Les souvenirs numériques ne sont pas comme les souvenirs analogiques

La lecture de la semaine est un article du quotidien britannique The Guardian, qui a réalisé ces derniers jours une série de papiers autour du droit à l’oubli. Celui-ci a été écrit par Kate Connolly, et il rend compte des arguments de Viktor Mayer-Schönberger, un des plus fervents partisans de ce droit à l’oubli. Viktor Mayer-Schönberger enseigne la gouvernance d’Internet à l’Oxford Internet Institute et pour lui, le droit à l’oubli n’est seulement une question légale, morale et technique, mais il touche à l’essence même de l’être humain.

« Pendant ces 20 dernières années, explique Mayer-Schönberger, plus j’ai travaillé sur la protection des données, plus j’ai compris qu’en son cœur, ce qui importe autant que les questions de vie privée, c’est la manière dont l’être humain prend des décisions. Les êtres humains ont besoin de prendre des décisions au sujet du présent et de l’avenir. La beauté du cerveau humain est que nous avons la capacité d’oublier, capacité qui nous permet de penser dans le présent. C’est absolument nécessaire pour prendre des décisions. »

Viktor Mayer-Schönberger
Image : Viktor Mayer-Schönberger photographié par Joi Ito.

Et Viktor Mayer-Schönberger cite le cas d’AJ, une Californienne, identifiée plus tard sous le patronyme de Jill Price, dont l’histoire a été connue il y a 6 ans environ. Price souffre d’hyperthymésie, une condition neurologique qui la met dans l’impossibilité d’oublier quoi qu’il lui soit arrivé dans sa vie. Viktor Mayer-Schönberger explique que si les bases de données de l’internet gardent tout ce qui nous concerne, l’effet, bien que pas aussi drastique que dans le cas de Price, sera néanmoins similaire.

« Nos cerveaux reconstruisent le passé sur la base de nos valeurs présentes. Prenez le journal intime que vous teniez il y a 15 ans, et voyez comme vos valeurs ont changé. Il y a une dissonance cognitive entre aujourd’hui et le passé. Le cerveau reconstruit le souvenir et détruit certaines choses. C’est de cette manière que nous nous construisons en tant qu’être humain, pas en nous flagellant en nous remémorant le passé. Mais les souvenirs numériques ne ramèneront que les échecs de notre passé, et nous n’aurons pas la possibilité d’oublier ou de reconstruire notre passé. La connaissance est fondée sur l’oubli. Si nous voulons avoir une pensée abstraite, nous devons oublier les détails afin de voir la forêt, et pas les arbres. Si vous avez des souvenirs numériques, vous ne pouvez voir que les arbres. » Les souvenirs numériques, explique Mayer-Schönberger, sont très différents des souvenirs analogiques ou photographiques. « Les photos, floues ou pas, laissent encore beaucoup de place à l’interprétation à la différence par exemple d’une vidéo haute –définition, où rien n’échappe de ce que vous avez dit ou fait. »

Mayer-Schönberger, reprend la journaliste du Guardian, conseille des entreprises, des Etats et des organisations internationales sur les effets sociétaux de l’usage des données, et il défend l’instauration d’une date d’expiration (comme pour un aliment), pour que toute donnée puisse être détruite une fois utilisée pour le son but initial.

« Autrement, des entreprises et des Etats vont les conserver pour toujours ».

Mayer-Schönberger examine néanmoins quelques arguments des opposants au droit à l’oubli et notamment, celui consistant à dire qu’il est techniquement impossible d’implémenter le droit à l’oubli à cause des innombrables sauvegardes de sauvegardes de sauvegardes qui sont faites pour chaque contenu. « Mais si vous pouvez être retiré de la base de données de Google, que vous lancez une recherche sur vous-même et que rien n’apparaît, certes tout peut se trouver dans les sauvegardes de Google. Mais si 99 % de la population n’y a pas accès, c’est comme si vous aviez été effacés. »

Xavier de la Porte

“Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 13 avril 2013 s’intéressait au numérique en Islande avec Pascal Riché (@pascalriche), rédacteur en chef de Rue89 et auteur du livre numérique Comment l’Islande a vaincu la crise : reportage dans le labo de l’Europe, de Léa Gestsdottir-Gayet, professeure de philosophie au lycée à Reykjavik et guide moyenne montagne et Jérémie Zimmermann (@jerezim), porte-parole de Quadrature du Net qui s’est également intéressé à ce qui se passe en Islande. »

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0 commentaires

  1. Je ne vois pas du tout la difference entre une vidéo haute définition et un Super 8. La définition de l’image ne concerne pas l’oubli, c’est le choix de prises de vue, de tous ces moments qui ne sont pas montrés qui sont le filtre dans le souvenir. Numérique ou non, ces documents (qui, d’ailleurs ne sont pas des souvenirs) sont les mêmes. Avec le numérique à la limite on peut dire qu’on a un agrandissement de la quantité de documents. Cela dit on sait pas combien d’entre eux vont rester dans 50 ans, vu qu’ils sont gérés par des instances externes à notre volonté…

  2. L’interrogation aujourd’hui porte sur la pensée qui s’élabore avec la mémoire. Est-ce que notre façon de penser et notre pensée vont à leur tour être modifiées comme notre mémoire?
    On ne peut plus ignorer aujourd’hui que toutes ces questions vont se poser ou se posent déjà. Avec Internet, nous utiliserions déjà notre mémoire pour retrouver le chemin d’une information et non plus pour retenir cette information.
    Un homme avec une, voire des mémoires externes… Bienvenue dans le monde de l’intelligence superficielle !
    http://www.angrymum.fr/fin-de-lintelligence-nos-cerveaux-de-geeks-mutent/

  3. “Nos cerveaux reconstruisent le passé sur la base de nos valeurs présentes. Prenez le journal intime que vous teniez il y a 15 ans, et voyez comme vos valeurs ont changé. Il y a une dissonance cognitive entre aujourd’hui et le passé. Le cerveau reconstruit le souvenir et détruit certaines choses. C’est de cette manière que nous nous construisons en tant qu’être humain, pas en nous flagellant en nous remémorant le passé ».

    C’est vrai qu’on évolue. Mais de là à vouloir instaurer une date d’expiration pour chaque donnée numérique de peur qu’elle puisse devenir à long terme nuisible pour l’humanité, est un peu l’affaire de chacun.

    Comment peut-on avoir de pareilles idées alors que nous avons aujourd’hui la possibilité tant attendue de pouvoir non seulement consulter en quelques secondes des données venant du monde entier mais aussi de pouvoir les dupliquer pour assurer leur pérennité?

    C’est justement cette facilité d’accès aux données qui va nous permettre d’apprendre plus vite (même si c’est sans doute plus à court terme qu’à long terme en raison de l’abondance d’information). Car en minimisant notre temps de recherche on apprend à aller droit à l’essentiel et à gagner en efficacité.

    Je trouve au contraire que cette facilité d’accès aux données est un grand pas pour l’humanité. Et plutôt que de supprimer les données en leur fixant des échéances, il serait sans doute plus intéressant d’avoir des résultats de recherche classés chronologiquement qui respectent aussi le référencement des sites web.

    Aujourd’hui, nous avons l’avantage d’être à l’abri de catastrophe telles que celle de la bibliothèque d’Alexandrie. Alors autant en profiter !!