L’Académie des sciences vient de publier un rapport (.pdf) sur la relation des enfants aux écrans (disponible également sous la forme de livre aux éditions Le Pommier), un rapport qui tord le cou à nombre d’idées reçues sur le sujet et fait le point sur les connaissances scientifiques, éducatives et neurobiologiques. Comme le précisait Jean-François Bach, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences lors de la présentation publique du rapport, l’Académie a souhaité éclaircir les bases scientifiques de nos usages excessifs des écrans (voir les vidéos des présentations). Un rapport qui a voulu insister pas seulement sur les effets délétères des écrans – des effets qui existent, qui influent par exemple sur le temps de sommeil, l’attention, mais de manière plus rare qu’on a tendance à le penser – mais surtout sur les effets positifs de notre exposition aux écrans et notamment de l’exposition des plus jeunes aux écrans. Elle souligne notamment, une fois pour toutes, rapporte Jean-François Bach, que s’il peut y avoir des effets de dépendance, on ne saurait parler d’addiction aux écrans. L’addiction est réservée aux drogues, au tabac, à l’alcool et aux jeux d’argents. Et les écrans, définitivement, ne relèvent pas du même type d’activité.
Culture du livre et culture des écrans : l’indispensable complémentarité
Le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron qui a activement participé à l’élaboration de ce rapport est longuement revenu sur les raisons qui expliquent l’affrontement de deux cultures auquel nous assistons actuellement : celle du livre et celle des écrans.
L’être humain a inventé l’écriture puis le livre puis les écrans et la culture qui leur est liée. « Si nous avons inventé les écrans, c’est certainement parce que le support du livre ne suffisait pas à satisfaire nos attentes. » Longtemps, la culture des écrans a été dépréciée… mais elle a pris son autonomie en devenant la culture numérique. Pour comprendre la transformation en cours, explique Serge Tisseron, il faut comprendre que la culture numérique introduit une révolution dans la relation au savoir, dans la relation aux apprentissages, dans le fonctionnement psychique et dans les liens et la sociabilité.
La culture du livre est une culture de l’Un, alors que la culture numérique est une culture du multiple, explique le psychiatre. La culture du livre implique de lire un livre à la fois, un seul lecteur et un seul auteur. Chaque tâche est unique et elle implique de réaliser une seule tâche à la fois. La relation au savoir est verticale : le livre « sachant » s’adresse à l’ignorant dans un dialogue privilégié. La culture des écrans, c’est tout le contraire. C’est une culture qui implique plusieurs écrans ou fenêtres, plusieurs spectateurs, plusieurs créateurs (les créations y sont plus collectives, ce qui pose notamment des questions profondes à notre conception du droit d’auteur). La culture numérique permet de mener plusieurs tâches en parallèle, des tâches toujours inachevées et provisoires, contrairement au monde du livre. Dans la culture numérique, la relation au savoir se déploie de manière horizontale et multiple, sur le modèle de Wikipédia.
Le passage d’une culture à l’autre joue également un rôle dans la relation aux apprentissages. Alors que la culture du livre est centrée sur la temporalité et la mémoire, celle du numérique favorise une pensée spatialisée. La culture du livre, elle, favorise une pensée linéaire, sur le modèle du langage (c’est-à-dire une succession de mots, de lignes, de paragraphes). Avec le livre, la mémoire est évènementielle : les apprentissages se font par une pratique répétitive. La mémoire se construit dans la temporalité, à l’image de la Bible qui commence par une généalogie. Lire c’est se construire sa propre histoire en assimilant la pensée d’un autre, en faisant sienne une narration. Là encore, la culture numérique est tout le contraire. Les apprentissages se font par changement de stratégies et de raisonnements, par essai-erreur. Elle consiste en une « construction narrative de la discontinuité ». Elle favorise notre capacité à faire face à l’imprévisible. Dans le jeu vidéo, le joueur doit constamment réajuster sa stratégie, ses objectifs. Si cela était d’ailleurs plus généralisé et plus encouragé par les concepteurs de jeu vidéo (plutôt que trop souvent favoriser la persévérance), cela permettrait d’intérioriser plus encore cette capacité à innover, remarque le psychanalyste. Pour Serge Tisseron, alors que la culture du livre se fonde sur le concept de l’assimilation chère à Jean Piaget, celle du numérique est plutôt proche de ce que Piaget appelle l’accommodation.
La culture du livre et des écrans induit une révolution dans notre fonctionnement psychique. Elles s’opposent dans les mécanismes de définition privilégiée de notre identité et dans notre façon de les utiliser pour nous définir. Dans la culture du livre, l’identité est stable, unifiée… C’est l’individu qui prime. Quand une identité change c’est après un évènement essentiel dont on expose l’avant et l’après. Dans la culture numérique, les identités sont définies en référence à l’espace social. La personne n’est pas un individu, car elle a plusieurs identités, profils ou avatars. « C’est un « dividu » ». La culture numérique valorise les identités multiples. Elle permet de s’adapter aux changements culturels et sociaux auxquels nous allons être confrontés dans la vie. Le livre, c’est le refoulement des désirs, alors que le numérique permet le clivage entre différentes parties de nos personnalités selon les situations et contextes auxquels nous sommes confrontés. « Ce clivage de soi qui a longtemps été considéré comme pathologique ne l’est plus. La culture numérique a fait évoluer les modèles de la normalité. Alors que dans la culture du livre la parole et l’écriture étaient les premiers moyens d’accès au monde, désormais, avec la culture du numérique, ce sont les images et la symbolisation qui prédominent. »
Enfin, ce passage d’une culture à l’autre révolutionne la sociabilité. La culture du livre favorise une proximité physique, forte, basée sur les liens forts, généalogiques, la culture du numérique privilégie les relations élastiques et activables, ce que l’on appelle les liens faibles. « Dans le monde du livre, l’autorité est instituée et repose sur une culture de la culpabilité » (comme nous le propose le dispositif Hadopi, souligne avec ironie le psychiatre), « alors que dans le numérique, elle repose sur la participation de tous et la reconnaissance par les pairs et privilégie comme mécanisme régulateur, la honte ». Ici, c’est l’affirmation de son originalité qui permet de rejoindre le groupe auquel on s’identifie.
Comme il le confiait dans une longue et passionnante interview pour le site Culture Mobile, « Je crois que la culture numérique est ce qui est en train d’affranchir la culture des écrans de la référence du livre. » Pour autant, s’il les distingue, Serge Tisseron souligne que la culture du livre et celle des écrans sont avant tout complémentaires. Elles ont toutes deux des défauts : la culture du livre implique une ultra spécialisation des savoirs, elle valorise les apprentissages par coeur, les personnalités rigides, peu évolutives et des liens de proximité ; la culture numérique, elle favorise la dispersion du savoir, implique des apprentissages intuitifs. Elle nous demande de nous immerger dans des situations toujours nouvelles, sans recul cognitif ni temporel et donc sans conscience de soi. Elle privilégie les liens virtuels, faibles, et nous pousse à fuir la réalité.
A l’inverse, chaque culture apporte également son lot d’avantages. Le livre stimule les habitudes et les automatismes, elle permet de s’approprier sa propre histoire en s’en faisant le narrateur comme l’expliquait Paul Ricoeur en évoquant l’identité narrative. La culture numérique elle, stimule l’interactivité et l’innovation et nous permet de mieux faire face à l’imprévisible.
« Laisser faire ce qu’il veut à l’enfant qui n’a pas développé sa volonté, c’est trahir le sens de la liberté » disait Maria Montessori. Les enfants ne sont pas que des êtres à protéger, rappelle pour conclure le psychiatre. Il est nécessaire de les inviter très tôt à participer, mais également à leur apprendre l’autorégulation. Et surtout, valoriser les deux cultures, user de notre intelligence spatialisée et de notre intelligence narrative pour stimuler les pratiques créatives et valorisantes.
Répondant à une question du neurophysiologiste Alain Berthoz, Serge Tisseron souligne qu’il faut distinguer les pratiques excessives pathologiques et les pratiques excessives non pathologiques, même si les pratiques pathologiques n’ont pas vraiment d’existences et demeurent très minoritaires. « Beaucoup de comportements excessifs ressemblent à des pathologies sans en être. Le jeu, les écrans, sont souvent des refuges temporaires qu’il faut prendre en compte pour qu’ils ne deviennent pas définitifs. » La difficulté vient parfois quand on construit toute son estime de soi à travers un jeu et qu’on ne sait pas parler aux autres autrement que via le jeu sur lequel porte toute notre estime. Là, il faut être attentif. Mais, dans le domaine des écrans, le travail de prévention doit demeurer plus important que celui du traitement de pathologies qui ont le plus souvent bien d’autres causes que les écrans.
Ce ne sont pas les écrans qui sont négatifs, c’est le fait d’être laissé seul devant
Pour Olivier Houdé, responsable du Laboratoire de Psychologie du Développement et de l’Éducation de l’enfant, pour comprendre les effets des écrans sur le développement cognitif des enfants, il faut d’abord comprendre comment celui-ci évolue. La « maturation cérébrale » est très distribuée dans le temps. Notre développement cognitif commence par le développement du système sensori-moteur et se termine par le développement du cortex préfontal et temporal (là où se situent les zones du langage). Elle se fait par la maturation cognitive, la spécialisation interactive des différentes zones du cerveau et par l’apprentissage d’habiletés.
Le développement cognitif des enfants porte d’abord sur les objets (leur reconnaissance) puis le dénombrement (c’est-à-dire le traitement quantitatif), puis la catégorisation (le traitement qualitatif) et enfin le raisonnement (qui nous permet de distinguer des idées et non plus seulement des objets concrets). Quel est le rôle des écrans sur le développement de ces quatre aspects ?, questionne Olivier Houdé. Le système cognitif de l’enfant en développement un un système dynamique non linéaire. C’est-à-dire qu’il est capable de faire des progrès fulgurants, puis d’avoir des chutes de performances. Il se fait par étapes et toutes ne sont pas égales pour tous. Sans compter que ces développements s’appuient sur plusieurs types d’intelligence…
Olivier Houdé estime qu’il est nécessaire d’avoir recours à une pédagogie différenciée selon l’âge, mais que le principe général consiste à éduquer l’enfant à l’autorégulation face aux écrans, et ce, dès le plus jeune âge. « Ce ne sont pas les écrans qui sont négatifs, c’est le fait d’être laissé seul devant », explique-t-il avant de détailler les 26 recommandations de l’Académie (voir la synthèse par Le Monde et le détail sur NetPublic).
Les bébés aiment toucher du doigt ce qu’ils voient. Et les tablettes entrent en résonnance avec la forme d’intelligence sensori-motrice du bébé. Dans ce cadre d’éveil précoce, une tablette numérique, peut, avec le concours d’un adulte, participer au développement cognitif de l’enfant en l’aidant à appréhender la catégorisation des formes, des couleurs, des sons…
Entre 2 et 6 ans, c’est l’âge où émerge l’intelligence représentative et symbolique. C’est l’âge du dessin et des jeux où l’on joue à faire semblant. Les écrans peuvent permettre d’appréhender la différence entre réel et virtuel. Pour les 2-6 ans, il existe également des logiciels ludiques d’apprentissage des associations entre graphèmes (lettres) et phonèmes (sons), comme Graphogame.
L’école primaire (6-12 ans) est le premier âge d’une pédagogie explicite du rapport de l’enfant aux écrans. A l’occasion de la publication du rapport de l’Académie des sciences, la Fondation la Main à la Pâte vient de mettre en ligne un ensemble de cours et de jeux (ainsi qu’un livre) pour apprendre l’autorégulation face aux écrans. On trouve également quelques applications dédiées intéressantes comme une qui agit sur la dyslexie en faisant varier l’espacement entre les lettres. Une autre, la Course aux nombres, développée par le laboratoire de Stanislas Dehaene permet d’aider les enfants dyscalculies, c’est-à-dire ceux ayant des difficultés en calcul.
La question des jeux vidéo est une question transversale aux âges, rappelle encore Olivier Houdé. Les jeux vidéo améliorent la capacité d’attention visuelle et favorisent l’identification de cible, la flexibilité, l’attention simultanée, la prise de décision rapide…
Pour les adolescents (12-18 ans), les écrans permettent d’exercer une pensée rapide et fluide et permettent d’explorer plusieurs possibilités, ce qui peut aider au raisonnement hypothético-déductif. Reste qu’un certain nombre d’études montre que l’usage d’internet appauvrirait la mémoire : les gens retiennent plus les accès aux contenus que les contenus eux-mêmes ou leur synthèse. La rapidité de traitement de l’information a pour corolaire de nous faire oublier la synthèse ou la profondeur. Du fait de pratiques excessives, on note également des problèmes liés aux troubles de la vision, au manque de sommeil voir au manque d’activité physique ou sociale…
Comme Serge Tisseron, Olivier Houdé insiste sur le fait qu’il faille apprendre aujourd’hui aux enfants à être à l’aise dans les deux mondes. Pour autant, reconnaît le chercheur, il y a encore plusieurs choses que la recherche ne sait pas. Si on commence à connaître les effets d’une surexposition à la télévision, on ne dispose pas pour l’instant de mesure des effets d’une surutilisation des autres types d’écrans. Assurément, les écrans sont un progrès dans l’accès à l’information, notamment dans les milieux socio-culturels les plus démunis, souligne le docteur en psychologie. Mais l’accès ne remplace pas l’éducation : apprendre à raisonner, valider, sélectionner, synthétiser, distancier une information reste primordial. Mais cela a toujours été le rôle de l’éducation. « Le moteur de recherche ne remplacera pas l’abstraction. »
La durée passée devant les écrans est un problème qui peut avoir d’autres conséquences que simplement perdre son temps, ou que générer des conflits familiaux, souligne encore Jean-François Bach. Nous passons 2 à 5 heures par jour exposé à un écran quelqu’il soit. Pour Olivier Houdé, c’est par le contrôle de l’attention, le développement d’automatismes que nous permettrons aux enfants d’en prendre conscience. Serge Tisseron rappelle que depuis 1999, l’Académie de pédiatrie américaine ne cesse de lancer des alarmes contre le temps de consommation audiovisuelle. « Mais les mises en garde ne sont pas une solution. Elles n’ont aucun effet. Les enfants qui regardent le plus la télévision sont ceux dont les tuteurs regardent le plus la télévision. A Strasbourg, ils ont mis en place un programme annuel sur une dizaine de jours pour apprivoiser les écrans, invitant les familles à s’en passer. L’injonction à regarder moins les écrans parce qu’au-delà d’un certain temps d’exposition ils auraient un effet toxique ne marche pas. La seule chose que nous pouvons promouvoir, c’est d’inviter les gens à faire autre chose, à développer d’autres formes de liens entre eux. »
Faisons confiance à l’enrichissement cognitif de notre environnement
Pour le neuroscientifique Stanislas Dehaene, responsable de l’unité de neuroimagerie cognitive de l’Inserm-Cea, auteur de la Bosse des maths et des Neurones de la lecture, l’enrichissement permanent de notre environnement par des symboles et outils nouveaux nous a toujours été bénéfique. Les technologies nouvelles ont toujours engendré des inquiétudes, comme le rappelle le Phèdre de Platon, où Socrate critiquait l’arrivée de l’écriture et de la lecture. On sait depuis que c’est faux. « Contrairement à ce que pensait Socrate, la lecture augmente la mémoire. Et si on se souvient de cette phrase, c’est grâce à la lecture. On sous-estime souvent l’importance des révolutions cognitives sur le cerveau lui-même. »
« Le cerveau humain avait évolué pour le langage parlé, mais pas pour apprendre à écrire ». On peut enrichir notre cerveau de compétences nouvelles, mais cela ne se fait pas à partir de rien. Cela nécessite de réorienter le fonctionnement de certains de nos neurones. C’est ce que Dehaene a appelé le recyclage neuronal. « Le cerveau d’une jeune enfant est organisé. Quand on observe le cerveau d’un enfant de 2 mois qui écoute un langage parlé, on constate que les zones activées sont très proches de celles d’un adulte qui lit » (hormis les régions frontales du cerveau, même si des études récentes montrent qu’elles s’activent et travaillent avec lenteur, dès la naissance). Les apprentissages structurent et réorientent le cerveau de l’enfant. « Dans le cadre de l’apprentissage de la lecture, le cortex visuel s’enrichit. Il est capable petit à petit de faire des discriminations plus fines qui ne concernent pas que la lecture d’ailleurs, mais également les images par exemple. On constate que des régions du cerveau liées à la forme visuelle des mots et à la représentation du langage parlé se modifient selon qu’on est alphabétisé ou non. Les connexions mêmes entre ces différentes aires se transforment par l’apprentissage de la lecture et nous avons tendance à sous-estimer comment la lecture fait évoluer notre cerveau. On perd des compétences. La zone du cerveau qui se spécialise dans l’apprentissage de la reconnaissance des lettres nous fait perdre des capacités à répondre aux visages. En fait, le système se réorganise à mesure que l’enfant apprend à lire. »
« C’est en cela qu’il faut comprendre que tout objet culturel introduit dans notre environnement a des effets », explique le neuroscientifique. Des chercheurs israéliens ont imaginé un système de substitution sensorielle pour les aveugles de naissance qui leur permet, en quelques semaines d’apprentissage d’apprendre à voir par le toucher et les sons. En stimulant la région qui sert normalement à reconnaître les lettres par l’audition, les aveugles apprennent à voir. Cet exemple montre qu’on peut inventer de nouveaux modèles de recyclage neuronal, estime le spécialiste.
« Quand on observe de près les effets des écrans sur le cerveau, on constate que le support informatique ne change pas grand-chose à la lecture ». Les rares études qui ont mis en avant une différence entre la lecture sur écran et la lecture de texte imprimé sont très mauvaises, estime le spécialiste. Il existe pourtant des différences, qu’on n’a d’ailleurs pas suffisamment exploitées. « Certes, les stratégies d’exploration oculaires des pages internet ne sont pas les mêmes, car l’organisation des pages n’est pas les mêmes. Certes cela génère une stratégie de lecture plus difficile, moins capable de mémorisation. Mais les supports et les interfaces évoluent très vite. Et les différences (par exemple de vitesse de lecture) ne semblent pas significatives. »
Le problème, par contre, estime Stanislas Dehaene, c’est la disparition de l’écriture ». Un article récent (.pdf) de PNAS montrait qu’en Chine, l’usage du clavier avait un réel effet sur la baisse de performance de lecture des enfants, car avec le clavier, ils doivent passer par la phonologie pour entrer un caractère. On sait également, dans le domaine de l’écriture alphabétique, que le circuit visuel et gestuel de l’écriture facilite la mémorisation. On sait qu’apprendre à écrire en même temps qu’on apprend à lire facilite l’apprentissage de la lecture, certainement parce que le cerveau mémorise mieux l’information quand il utilise des codes multiples. « Pour autant, je m’indigne que l’école n’apprenne pas à taper au clavier. C’est une habileté indispensable. L’école doit à la fois conserver la compétence de l’écriture et l’adapter aux compétences dont nous aurons tous besoin demain. »
Le potentiel cognitif des jeux vidéo
Stanislas Dehaene a souhaité insister sur le potentiel cognitif des jeux, ces « boîtes à outils mentales de notre environnement ». Les jeux vidéo enrichissent notre capacité à représenter des situations nouvelles. Dans le domaine de l’apprentissage de la lecture, il existe des logiciels très efficaces, comme l’évoquait Olivier Houdé. Un apprentissage optimisé, conçu selon des pratiques cognitives, peut avoir des effets positifs. Des jeux de plateaux très simples, comme le jeu des petits chevaux, ou encore la course aux nombres ou l’attrape-nombre ont montré qu’ils pouvaient aider des enfants à risque de dyscalculie. Les effets sont modestes, mais réels et pourraient augmenter à mesure que les ordinateurs seront capables de s’adapter aux difficultés des enfants. Daphné Bavelier, professeure de neurosciences à l’université de Rochester à New York et directrice du laboratoire Cerveau et apprentissage de l’université de Genève a étudié l’impact cognitif des jeux vidéos standards, et a montré qu’ils avaient globalement un impact cognitif positif, que ce soit des jeux de tir en vue subjective comme des jeux d’habiletés sur le modèle de Tetris. Ceux qui jouent à des jeux d’action rapide ont des performances cognitives et visuelles améliorées : acuité visuelle, attention visuo-spatiale, changement rapide de tâche, prise de décision, transfert d’apprentissage… Et notamment voient leur flexibilité cognitive, c’est-à-dire la capacité d’apprendre à apprendre, se développer.
Par contre, modère le spécialiste, on ne sait pas l’effet qu’engendre le temps passé consacré aux jeux vidéo, et on connaît mal les effets des jeux vidéos violents. Daphné Bavelier travaille sur cette question. Pourquoi les jeux violents sont les plus efficaces ? Peut-on concevoir des jeux motivants, mais non violents ? Quels impacts ont les jeux sur la cognition sociale ou la lecture ? Et si ses études portent sur les jeunes adultes, elle a peu travaillé avec les jeunes enfants. « Dans le domaine des jeux vidéos, les limites de nos connaissances sont réelles », insiste Stanislas Dehaene. « Reste que l’ordinateur s’insère dans notre histoire culturelle et augmente notre cognition. Nous ne devons pas en avoir peur, mais adapter les programmes scolaires en conséquence. Ces changements culturels sont là pour durer, essayons de les utiliser au mieux. »
En répondant aux questions des académiciens, Stanislas Dehaene précise encore certains points. Le développement des espaces entre les mots (qui s’est généralisé entre le 7e et le 9e siècle) a profondément modifié notre vitesse de lecture. A l’avenir, peut-être lirons-nous d’une manière très différente d’aujourd’hui. Des systèmes permettant de faire défiler les mots sous vos yeux, plutôt que d’avoir à bouger les yeux, permettent par exemple de lire beaucoup plus vite. Il est possible que demain les écrans nous offrent de nouvelles modalités de lectures. Notre cerveau s’adapte très bien à nos outils.
Le danger c’est le manque d’interactivité des outils. Le danger n’est pas le support, mais l’interactivité. Si on expose un enfant à une vidéo de cours de langue étrangère, il ne l’apprendra pas par magie. Seule l’interaction avec un humain permet à un enfant d’assimiler une langue. D’où l’importance des enseignants. L’interactivité, c’est la marque de l’engagement de celui qui apprend et de celui qui enseigne. On pourra demain enseigner avec de nouvelles méthodes comme les systèmes d’éducation massive par l’internet, mais peut-être pas pour tous les âges de la même manière, ni sans trouver des systèmes d’interactivité adaptés.
Quand Jean Salençon spécialiste de la mécanique des solides interroge sur les effets de la violence, c’est Serge Tisseron qui répond. Il rappelle qu’il avait été sollicité entre 1997 et 2000 pour mener une étude sur les conséquences des images violentes de la télévision et du cinéma sur les enfants. L’étude avait montré que celles-ci avaient des conséquences différentes selon les enfants. Un tiers s’identifiaient à l’agresseur et avaient tendance à développer des comportements violents. Beaucoup s’identifiaient aux victimes et avaient tendance à se laisser victimiser plus facilement. Et certains s’identifiaient au redresseur de torts ! Dès qu’on mettait les enfants en groupes après des images violentes, on avait tendance à avoir des réponses violentes plus fréquentes sur une durée de temps assez courte après l’exposition à des contenus violents.
« Les jeux violents ne transforment pas les enfants en criminels, mais ils tendent peut-être à diminuer les réactions prosociales d’entraide et de solidarité, d’autant que dans le jeu vous êtes souvent identifié à l’agresseur et vous êtes plus rarement appelé à vous identifier aux victimes. Un enfant est violent pour d’autres raisons que les jeux. » Reste qu’on doit s’en soucier, souligne le psychologue. C’est le point sur lequel le rapport demeure le plus alarmiste. On ne limitera pas les jeux vidéo violents, mais on pourrait peut-être réfléchir à favoriser les jeux prosociaux, lance le psychanalyste à l’adresse du secteur. Pourquoi les joueurs préfèrent-ils les jeux violents ? Comment pourrait-on concevoir des jeux différemment ? Les attitudes d’entraide sont moins valorisées, moins mises en scènes, alors qu’elles existent toujours et qu’on les retrouve toujours dans toute situation de violence… Nous n’effacerons pas la violence de nos sociétés, mais peut-être pouvons-nous réfléchir à mieux montrer et valoriser la compassion et la générosité.
Hubert Guillaud
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Un article très intéressant que nous allons relayer sur notre twitter.
Félicitations pour cette excellente synthèse !
Personnellement, lire cet article très intéressant m’a été pénible sur un écran.
Par exemple, je n’ai pas pu l’annoter ou souligner des mots. ( une application disponible pour ça ?)
Il n’y a pas d’illustration, pas d’animation…
Combien d’élèves sont-ils capables de lire un tel texte ?
En tant qu’enseignant occasionnel, j’ai pu expérimenter les dégâts de l’utilisation mal maîtrisée des écrans.
Quant au clavier, cet engin préhistorique, il faudra un jour trouver le moyen de le mettre à la poubelle.
Et le bruit d’une vingtaine d’élève tapant un cours sur un clavier : une torture ! »
Merci Hubert de ce retour sur la journée à l’Académie des Sciences. Chez Déclickids c’est un sujet qui nous touche beaucoup et qui a déjà suscité pas mal de commentaires, questionnements, propositions.
Je crois aussi qu’il est vraiment important, notamment pour les médiateurs, mais aussi pour les parents, de construire des critères de qualité pour les « nourritures numériques » des enfants. Tout ne se vaut pas, et loin s’en faut.
A bientôt !
Excellent article. Je reste toutefois un peu sur ma faim quand à l’explication sur les différentes modalités de lecture. Un chapeau résumant l’article aurait été également bienvenu.
Merci pour ce compte rendu exhaustif.
Juste une précision:
Le module de La main à la pâte mentionné dans ce texte est « Les écrans, le cerveau et l’enfant ». Contrairement à ce qui est cité dans cet article, il ne contient ni cours, jeux ou application pour entraîner des fonctions du cerveau. C’est un module pédagogique destiné aux enseignants de l’école primaire qui permet aux enfants de découvrir ce qui se passe dans leur cerveau quand ils interagissent avec des écrans: télé, cinéma, jeux vidéo, ordinateur, internet… Il peut aussi être très utile aux parents pour réaliser des activités et entamer un dialogue avec leurs enfants pour comprendre avec eux les difficultés de régler certains comportements, les atouts et limites des écrans face au fonctionnement de notre cerveau, et mettre en place des stratégies ensemble. Il a aussi pour but de faire découvrir comment « marchent » les écrans, dans le sens de leur dépendance du fonctionnement du cerveau: le mouvement perçu à l’écran par exemple est le fruit d’une illusion visuelle, qui peut être reproduite avec du papier, un crayon et de l’imagination.
Toutes les activités pédagogiques du guide, ainsi que les supports multimédia et les fiches pour leur réalisation, sont en libre accès sur le site dédié : http://www.fondation-lamap.org/cerveau
Rapport qui n’a pas l’agrément de toute la communauté scientifique et dont la méthodologie est contestée. Voir l’article paru dans Le Monde samedi.
Sans légitimer des positions comme celles de Nicolas Carr, on peut être inquiet des interprétations que ce rapport va susciter.
Quant à l’accompagnement parental, on peut avoir des doutes sur son efficacité: combien d’adultes ont un comportement respectueux de la vie privée et des lois sur Internet?
@Françoise Grave : Vous devez parler de cette tribune, signée de Michel Desmurget, Laurent Bègue et Bruno Harlé. Michel Desmurget dans son livre TV Lobotomie, signait déjà une charge particulièrement virulente contre les écrans et notamment la télévision.
S’il a raison de pointer du doigt les effets nocifs de la télévision (notamment des effets liés à la durée d’exposition et à l’âge précoce d’exposition), à lire son livre, je l’ai trouvé beaucoup moins convainquant sur la question des jeux vidéos et de l’internet (qu’il évoque assez peu : ce sera certainement pour le prochain), qui sont des sujets pollués par des études souvent très fantaisistes ou peu probantes. L’Académie émet d’ailleurs une réserve sur le sujet de la durée d’exposition aux écrans, comme signalé dans notre article. Quant aux travaux alarmistes de l’Académie américaine de pédiatrie, j’avoue que pour ma part, j’ai trouvé peu de spécialistes convaincus par ses recommandations.
En fait, dans le domaine des neurosciences, comme ailleurs, il y a des présupposés et des préjugés, des chercheurs qui cherchent avant tout à confirmer leurs thèses. A nouveau, malgré de nombreuses études, le lien entre violence réelle et jeu vidéo n’est pas démontré, contrairement à ce que souligne la tribune de Desmurget et alii (ce qui, de mon point de vue, limite de beaucoup la portée du propos).
Mais écouter les deux camps ne permet pas toujours de se faire son propre avis, c’est vrai.
Je pense qu’il est difficile de faire l’amalgame entre tous les écrans. Regarder la télévision, jouer ou surfer sur l’internet (ce qui ne veut pas dire grand chose puisqu’on peut y faire beaucoup de choses différentes) ne peuvent pas être jetées dans le même bain. L’âge d’exposition et la durée ont un effet, mais cela tant Desmurget que l’Académie le disent. On se rend compte aussi qu’il y a des choses qui ne marchent pas. Exposer de jeunes enfants à des vidéos en langues étrangères ne développe pas leur capacité à l’apprendre, contrairement à l’interaction avec un être humain qui leur parle une langue étrangère. Visiblement, sans qu’on les comprenne encore très bien, il y a des effets d’âge, d’interaction et de durée d’exposition, d’où la recommandation (assez basique en même temps) de l’Académie, d’y prêter attention. De ne pas laisser les enfants les plus jeunes seuls avec les écrans. De les accompagner. De limiter la durée…
Ce qui me frappe en tout cas, partout, c’est le peu de considération porté à la différenciations des contenus. On dirait que tous s’équivalent… Comme si lire toute sa vie des Arlequins était pareil que lire l’intégrale de Kant ou que regarder des films d’auteurs était la même chose qu’ingurgiter uniquement des programmes de téléréalité.
Ce n’est pas vraiment la télé qui pose problème ou les jeux vidéo
mais plutôt les contenus et les objectifs visés par les programmes et les jeux.
hyper consommation, violence, sexe. Formatage, étiquetage, pensée unique, malheureusement la télé ne permet pas la diversité des points de vue, simplement parce qu’il faut de l’argent pour émettre.
De même que je ne laisserais pas lire le Marquis de Sade à ma fille de 7 ans, je ne laisse pas regarder certaines émissions et publicités.
Vous pouvez tenter de tordre le coup de toutes les théories psychologiques, ceci ne changera pas le faite que les programmes TV sont globalement d’un niveau très bas avec des objectifs mercantiles avoués.