A l’occasion des Entretiens du Nouveau Monde industriel qui se tenaient au Centre Pompidou les 17 et 18 décembre, ultime retour sur quelques présentations…
« Les médias sont entrés dans une économie post-industrielle », estime Bruno Patino (@BrunoPatino), directeur général délégué au développement numérique et à la stratégie de France Télévisions, directeur de France 5 et de l’école de journalisme de l’Institut d’études politiques de Paris. « Si nous avons pu devenir des médias de masse, c’est parce que nous étions dans une économie industrielle. Les médias détenaient quelque chose de rare et donc de cher à acquérir. Pour la presse, c’était les rotatives. Pour les télévisions et les radios, c’était les fréquences hertziennes. Ce système économique a permis de développer des systèmes oligopolistiques. Le fait de détenir des ressources rares permettait aux masses média de rassembler des audiences larges et de leur proposer des messages publicitaires permettant de se rémunérer sur leur audience. Cette puissance oligopolistique permettait à la fois d’être généraliste et d’effectuer une péréquation : la page des sports payait celle sur Bagdad, la puissance d’audience permettait d’additionner les cibles. L’industrie a permis de créer de masses médias généralistes qui avaient pour objectif d’informer, de divertir, de cultiver… Et ces oligopoles leur ont permis de bien vivre, d’organiser une division du travail en permettant, aux chaînes de télévision d’être l’intermédiaire entre les divertissements et le public. »
Le public se désindustrialise
Mais cette époque-là, cette économie-là arrivent à leur terme, estime Bruno Patino. « La possibilité de publier pour un très grand nombre n’existe plus. Le modèle industriel cesse d’être le modèle dominant. »
« L’économie post-industrielle a déjà commencé ». Et qui dit économie dit pouvoir, précise Bruno Patino. Celui qui détient l’outil détient le pouvoir. L’industrie a poussé les médias à s’organiser de manière séquentielle. Les télévisions prennent un contenu et le diffusent de manière linéaire et séquencée. La séquence organisationnelle entre le producteur, le contenu, le diffuseur et le public donnait le pouvoir à celui qui avait la ressource la plus rare, en l’occurrence le broadcaster, le diffuseur. Le téléviseur était un outil de publication fermé, maîtrisé par le diffuseur.
Dans cette chaîne de diffusion, la télévision, contrairement à ce que pense le public, n’est pas l’acteur qui fait le programme, mais celui qui le diffuse. La télévision n’est qu’un assembleur. « Nous étions les seuls à rassembler des milliers de personnes au même moment. Désormais, les algorithmes savent le faire. Nous avions une vision industrielle des contenus comme de l’audience. Désormais, le public se désindustrialise. Nous passons de l’ère des médias de masse à l’ère des médias massifs. Nous assistons à l’ouverture de notre modèle. Notre modèle fermé nous échappe, n’est plus le modèle dominant. Nous maitrisions l’espace-temps… Désomais, l’audience reprend possession de l’espace et du temps. La nouvelle télévision, la télévision des usages, est un triangle formé par les contenus, les modes d’accès et l’interface. Et le diffuseur que nous sommes ne maîtrise plus aucune de ces 3 composantes. L’accès appartient désormais à un opérateur de téléphonie ou à un fournisseur d’accès. Les contenus appartiennent aux producteurs de contenus. Et l’interface est désormais produite par des algorithmes détenus par les acteurs majeurs de l’internet. »
« Or nous devons être présents sur les contenus, sur l’accès et sur l’interface », estime Bruno Patino. « Nous devons réinventer, même modestement, la télévision ».
« La télévision connectée qui arrive est juste une façon d’être connecté en regardant la télé, mais cela change beaucoup notre positionnement et notre vie quotidienne. Notre métier est en train de se redéfinir. Ce qui est sûr, c’est que nous sommes de moins en moins diffuseurs. Bientôt, tout le monde diffusera. Nous voulons devenir éditeur, mais sommes-nous bien d’accord sur ce que nous avons en tête quand on évoque cette capacité ? » Selon Bruno Patino, celle-ci consiste à être capable de contextualiser et de créer des expériences. « Un contenu pur n’existe pas. Il est lié à un contexte et le contexte rétroagit sur le contenu. A la télévision on promeut des contenus intangibles dans le temps… Même proposer des fonctions simples comme le retour en arrière ou le time shifting est perçu comme une violence vis-à-vis de l’oeuvre par ceux qui la produisent. Donner à l’audience la capacité à naviguer dans le temps d’une oeuvre est très violent pour ceux qui conçoivent une oeuvre qui est structurée par son rythme. La contextualisation du contenu également ne fait que commencer. Demain, les producteurs comme l’audience pourront intervenir dans les contenus et les adapter au contexte… En demeurant seulement diffuseur, nous sommes condamnés à offrir une expérience limitée dans la grande diversité des expériences audiovisuelles qui se mettent en place, que ce soit via de seconds écrans connectés, via la 3D, la 4D, les nouvelles possibilités sonores… »
« Demain, pour pouvoir contextualiser les contenus, pour promouvoir des expériences nouvelles, il faut que les gens puissent intervenir sur les contextes. Et cela se fait par l’apport de données des utilisateurs afin qu’ils puissent naviguer dans des écosystèmes qui leur sont propres. Ajouter des couches de données aux contenus est donc désormais un enjeu majeur. C’est un enjeu qui est encore inaudible dans le secteur audiovisuel aujourd’hui. Or, les nouvelles puissances du numérique, elles, sont des industries de données. L’enjeu politique et culturel majeur est de savoir par qui seront appropriées les données. Seront-elles accaparées par les fournisseurs ? Seront-elles mises à disposition de la collectivité ? Pour France Télévisions, mettre à disposition des données pour contextualiser les contenus audiovisuels est le défi des prochaines années », conclut Bruno Patino.
Mais toute la question est de savoir à qui appartiendront les données permettant de contextualiser les programmes…
L’économie numérique n’est pas post-industrielle !
Michel Calmejane (@mcalmejane) est directeur général de Colt Technologies qui est un hébergeur, un fournisseur de centre de données installé dans toute l’Europe.
Oui, les données sont le nouvel or noir, rappelle Michel Calmejane dans sa présentation qui s’intéressait à la fiscalité du numérique. « Mais qui sont les acteurs qui en tirent partie ? Aujourd’hui, ces acteurs viennent principalement d’Asie et d’Amérique du Nord, et l’Europe fait figure de grand perdant. Qui sont les acteurs ayant le plus tiré profit de la croissance du web ? Est-ce Google ? Amazon ? Apple ? Facebook ? »
Et bien, ce n’est pas si évident, rappelle Michel Calmejane, si on observe l’évolution des revenus du top 30 de chaque catégorie de l’écosystème numérique – tirée de l’Etude 2012 de l’économie des Télécoms (.pdf) publiée par la Fédération française des Télécoms et le cabinet Arthur D. Little – on constate que se sont les opérateurs réseaux et les équipementiers qui ont le plus tiré partie de cette croissance. Si on observe les résultats 2011-2012 des grands acteurs du numérique, le grand gagnant est certes Apple, qui a réalisé un chiffre d’affaires de 41 milliards de dollars. Apple, à lui tout seul, représente 7 % de la valeur économique mondiale du numérique. Mais le second de ce classement est China Mobile, devant Samsung puis, seulement quatrième, Google.
Présentation : Industrie numérique, fiscalité & digital studies – Michel Calmejane publié par l’IRI.
« Nous ne sommes pas dans une économie post-industrielle » estime Michel Calmejane en répondant à Bruno Patino. « Il y a bien une industrie du numérique, mais il n’y a pas d’économie du numérique. C’est la diffusion du numérique au sein des acteurs traditionnels qui déstabilise et déstructure l’économie traditionnelle. La contribution directe et indirecte d’internet à l’économie globale ne serait que de 3 % selon le cabinet d’analyse Greenwich. » Certes, plus le numérique pénètre l’industrie, plus l’industrie est déstabilisée. Et bien souvent, ce sont les sociétés qui sont les plus résistantes au numérique qui s’avèrent les plus fragiles, rappelle Michel Calmejane. Souvenez-vous : en 1994 apparaissait le premier appareil photo numérique commercialisé. C’était le QuickTake d’Apple… mais en fait Apple exploitait un brevet déposé par Kodak, qui n’a pas réussi à prendre elle-même le virage du numérique.
« Internet n’est pas un monde de réseau, mais un espace réticulaire », assène l’iconoclaste directeur général de Colt. La fibre optique n’est pas un facteur d’attractivité de la production, insiste le spécialiste. Elle n’est qu’un accélérateur de tendance. Mettre la fibre optique à la Bourse de Paris en 1998 ne l’a pas empêché de déménager à Londres en 2008 !
Ce que le directeur de Colt résume dans une formule-choc : « Le container a délocalisé la production. La Fibre a délocalisé les services. Le Cloud va délocaliser la consommation. »
La fiscalité du numérique en question
La valeur n’est pas dans les réseaux, mais dans les relations. C’est pourquoi la localisation de la création de valeur peut se déplacer à l’endroit où le coût de transaction est le plus bas. Contrairement aux industries traditionnelles, la stratégie d’optimisation fiscale est partie intégrante du calcul du coût unitaire des industries du numérique.
Pourtant, la fiscalité et le coût de la main-d’oeuvre ne sont pas les seuls éléments importants pour définir la stratégie des grands industriels du numérique, estime Michel Calmejane. Actuellement, si le Portugal a la côte dans l’installation de centre de données, c’est d’abord parce qu’on y trouve des gens bien formés parlant toutes les langues.
Pour réguler le choc à l’oeuvre, celui de l’industrie numérique sur l’industrie traditionnelle, les stratégies politiques n’ont jusqu’à présent cherché qu’à taxer les opérateurs de réseaux pour financer les industries bouleversées. C’est ainsi que les opérateurs de réseaux sont taxés à hauteur de 1,2 milliard d’euros… et que 200 millions servent à financer la fin de la publicité sur France Télévision. Certes, actuellement on assiste à une prise de conscience des Etats européens du problème lié à la fiscalité numérique. Mais ils réagissent de manière défensive en cherchant à utiliser les armes du contrôle fiscal. « Or, les acteurs qui se sont délocalisés au Luxembourg, en Irlande ou en Suisse ne sont pas illégaux ! Ils font de l’optimisation fiscale et l’arme du contrôle fiscal risque de s’avérer rapidement stérile. Google ne paiera pas en France 10 % de son profit mondial. »
Pour Calmejane, il est plus important de comprendre les éléments constitutifs de la valeur liée au numérique, afin de comprendre ce qui est délocalisable et ce qui ne l’est pas et agir autrement sur les sociétés du numérique. Or, à bien y regarder, la seule chose qui n’est pas délocalisable est les réseaux physiques, qui ne représentent que 20 % de la valeur totale.
Pour prendre le problème autrement, savoir si nous sommes confrontés à une fuite de données ou à une reterritorialisation du nouvel or noir, il faut regarder ce qui motive les clients à choisir d’établir leurs centres de données dans un pays ou dans un autre. Pour Michel Calmejane, s’il prend l’exemple de ses propres clients, le premier critère de choix pour une implantation de datacenter n’est pas la fiscalité, mais la réglementation et la sécurité des données en vigueur dans le pays. Le second facteur de choix est l’efficacité (la latence) et les coûts. La fiscalité n’est que le troisième facteur de choix. Juste devant une problématique qui prend de plus en plus d’importance : l’électricité, son prix, sa qualité (et même de plus en plus son empreinte carbone). « Le numérique est une industrie et les datacenters sont des usines qui ne peuvent jamais s’arrêter et dont l’élément critique est l’électricité qui ne doit pas subir la moindre oscillation. »
De plus en plus d’acteurs européens du numérique agitent la menace du Patriot Act pour lutter contre les sociétés de données américaines. Le Patriot Act est la possibilité, pour la CIA, d’intervenir à tout endroit du monde pour récupérer n’importe qu’elle donnée si elle est hébergée par un acteur américain. Cela peut effectivement devenir un critère de choix d’installation des centres de données, mais si on pratique une analyse juridique, ce n’est pas en France où les données sont le mieux protégées, estime Michel Calmejane. Pour l’instant, ce serait plutôt en Allemagne et au Japon. Reste qu’il demeurera difficile pour le Patriot Act d’intervenir en Europe… estime Calmejane. La menace n’est peut-être pas si forte pour le moment.
« Enfin, il y a une dernière ressource rare actuellement dans le numérique. C’est le PFH. Le putain de facteur humain ! Et notamment les gestionnaires de base de données qui sont extrêmement recherchés ! »
Aujourd’hui, les Etats ont du mal à réguler l’internet. Pas seulement l’internet d’ailleurs, les Anglais se sont rendu compte récemment que Starbuck, la chaine de cafés américains, n’y payait aucun impôt ! Le développement de la fiscalité numérique peine à se mettre à jour, estime Michel Calmejane. La proposition de taxe du député Marini a été plusieurs fois repoussée. Le rapport de la mission interministérielle sur la fiscalité du numérique qui devrait être remis prochainement n’a pas encore apporté de solution concrète et risque de chercher à vouloir taxer l’audience, ce qui n’est peut-être pas la solution. L’Assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés (ACCIS) promut par l’Europe ne résout pas le problème des paradis fiscaux européens, où ces sociétés prennent siège. Le sujet de la régulation dépasse d’ailleurs la question de la seule fiscalité. La conférence de l’IUT à Dubaï n’a pas trouvé de compromis. En Europe, pour l’instant, un seul pays a pris une disposition de loi pour respecter la neutralité du net : c’est la Hollande.
« Le problème c’est que la question de la régulation ne cesse de se complexifier », estime Michel Calmejane. Avec l’IPv6 et le monde des objets connectés, il ne va plus seulement falloir réguler des acteurs (allant de Google aux individus) mais peut-être va-t-il falloir réguler des actes. Chaque nouvelle adresse IP va créer automatiquement des données et des informations. Mais quel sera le statut de ces données ? Quel sera le statut des actes circulant dans un monde interconnecté ?
Pour Calmejane nous avons un peu trois choix devant nous. Allons-nous créer un domaine public du numérique ? C’est-à-dire faut-il mettre en place une redevance d’occupation pour accéder aux adresses IP afin que les Etats captent une sorte « d’octroi numérique » ? Allons-nous considérer que les adresses IP sont un bien privé (auquel cas la collecte d’adresses IP comme la pratique l’Hadopi est illégale) ? Ou allons-nous considérer l’internet comme un bien commun, un bien auquel tout le monde peut accéder et qu’on gère de manière commune ?
A l’heure où la fiscalité du numérique ne cesse de poser question, Michel Calmejane a l’avantage de nous remettre quelques idées en place. S’il n’apporte pas de solutions toutes faites, il rappelle que l’optimisation fiscale des acteurs du numérique est facilité par la dématérialisation elle-même. Et que les recettes traditionnelles ne sont certainement pas adaptées. Taxer l’utilisation des données personnelles est peut-être une piste… encore faut-il pouvoir avoir un levier d’action sur des sociétés qui ne sont pas françaises. Mieux identifier ce qui fait leur valeur est assurément une bonne piste pour trouver les leviers d’actions… mais pourra-t-on les mettre en place à un niveau qui ne soit pas a minima européen ?
Hubert Guillaud
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de même que nous ne sommes pas dans une société post-agricole. Jusqu’à preuve du contraire, les états se font la guerre pour ce qui compte vraiment en économie : les matières premières.
Il est certain que le numérique questionne non pas l’industrie, qui existe et existera toujours, mais notre représentation de la Technique au sens de J.Ellul. La Technique est devenue notre « milieu » et l’intégration de plus en plus nombreuse et profonde du numérique apporte aux objets de nouveaux liens, interactions, leur conférant de nouvelles possibilités. Il nous semble alors que l’objet (et derrière l’industrie qui l’a fabriqué) devient moins important que les logiciels générant de nouveaux usages. Ceci est vrai car la valeur se déplace vers le soft, ce qui se retrouve dans le déplacement des usines. L’économie est donc de plus en plus Technicienne supportée par des industries physiques et numériques.