Petites et grandes entreprises doivent s’adapter à des cycles d’innovation de plus en plus courts, qui se succèdent de plus en plus rapidement tout en apprenant à rester souples. Sachant cela, à quoi doit ressembler l’entreprise agile de demain ? Telle était la question posée aux orateurs de cette session de la conférence Lift : faut-il repenser le sens du management ?
L’entreprise « podulaire »
Dave Gray (@davegray) est un spécialiste du management. Il est l’auteur de plusieurs livres comme L’entreprise connectée et Games storming, un livre-jeu pour l’innovation. Il est le fondateur d’xPlane, une société de conseil qui travaille avec la méthode de la pensée visuelle (comme le montrent les images tirées de sa présentation) et est l’un des animateurs de VizThink, une communauté dédiée à ce sujet.
La durée de vie des grandes entreprises s’est considérablement réduite, elle est en moyenne aujourd’hui de 15 ans, comme l’expliquait Richard Foster dans La destruction créative dès 2001. Pire. Plus il y a de salariés dans une entreprise, moins elle est productive, rapporte une autre étude… On peut légitimement se demander pourquoi il en est ainsi, alors que les villes par exemple, autre organisation sociale, fonctionnent exactement à l’inverse de ce modèle. Dans The living company (qui fut traduit en français sous le titre La pérennité des entreprises), Arie de Geus (Wikipédia), l’inventeur du concept d’entreprise apprenante qui a officié toute sa vie dans le groupe Royal Dutch/Shell, où il fut l’un des pionniers de la technique de planification par la scénarisation, explique qu’il avait commandé une étude, à une époque où Shell s’inquiétait de l’épuisement des ressources pétrolières, pour comprendre comment certaines entreprises avaient survécu à de grands changements dans leur environnement. La conclusion de l’étude, jamais publiée, était que les entreprises qui avaient survécu étaient à la fois très décentralisées (c’est-à-dire qu’elles avaient des « frontières poreuses » et des « bords excentriques »), tout en ayant une très forte identité (c’est-à-dire des valeurs, une culture, des croyances). Pour Dave Gray, cette décentralisation correspond à ce qu’il appelle Pods et l’identité Plate-forme.
Image : les entreprises qui durent sont à la fois décentralisées et possèdent une forte identité. Dessin de Dave Gray.
Pour une entreprise, il est donc primordial de s’avoir s’adapter au paysage tout en conservant son identité. C’est-à-dire de savoir à la fois faire prévaloir ses aptitudes, tout en acceptant un certain nombre de compromis qui ne vous dénature pas. Pour lui, les compromis balancent entre l’agilité et l’efficacité, entre la figure du colibri et celle de l’albatros, entre l’avion de chasse et le gros porteur. Pour y arriver, cela nécessite des mouvements adaptatifs. Les premiers avions étaient maladroits, mais petit à petit, chaque avancement se construisant sur le précédent, ils se sont améliorés. Bien sûr, dans cette évolution, on voit que les premiers pas accomplis sont critiques pour évoluer.
Où se situerait alors l’idéal entrepreneurial entre nos compromis, allant du chaos total à l’ordre parfait ? On voit que lors des premiers choix, des premiers pas d’un produit, on a une amélioration très forte de celui-ci, avant qu’il atteigne un plateau… Puis, à mesure qu’on l’optimise pour toucher un environnement plus large, la zone de confort qu’on habite se réduit alors même que d’autres entreprises conquièrent de nouvelles niches, s’adaptent, font bouger le marché. « Où se situe votre entreprise dans ce schéma ? », questionne le consultant. Kodak a inventé l’appareil photo numérique bien avant que celui-ci ne devienne populaire, mais ses dirigeants n’ont pas vu l’intérêt de pouvoir un jour regarder ses photos sur une télévision ! Kodak était sur un marché dont elle n’a pas su se défaire. « On peut voir les tendances bouger, mais se transformer est parfois plus difficile », rappelle avec modestie le designer.
Image : Où se situe votre entreprise dans ce schéma ? Dessin de Dave Gray.
S’adapter aux changements demande de construire une organisation souple. L’entreprise de demain ne sera pas une organisation avec de multiples divisions, mais un réseau, une organisation « podulaire », avec des fonctionnalités centrales, des protocoles, des standards et des services, des principes organisateurs, une multiplicité de « pods », de modules où chaque organisation fonctionnera comme une fractale de l’organisation centrale. « Un pod est une unité semi-autonome, qui contrôle son propre destin, à la manière d’une petite équipe ou d’une start-up ». C’est ainsi que fonctionne par exemple Morning Star, un « marché de responsabilité mutuelle » qui fabrique des produits dérivés de la tomate. Dans cette entreprise, tout le monde est manager. Les managers se réunissent une fois par an et négocient leurs contrats entre pairs. Chacun fonctionne comme une start-up au sein de l’organisation. Whole Foods Markets (Wikipédia) est une chaîne de supermarchés bio organisée de façon podulaire : chaque équipe décide de ses approvisionnements, recrute et investit selon ses besoins. Semco est une entreprise brésilienne ouverte, où les employés s’autogèrent. Tous les résultats sont partagés et débattus tous les mois entre les employés…
Image : l’organisation podulaire schématisée par Dave Gray.
L’organisation podulaire autorise donc une entreprise à se dissiper, à se démultiplier, comme les capitaux risqueurs qui investissent dans plusieurs start-ups très différentes les unes des autres. En même temps, pourrait-on rétorquer à Dave Gray, l’organisation podulaire ressemble aussi beaucoup au bon vieux modèle de la franchise, et paraît d’un coup, malgré le joli dessin, beaucoup moins innovant.
« La plate-forme, elle, est une structure de support qui augmente l’efficacité d’une communauté ». C’est à la fois une culture, des services partagés, des standards et des protocoles. Un peu comme quand tout le monde utilise Skype pour communiquer dans une entreprise. La culture est ce qui fournit un niveau d’harmonisation dans une organisation podulaire. Dave Gray en donne un exemple. Au début des années 90, IBM a vu sa marge bénéficiaire s’effondrer. IBM avait perdu le lien avec ses clients, explique le designer. C’est à cette époque que Lou Gerstner est arrivé pour redresser l’entreprise. Que s’était-il passé ? « Les valeurs qui produisent la réussite deviennent des comportements d’échecs dans un environnement qui change, et ce, alors qu’il est d’autant plus dur de s’en défaire que ces comportements avaient jusqu’à présent conduit à la réussite ». Les valeurs d’IBM reposaient sur l’excellence dans tout ce qu’ils faisaient, sur un service client de qualité et, au sein de l’entreprise, sur un fort respect de l’individu. Le problème était que l’excellence était devenue une obsession de la perfection et empêchait de lancer tout nouveau produit. Le service client était devenu terriblement administratif, comme un mariage qui avait perdu toute passion. Quant au respect de l’individu, il permettait à chacun de faire ce qu’il voulait dans l’entreprise sans grande responsabilité. « La culture d’entreprise n’est pas un aspect du jeu, c’est le jeu », disait Lou Gerstner. Quand on travaille pour changer la culture, on change le paysage, l’environnement, les règles, les façons d’attribuer les récompenses, les responsabilités. Sur ces nouvelles bases, très rapidement, IBM a retrouvé sa marge bénéficiaire.
X-Plane, la société de David Gray, a été lancée en 1993 (Wikipédia). A l’origine, c’était une société faisant de l’illustration pour les entreprises, les magazines et le web. La société a survécu au boom des années 2000. Mais en 2006, l’entreprise était confrontée à des changements culturels majeurs et a réorienté son travail notamment vers le consulting en utilisant le dessin pour analyser des processus complexes et aider à les résoudre. L’entreprise était très orientée sur le processus et avait besoin de devenir plus innovante, plus entreprenante et plus axée sur l’équipe. Ce changement n’était pas si simple à accomplir. Pour aider à cette transition, Dave a initié le même travail qu’il réalisait pour ses clients en créant une carte visuelle de la culture à laquelle ils souhaitaient aboutir.
Image : la carte culturelle d’Xplane. Est-ce que cela vous inspire ?
« L’idée est de dire qui nous voulions être afin de pouvoir faire des choix en conséquence. » La carte a servi de guide pour la prise de décision, pour évaluer de nouvelles recrues, pour faire des choix… « Cette carte s’intéressait aux comportements, aux routines que nous avions pour nous aider à faire des choix, à respecter les règles que nous nous étions fixées, à y attribuer les bonnes ressources », explique le designer. Cela nécessitait également de définir les croyances et les valeurs de chacun et de l’ensemble du groupe en s’appuyant sur les canevas de génération de business modèles imaginés par Alexander Osterwalder. S’avoir s’adapter est donc une qualité primordiale pour les entreprises, mais encore faut-il le faire sans renier son identité et donc en sachant où et comment avancer. J’avoue pour ma part rester un peu sceptique face à l’éclairage que peut représenter une telle carte, mais peut-être suis-je parfois un peu obtus ?
Tout cela, explique-t-il encore en répondant à quelques questions, ne signifie pas qu’une société n’a pas besoin d’un dirigeant. Souvent, il est le juge final des désaccords. Des entreprises peuvent fonctionner sans, par une gestion très démocratique. Mais pour initier un changement de culture, cela nécessite au moins d’avoir quelqu’un qui y croie et qui sait l’imposer à tous. Le paysage dans lequel évolue l’entreprise n’est jamais parfait. Si vous êtes plutôt hérisson, vous préférerez un paysage stable, si vous êtes plutôt renard, un environnement qui change tout le temps, s’amuse-t-il en faisant référence aux propos de Venkatesh Rao. Les clients sont à cette image. Ils veulent un bon prix ou une bonne expérience. Certaines règles sont immuables, et d’autres changent très vite. Amazon sait très bien que la gestion des entrepôts ne changera pas demain et que leur optimisation est toujours possible, mais limitée. Par contre, leur boutique en ligne, elle doit demeurer adaptative et modulaire.
Qu’est-ce qui rend une organisation agile ?
Abhijit Bhaduri (@AbhijitBhaduri) est le responsable de la formation de Wipro. Cette entreprise indienne née en 1946 en tant que Western India Vegetable Products Limited est aussi, depuis les années 80, une SSII (société de services spécialisée en génie informatique) qui est devenue l’une des principales entreprises de services informatiques dans le monde.
« La plupart des gens qui quittent une entreprise le font parce qu’ils en ont marre de la bureaucratie. Ils veulent faire ce qu’ils veulent. Mais rapidement, quand leur nouvelle organisation grandit, elle finit par ressembler à celle qu’ils avaient quittée. Comment ne pas être écrasé par l’administration quand on est une entreprise qui compte plus de 150 000 employés ? Le défi pour une organisation de cette taille est de faire en sorte que toutes les parties de l’organisation soient agiles, autant ce qui a rapport au consommateur que ce qui concerne l’organisation même de l’ensemble. L’agilité, c’est la capacité à répondre rapidement à son environnement tout en conservant une forme de stabilité. Mais tous les aspects d’une entreprise ne peuvent pas être agiles, tempère déjà Abhijit Bhaduri.
Image : Abhijit Bhaduri photographié par Ivo Näpflin pour Lift Conference.
En fait, l’agilité tourne autour de l’écoute. Pour Abhijit Bhaduri, il faut écouter ses employés. Wipro, c’est 150 000 employés répartis sur 53 pays avec une moyenne d’âge de 29 ans. En 2012, l’entreprise a engagé 37 000 employés. Comment parvenir à ne pas diluer la culture d’entreprise avec tant de nouveaux arrivants chaque année ? Pour cela, il est nécessaire de parvenir à retenir et fidéliser les dirigeants et les leaders. 70 % des cadres de Wipro ont commencé leur carrière dans l’entreprise. Le risque d’une telle politique est bien sûr de favoriser l’attentisme et l’immobilisme. Cela demande donc de trouver les moyens pour offrir une place aux nouveaux talents, les aider à s’adapter, à innover et à se faire une place. « Trop souvent, on engage les gens pour leurs compétences, alors qu’il est aussi nécessaire de les engager pour leurs valeurs, afin que celles-ci soient en phase avec l’organisation qui les accueille ».
Wipro croit en l’éducation. Et y croit d’autant plus que l’éducation en Inde n’est pas une panacée. En 2012, Wipro a engagé 18 000 ingénieurs. Mais ont-ils été bien formés ? Pour répondre à ce défi, Wipro a décidé d’investir dans la formation. Son initiative, Mission10x a servi à former plus de 25 000 professeurs pour enseigner la science à l’école et dans les écoles d’ingénieurs. En 1945, Wipro produisait de l’huile végétale. Aujourd’hui, elle est la plus grande entreprise d’outsourcing informatique. Wipro fait aussi du consulting, fabrique des cartes sim et des panneaux solaires. Le groupe a beaucoup d’activités et tous les 2 à 3 ans, cherche à investir de nouveaux créneaux.
Pour favoriser l’éclosion de nouvelles idées, Wipro finance des portefeuilles d’investissements à destination des projets de ses employés. Tous n’ont pas été des succès, reconnaît Abhijit Bhaduri. Mais beaucoup d’employés qui ont eu des idées non abouties sont demeurés dans l’organisation. On leur a montré qu’on pouvait les entendre. « Il faut investir dans les échecs pour que les gens restent. L’échec est un investissement ! ». Il est nécessaire d’écouter, faire confiance et investir. « Tout employé doit pouvoir communiquer une idée et l’entreprise, si elle juge qu’elle est bonne, doit pouvoir la financer, même si elle n’aboutit pas ».
Malgré sa taille, Wipro se veut une entreprise agile. Mais l’agilité n’est pas qu’une question de processus, estime Abhijit Bhaduri. Les meilleures idées ne proviennent pas toujours des experts. Ils ont un point de vue fixe, établi par l’expérience. « Les novices fournissent souvent de meilleures idées, car ils ne sont pas réfrénés par la complexité d’un projet ou par l’expérience. Une organisation agile doit être capable d’apprendre des novices, doit accepter les idées des débutants, doit investir dans la capacité individuelle à être agile. L’agilité n’est pas un processus. C’est avant tout une attitude ! »
A écouter Abhijit Bhaduri, on a l’impression que toute entreprise peut-être agile. Mais de quelle agilité parle-t-on ? Visiblement, plutôt de la souplesse d’une organisation globale à la conquête de nouveaux marchés que d’une organisation pleinement agile cherchant à transformer la façon même de faire entreprise.
L’entreprise agile simplement
Daniel Freitag est le cofondateur et le directeur de la création de Freitag, la célèbre marque suisse de sacs en bâches de camions usagées. « L’agilité chez Freitag n’est plus celle des premiers jours, celle de l’époque des pionniers, quand on coupait les sacs nous-mêmes ! Il y a une agilité naturelle chez les pionniers, qui est liée à leur motivation, au changement qu’ils tentent d’introduire… Mais rapidement, une entreprise doit se professionnaliser, s’organiser, développer des départements qui empêchent une approche holistique. »
« J’étais fasciné par l’approche des méthodes agiles telles que Scrum« , confie l’entrepreneur. « J’ai produit des tas de tableaux d’organisation… Longtemps, je suis resté le seul à le faire jusqu’à ce que les gens dans entreprise comprennent ce que je voulais faire. » Visiblement, l’agilité ne se décrète pas par des méthodes, il faut l’adapter à chaque entreprise.
Image : Daniel Freitag sur la scène de Lift, photographié par Ivo Näpflin.
« Notre déménagement a été un moment pour reconceptualiser notre façon de travailler, nous réorganiser. La question était de savoir comment favoriser la coopération, renforcer la transparence et la collaboration entre équipes. L’architecture de notre nouvelle usine a été pensée comme une incarnation de notre organisation, elle devait ressembler à ce que nous produisons, rester simple, brute. » Conçue pour faciliter les échanges, elle permet de déplacer facilement mobilier et tableaux d’organisation. Ce déménagement a été l’occasion de mettre en place des processus linéaires permettant aux employés de changer de rôle dans les projets. Il a été aussi l’occasion d’innover et de mettre fin aux budgets prévisionnels par la technique qu’on appelle Beyond Budgeting ou modèle hors budgétisation, initiés par Jeremy Hope et Robin Fraser dans leur livre éponyme. Trop souvent, les budgets empêchent l’agilité, car on les prévoit très en amont, on les suit avec religiosité, alors qu’ils évoluent sans cesse, explique l’entrepreneur.
Alors que l’entreprise est passée d’une petite PME suisse à 150 employés dans plusieurs pays, Freitag a rencontré des difficultés pour partager les valeurs de la société. La société a donc établi une carte culturelle, un petit carnet, qui évoque et explique les valeurs de la marque. « Plus qu’un manifeste, c’est un livret qui montre ce qui importe, qui se veut inspirant ».
« Il ne faut pas planifier, il faut spéculer », clame l’entrepreneur. Chez Freitag, comme ailleurs, il y a des outils, des logiciels, des classeurs, des codes couleur pour gérer les innombrables listes de projets. L’entreprise a mis en place un tableau des projets pour en avoir une vision globale avec des couleurs pour distinguer leur état d’avancement ou plutôt les besoins et ressources qu’ils requièrent : ceux qui nécessitent une accélération, ceux qui sont visionnaires, ceux qui ne bougent pas… « Un mur d’image apporte beaucoup plus d’information qu’un rapport. Les couleurs, le dessin nous aident à voir. Un stylo et des post-its suffisent pour diriger une entreprise et faire grandir les « petites » visions », conclut l’entrepreneur. Pas sûr que cela suffise à convaincre pourtant.
Cette session laissait penser que les entreprises agiles, finalement, ne sont que des entreprises comme les autres. Peut-être est-ce finalement plus vrai que le contraire. A moins que l’agilité, ce buzzword à la mode, soit déjà dévoyé, rattrapé et assimilé par le vocabulaire du management. C’est en tout l’impression que pouvait laisser ces trois interventions, où l’agilité, ressemblait à une tranquille adaptation aux exigences du moment.
Hubert Guillaud
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Excellent billet, Hubert! J’ai adoré le speech de Mr. Freitag, rafraîchissant, morderne et pragmatique! Merci pour le très bon compte rendu!
Billet d’une grande qualité qui balaye en profondeur la question de l’appropriation de l’agilité par les entreprises. Merci !