant qu’humain : les organes physiologiques (et psychologiques), les organes techniques et les organes sociaux.


Image : image extraite de la présentation de Christian Fauré.

« Nos organes physiologiques n’évoluent pas indépendamment de nos organes techniques et sociaux », rappelle Christian Fauré. Dans cette configuration entre 3 organes qui se surdéterminent les uns les autres, le processus d’hominisation semble de plus en plus porté, « transporté » par l’organe technique. Car dans un contexte d’innovation permanente, le processus d’hominisation, ce qui nous transforme en hommes, est de plus en plus indexé par l’évolution de nos organes techniques. La question est de savoir comment nos organes sociaux, psychologiques et physiologiques vont suivre le rythme de cette évolution. A l’époque de l’invention des premiers trains, les gens avaient peur d’y grimper, rappelle le philosophe. On pensait que le corps humain n’était pas fait pour aller à plus de 30 km à l’heure.

L’évolution que nous connaissons se produit via des interfaces entre les différents organes et c’est celles-ci que nous devons comprendre, estime Christian Fauré. Quel est le rôle des organes techniques et quels sont leurs effets sur nos organes sociaux et physiologiques ?

L’écriture a longtemps été notre principal organe technique. Parce qu’elle est mnémotechnique, elle garde et conserve la mémoire. Par son statut, par les interfaces de publication, elle rend public pour nous-mêmes et les autres et distingue le domaine privé et le domaine public. Or l’évolution actuelle des interfaces d’écriture réagence sans arrêt la frontière entre le privé et le public. Avec le numérique, les interfaces de lecture et d’écriture ne cessent de générer de la confusion entre destinataire et destinateur, entre ce qui est privé et ce qui est public, une distinction qui est pourtant le fondement même de la démocratie, via l’écriture publique de la loi. Avec le numérique, on ne sait plus précisément qui voit ce que je publie… ni pourquoi on voit les messages d’autrui.

La question qui écrit à qui est devenue abyssale, car, avec le numérique, nous sommes passés de l’écriture avec les machines à l’écriture pour les machines. L’industrie numérique est devenue une industrie de la langue, comme le soulignait Frédéric Kaplan. Et cette industrialisation se fait non plus via des interfaces homme-machine mais via de nouvelles interfaces, produites par et pour les machines, dont la principale est l’API, l’interface de programmation, qui permet aux logiciels de s’interfacer avec d’autres logiciels.

Le nombre d’API publiée entre 2005 et 2012 a connu une croissance exponentielle, comme l’explique ProgrammableWeb qui en tient le décompte. Désormais, plus de 8000 entreprises ont un modèle d’affaire qui passe par les API. « Le web des machines émerge du web des humains. On passe d’un internet des humains opéré par les machines à un internet pour les machines opéré par les machines. L’API est la nouvelle membrane de nos organes techniques qui permet d’opérer automatiquement et industriellement sur les réseaux. »

Ecrire directement avec le cerveau

Le monde industriel va déjà plus loin que le langage, rappelle Christian Fauré sur la scène des Entretiens du Nouveau Monde industriel. « Nous n’écrivons plus. Nous écrivons sans écrire, comme le montre Facebook qui informe nos profils et nos réseaux sociaux sans que nous n’ayons plus à écrire sur nos murs. Nos organes numériques nous permettent d’écrire automatiquement, sans nécessiter plus aucune compétence particulière. Et c’est encore plus vrai à l’heure de la captation de données comportementales et corporelles. Nos profils sont renseignés par des cookies que nos appareils techniques écrivent à notre place. Nous nous appareillons de capteurs et d’API « qui font parler nos organes ». Les interfaces digitales auxquelles nous nous connectons ne sont plus des claviers ou des écrans tactiles… mais des capteurs et des données. » Les appareillages du Quantified Self sont désormais disponibles pour le grand public. La captation des éléments physiologique s’adresse à nos cerveaux, comme l’explique Martin Lindstrom dans Buy.Ology. « Nous n’avons même plus besoin de renseigner quoi que ce soit. Les capteurs le font à notre place. Pire, le neuromarketing semble se désespérer du langage. On nous demande de nous taire. On ne veut pas écouter ce que l’on peut dire ou penser, les données que produisent nos capteurs et nos profils suffisent. » A l’image des séries américaines comme Lie to Me ou the Mentalist où les enquêteurs ne s’intéressent plus à ce que vous dites. Ils ne font qu’observer les gens, ils lisent le corps, le cerveau. « L’écriture de soi n’est plus celle de Foucault, les échanges entre lettrés. On peut désormais s’écrire sans savoir écrire. Nous entrons dans une époque d’écriture automatique, qui ne nécessite aucune compétence. Nous n’avons même plus besoin du langage. L’appareillage suffit à réactualiser le « connais-toi toi-même » ! »

Google et Intel notamment investissent le champ des API neuronales et cherchent à créer un interfaçage direct entre le cerveau et le serveur. Le document n’est plus l’interface. Nous sommes l’interface !

« Que deviennent la démocratie et la Res Publica quand les données s’écrivent automatiquement, sans passer par le langage ? Quand la distinction entre le public et le privé disparaît ? Alors que jusqu’à présent, la compétence technique de la lecture et de l’écriture était la condition de la citoyenneté », interroge Christian Fauré.


Image : extrait de la présenation de Christian Fauré : sommes-nous fait pour le Star Wars Force Trainer ?

Les capteurs et les interfaces de programmation ne font pas que nous quantifier, ils nous permettent également d’agir sur notre monde, comme le proposent les premiers jouets basés sur un casque électroencéphalographique (comme Mindflex et Star Wars Science The Force Trainer), casques qui utilisent l’activité électrique du cerveau du joueur pour jouer. Ces jouets sont-ils en train de court-circuiter notre organe physiologique ?

Mais, comme l’a exprimé et écrit Marianne Wolf, nous n’étions pas destinés à écrire. Cela ne nous a pas empêchés de l’apprendre. Nous sommes encore moins nés pour agir sur le réel sans utiliser nos organes et nos membres comme nous le proposent les casques neuronaux.

Quand on regarde les cartographies du cortex somatosensoriel on nous présente généralement une représentation de nous-mêmes selon l’organisation neuronale. Celle-ci déforme notre anatomie pour mettre en évidence les parties de celle-ci les plus sensibles, les plus connectés à notre cerveau. Cette représentation de nous est la même que celle que propose la logique des capteurs. Or, elle nous ressemble bien peu.


Image extraite de la présentation de Christian Fauré : ressemblons à notre cortex somatosensoriel ?

Que se passera-t-il demain si nous agissons dans le réel via des casques neuronaux ? La Science Fiction a bien sûr anticipé cela. Dans Planète interdite, le sous-sol de la planète est un vaste data center interfacé avec le cerveau des habitants de la planète qui ne donne sa pleine puissance que pendant le sommeil des habitants. « Ce que nous rappelle toujours la SF c’est que nos pires cauchemars se réalisent quand on interface l’inconscient à la machine, sans passer par la médiation de l’écriture ou du langage. Si la puissance du digital est interfacée et connectée directement aux organes physiologiques sans la médiation de l’écriture et du langage, on imagine alors à quel point les questions technologiques ne sont rien d’autre que des questions éthiques », conclut le philosophe.

Si on ne peut qu’être d’accord avec cette crainte de la modification du cerveau et de la façon même dont on pense via le numérique comme c’était le cas dans nombre d’interventions à cette édition des Entretiens du Nouveau Monde industriel, peut-être est-il plus difficile d’en rester à une dénonciation, comme l’a montré l’ambiguïté du discours de Maryanne Wolf. Si nous avons de tout temps utilisé des organes techniques, c’est dans l’espoir qu’ils nous libèrent, qu’ils nous transforment, qu’ils nous distinguent des autres individus de notre espèce et des autres espèces. Pour répondre à Christian Fauré, on peut remarquer que la SF est riche d’oeuvres qui montrent ou démontrent que l’augmentation de nos capacités par la technique était aussi un moyen pour faire autre chose, pour devenir autre chose, pour avoir plus de puissance sur le monde et sur soi. Il me semble pour ma part qu’il est important de regarder ce que les interfaces neuronales et les capteurs libèrent, permettent. Dans the Mentalist, pour reprendre la référence de Christian Fauré, ce sont les capacités médiumniques extraordinaires de l’enquêteur qui transforme son rapport au monde et aux autres. Si l’interfaçage direct des organes physiologique via des capteurs et des données produit de nouvelles formes de pouvoir, alors il est certain que nous nous en emparerons, pour le meilleur ou pour le pire. On peut légitimement le redouter ou s’en inquiéter, mais ça ne suffira pas à nous en détourner.

Qu’allons-nous apprendre en jouant de l’activité électrique de nos cerveaux ? On peut légitimement se demander ce que cela va détruire… Mais si on ne regarde pas ce que cela peut libérer, on en restera à une dénonciation sans effets.

Hubert Guillaud

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0 commentaires

  1. Comme d’habitude, il y aura de la place pour les deux. La lecture-zapping est très utile pour recueillir des informations (mode chasseur-cueilleur), et la lecture approfondie, quel qu’en soit le support, est indispensable pour transformer les informations en connaissances ou passer à un certain niveau d’abstraction (mode agriculteur…).

    Ce qui serait préoccupant, ce serait le passage à un mode quasi-exclusif de lecture-zapping. La grande majorité des enseignants, me semble-t-il, dénoncent une « désintellectualisation » galopante des gamins. Or notre monde de plus en plus complexe impose toujours plus de capacités de conceptualisation et d’abstraction et, très franchement, je ne souhaite pas vivre dans une société où les pouvoirs sont entre les mains d’ignares techno-dépendants.

    PS: une citation féroce du romancier Jérôme Leroy (« Le Bloc », p. 178): « … [ils ne veulent pas finir comme nous]: des zombies sous assistance numérique comme il y a des assistances respiratoires… ». La formule est méchante, mais elle fait réfléchir…

  2.  » … quand les données s’écrivent automatiquement, sans passer par le langage »

    Je pense qu’il y a une confusion entre données et langages.

    Celui qui recueille les données bruts a besoin d’un langage pour les structurer ou générer des objets ( suivant le modèle informatique utilisé ).
    Pour le locuteur, le langage permet justement de structurer sa pensée; d’ailleurs si finement que les algo ont du mal à en extraire les données.

  3. Qui, aujourd’hui, peut parler des cerveaux « fabriqués » par le numérique ? Personne, encore moins un « chercheur » actuel dont le cerveau a été « fabriqué » par l’écrit. Cette évidence échappe à tous. Les cerveaux « fabriqués » par le numérique ont 4 ans aujourd’hui, et n’ont nul besoin de Marianne Wolf ou d’autres pour se fabriquer avec ce que « le monde » leur donne. Certains feront des génies avec, d’autres feront des idiots, comme par le passé.

  4. « Notre avenir cognitif en sursit ? »

    Effectivement oui 🙂
    (pour l’orthographe en tout cas)

    Si c’est la seule faute de l’article, il ne l’est plus ;-). Merci ! – HG

    1. L’orthographe n’est qu’un outil pour traduire nos idées. Si la maîtrise (maitrise) de cet outil coûte davantage que son utilisation pour produire ce que l’on veut produire, il dépasse alors son seuil de convivialité.

  5. Il me semble que les approches décrites comportent 2 oublis majeurs, qui concernent l’image et la mémoire.
    1/ La première caractéristique de nos « lectures » numériques tient à ce qu’elles ne concernent plus seulement le texte mais aussi l’image. Nous passons sans cesse de l’un à l’autre. Et sans doute cela fait-il de nous des lecteurs très différents de ceux du milieu du 20e siècle encore.
    2/ La lecture n’opère pas seulement dans le présent de l’acte, mais dans la mémoire aussi. Je lis et je comprends (surtout) dans le présent de la lecture mais aussi à contre-temps, après coup. Et, dans cette mémoire, la puissance des images que le « livre » (ou la page web) avait montrées ou décrites joue un rôle très important (les arts de la mémoire se fondaient sur des procédés de visualisation).
    Ces 2 points devraient nous suggèrer que le numérique n’est pas le facteur qui déclenche la rupture, mais qu’il est plutôt la conséquence (et l’amplification) d’une longue évolution qui tendait depuis longtemps à nous faire sortir du « tout écrit » (ou du scriptocentrisme).
    C’est l’écrit lui-même, son homogénéité, sa consistance, qui me semble être en cause aujourd’hui. La lecture ne peut plus être la même parce que l’écrit ne (nous) suffit plus. Et le numérique précipite cette rupture, mais ce n’est pas lui qui la provoque.
    Connaissez-vous beaucoup de romans qui aient aujourd’hui la puissance du cinéma, de la bande dessinée (je pense à Art Spiegelman), ou même de la photo?
    Ce n’est pas notre lecture qui n’est plus à la hauteur des livres. C’est l’écrit qui n’est plus à la hauteur de nos besoins de représentation et de communication. Mais (certains de) mes professeurs de lettres et de philosophie avaient compris cela déjà au début des années 60, et le disaient!

  6. Comme le souligne Christian Jacomino, on pourrait lister quelques oublis majeurs dans cet article, mais pas seulement deux. Mais l’article a aussi sans doute un mérite fondamental, en montrant l’ambiguïté de la position de Marianne Wolf. Cependant, l’oubli majeur de tout l’article – mais pas seulement de celui-ci, de l’immense majorité des questionnements sur le numérique – est de ne jamais discuter du rôle des informations, des connaissances, etc., que le numérique permettrait ou empêcherait (peu importe à ce stade) d’acquérir.
    Les éditeurs français se sont ainsi fourvoyés en pensant que le numérique ne faisait que modifier le contenant, alors que le contenu aussi en est modifié, par des processus à la fois très complexes et très quotidiens – dans les maisons d’édition. Mais au-delà : à quoi cela sert-il de lire ? A accumuler des connaissances, des informations ? En les triant selon des critères, mais lesquels et trouvés où ? Par magie, dans le cortex ? Ils sont innés ? La connaissance acquise doit-elle servir à l’émancipation ou juste à s’intégrer dans une société ? fondées sur quelles valeurs ? Ces valeurs sont-elles modifiées par l’irruption de technologies qui s’imposent sans débat ? Et peut-être sans logique ?
    Des réponses à ces questions et à quelques autres du même tonneau, dépend tout point de vue sur l’invasion numérique. Et dans cet article, pas plus d’ailleurs que dans le livre de Nicholas Carr, il n’y est apporté de réponses. Ce qui n’était sans doute pas son but, d’ailleurs, mais ne serait-il pas temps de réfléchir de cette façon, et de ne pas répéter ce qui s’est produit juste après Gutenberg : des livres édités à profusion dans le but, surtout, d’alimenter des conflits entre les humains ? A méditer ?

  7. Bravo à C.Jacomino, et à AM Bassi : Un inspecteur de l’EN, qui s’aperçoit, après son départ en retraite …, que l’EN ne sert à rien ! J’exagère à peine.