Elargir l’accès à l’internet, le rendre abordable pour tous est assurément une initiative louable. C’est en tout cas celle que vient de lancer Internet.org, une coalition d’acteurs de l’internet où l’on trouve Facebook, Samsung, Ericsson, Nokia, Opera, Qualcomm et Mediatek. Le but initial de cette association a été clairement annoncé par Mark Zuckerberg lui-même via communiqué de presse (.pdf) (clamant : « la connectivité est-elle un droit de l’homme ? ») et article dans le New York Times : « réduire le coût de la fourniture de services internet mobile à 1 % de leur niveau actuel dans les 5 à 10 ans à venir en améliorant l’efficacité du réseau et les logiciels de téléphonie mobile ». L’objectif est clair : offrir un accès internet aux deux tiers de l’humanité qui ne sont pas encore connectés au réseau. Connecter la planète, rien de moins.
Effectivement, tout consommateur de services de l’internet mobile ne peut que souscrire à cette perspective. Tout le monde semble souscrire également à l’élargissement de la connectivité à l’humanité tout entière. Pourtant, à bien y regarder, ces objectifs que nous avons tous largement intégrés, que nous ne questionnons plus, ne sont pourtant pas sans ambiguïtés.
Comme l’explique Alexis Madrigal (@alexismadrigal), rédacteur en chef de The Atlantic, la vidéo promotionnelle qui accompagne cette initiative n’est pas sans équivoques.
Celle-ci utilise en effet des extraits d’un discours du président John Kennedy, savamment coupés et sélectionnés, qui semblent mettre l’accent sur l’importance des communications pour assurer la paix. Or, le discours de Kennedy, prononcé dans une université américaine en juin 1963 y est largement tronqué. La vidéo oublie de rappeler le contexte dans lequel il a été prononcé : la guerre froide, quelques mois après la crise des missiles de Cuba. Leur portée venait alors de la menace nucléaire, pas des réseaux de communication. Alors que Kennedy en appelait à un programme mondial de discussions entre nations, reformulé par Facebook, le propos sonne comme un appel au développement d’une plateforme, comme si cela pouvait être une solution à tous les maux actuels. Mais surtout, relève avec pertinence Alexis Madrigal, suite aux révélations d’Edward Snowden sur la collecte de données mise en place par la NSA avec la complicité active des grands acteurs de l’internet et des opérateurs de téléphonie mobile, force est de constater que ce type de discours tombe à plat. La réalité de ce qui est dans l’intérêt des grandes entreprises du web (avoir de plus en plus d’utilisateurs) élargit également la portée de la surveillance. « Dans un monde post-Snowden, les déclarations enflammées pour l’élargissement de la connectivité deviennent un peu ridicules », ironise Madrigal. Les grandes entreprises du Net ne peuvent désormais plus faire semblant d’être des saints. La philanthropie bienveillante de Zuckerberg peut être sincère, mais elle est trop liée à ses propres intérêts commerciaux pour être honnête.
Certes, la mission d’Internet.org semble raisonnable et même réalisable, estime un peu rapidement Madrigal. Aucun grincheux ne peut contester à une industrie de vouloir élargir sa clientèle en proposant des produits meilleurs marchés. Pourtant, l’objectif affiché est ambitieux et force est de constater que la stratégie pour y parvenir est pour l’instant assez floue, estime Jack Flanagan pour le New Scientist. Si faire des applications et des logiciels plus efficaces est l’objectif le plus réalisable à court terme (notamment en terme de compression de données), la question de l’élargissement de l’infrastructure du réseau à des populations éloignées de toutes infrastructures, qui n’ont bien souvent accès ni à l’eau, ni à l’électricité ni aux soins médicaux, risque de s’avérer plus délicat. Et pour l’instant, le projet Loon de Google, qui propose de développer un réseau d’accès sans fil grâce à des ballons flottant dans la stratosphère, bien qu’encore à l’état de prototype expérimental, semble plus avancé que la coalition Internet.org. En attendant d’en savoir plus sur les modalités de réalisation de ces objectifs, force est de constater que la coalition en reste à une déclaration d’intention un peu vaine.
Mais cette coalition ne cherche pas seulement à accroître l’efficacité technique et économique de l’internet. Elle suggère également, à un niveau idéologique, que la connectivité signifie la paix et que l’accès à l’internet est synonyme de progrès. Et peut-être que cela nous semble à tous moins évident aujourd’hui qu’hier, estime Madrigal. « Jusqu’à un certain point, cela pouvait avoir du sens d’associer Facebook à la paix. Mais ce temps est terminé. Certes, les gens aiment l’internet. Certes, ils vont sauter sur lui s’il est disponible, malgré les difficultés liées au manque de respect de la vie privée. Le business technologique est sauvé. Mais ce n’est pas pour autant que nous devons une adulation à ses leaders. Nous ne devrions pas avoir à adorer les produits web, ou les gens qui les font, ou les valeurs qu’ils portent pour utiliser l’internet. »
De quel progrès la connectivité est-elle porteuse ?
Sur son blog, la sociologue américaine, Jen Schrardie (@schrardie), s’emporte : Non, Facebook n’est pas un droit de l’homme ! et rappelle la critique de l’idéologie de la Californie, celle du néolibéralisme de la Silicon Valley formulée par les théoriciens des médias britanniques Richard Barbrook et Andy Cameron dès les années 90. Cette idéologie qui affirme que la technologie, le capitalisme et l’individu mènent à une participation égalitaire. Pour elle, les principes d’Internet.org fleurent bon le bon vieux déterminisme technologique. Et la sociologue de se moquer de l’association trop rapide faite entre la technologie et la croissance. « L’internet en soi ne résoudra pas les problèmes structurels des pays en développement. Pensez-y de cette façon : les avantages économiques que connait le monde développé (souvent construits sur le dos des pays en développement), pourraient surtout favoriser la croissance de l’internet, plutôt que l’inverse. » Pour connecter le monde entier, il faudrait avant tout une économie plus socialisée que ne le propose le modèle néolibéral et individualiste du net.
Mais surtout, la sociologue dénonce un autre mythe de l’internet : le fait que nous puissions tous participer librement une fois que nous sommes connectés. Et Jen Schrardie de pointer vers ses articles de recherche sur « l’écart de production numérique » qui expliquent même parmi tous les gens qui sont en ligne, ou ceux qui consomment des contenus en ligne, il subsiste des divisions sociales importantes entre ceux qui produisent des contenus en ligne et ceux qui ne le font pas. Et à mesure que l’activité politique et économique se déplace sur l’internet, l’accès et les compétences deviennent essentiels. Et ces compétences là, ne seront pas résolues par le seul accès. Tant s’en faut.
Le chercheur Phil Nichols (@philnichols) sur son blog – repris par The Atlantic – revient lui sur le lien intrinsèque entre connectivité et progrès que suggère cette initiative (même si on pourrait adresser sa critique à bien d’autres initiatives de défense et de promotion de l’internet, voire même à l’internet tout entier…). Pour lui, il est temps d’expliciter de quel progrès il est question quand on présuppose que l’internet en est un.
Phil Nichols décortique l’argumentaire de l’initiative en se référant à la critique de mouvement pour l’alphabétisation du début du XXe siècle. Longtemps, l’alphabétisation, comme l’internet aujourd’hui, a été réifiée comme quelque chose ayant une valeur intrinsèque. « Diffuser l’alphabétisation au niveau mondial n’avait pas seulement pour but d’enseigner aux gens à lire, elle a également imposé des valeurs sur comment et sur ce que les gens devaient lire. » L’internet, comme l’alphabétisation du monde en son temps, est doté de valeurs, comme la capacité à stabiliser et démocratiser la société ou à favoriser le développement économique… Sans que le lien de l’un à l’autre n’ait jamais été vraiment et fermement établi.
Longtemps les théories de l’alphabétisation ont suggéré que là où l’alphabétisation était introduite, elle avait eu pour conséquence d’introduire des changements cognitifs, sociaux, économiques et scientifiques… Il a fallu attendre les travaux des anthropologues Claude Lévi-Strauss ou Jack Goody notamment pour que s’atténuent les jugements de valeur dans les comparaisons culturelles. Reste que malgré ces travaux, l’idée que les cultures lettrées étaient moralement et intellectuellement supérieures est une idée qui n’a cessé de se sédimenter, quand bien même cela s’avérait inexact. L’alphabétisation n’étend pas la démocratie ni les capacités cognitives des individus…
« Il a fallu attendre les années 80 pour que la force bienveillante de l’alphabétisation sur le développement social commence à être attaquée. » Des chercheurs comme Sylvia Scribner, Michael Cole, Shirley Brice Heath ont montré que l’alphabétisation, en soi, ne garantissait ni une augmentation des aptitudes intellectuelles ni la mobilité sociale. « Synthétisant et étendant ces études, Brian Street concluait que nos idées sur l’alphabétisation sont souvent drapées dans l’idéologie et que, même si elles sont partagées et diffusées sous couvert d’altruisme, elles impliquent toujours une question de pouvoir – un pouvoir qui a souvent pour intérêt d’accroître le contrôle social et de préserver les hiérarchies sociales. »
Pour Phil Nichols, l’argument principal qu’Internet.org utilise pour justifier sa vision repose sur une distinction binaire entre connectés et non-connectés – une opposition simple qui rappelle la fracture entre alphabétisés et non-alphabétisés. « De la même façon que ces distinctions ont souvent été utilisées pour renforcer la supériorité des populations alphabétisées sur les autres, on trouve un sens semblable dans la supériorité de la mission d’Internet.org dans le fait d’apporter les mêmes chances à chacun que celles que connaît un tiers du monde aujourd’hui ».
Le discours d’Internet.org suggère que la raison pour laquelle certains ont plus d’opportunités que d’autres repose sur le fait qu’ils soient connectés à l’internet. Qu’importe si ce raisonnement est réducteur et condescendant et met de côté les obstacles réels qui entravent les chances de pays moins « connectés ». Qu’importe si cette faiblesse de connexion est un symptôme plutôt qu’une cause. « L’internet – tout comme l’alphabétisation avant lui – est présenté comme une panacée, un moyen autonome pour soigner tous les maux » économiques et sociaux de toutes les sociétés.
Diffuser l’alphabétisation c’est donc imposer des valeurs à d’autres cultures. De la même manière, promouvoir la connectivité n’est pas liée au désir des gens de se connecter d’une manière spécifique. « Bien que nous attribuions souvent un esprit démocratique et participatif inné à l’internet, la quasi-totalité de notre activité en ligne aujourd’hui est médiée par des plateformes dont les protocoles imposent une logique très précise dans la façon dont nous pouvons utiliser ces sites ou nous connecter les uns aux autres. Et les données générées par cette activité – un peu comme les informations diffusées à travers l’enseignement de l’alphabétisation – peuvent être tout autant utilisées pour exploiter que pour libérer. »
Cela ne signifie pas que ces nouveaux utilisateurs à venir de l’internet ne pourront pas en tirer parti, l’utiliser et le façonner pour qu’il réponde à leurs propres besoins… Mais ce n’est assurément pas l’objet d’Internet.org. Rien ne prouve à ce jour que l’internet apporte la paix, le progrès ou une meilleure qualité de vie. L’alphabétisation au numérique, la « littératie« , ne signifie pas seulement avoir accès à l’internet, mais en comprendre le fonctionnement, comprendre qui l’a construit, comment, pourquoi, et surtout apprendre à l’utiliser comme moyen d’émancipation… pas comme moyen d’assujettissement.
Emancipation ou assujettissement ?
Reste que comme le souligne très bien Claire Cain Miller dans une tribune pour le New York Times, « Dans la Silicon Valley, cette terre de légende où l’on trouve des robots et des voitures sans conducteurs, une conviction profonde motive tout un chacun : si vous le construisez, ils viendront. » Cela signifie que si les ingénieurs peuvent construire quelque chose, alors les gens suivront, adopteront ce que les ingénieurs ont imaginé. Le problème n’est pas de savoir si les gens devraient ou non le faire, mais chacun estime que les gens finiront par s’adapter à ce qui leur est proposé. Et force est de constater que la plupart du temps, nous nous adaptons, estime la journaliste Claire Cain Miller. « Ce sentiment de malaise qui accompagne souvent notre première expérience avec une nouvelle technologie se dissipe rapidement et nous sommes conquis. » C’est ce qui explique que nous soyons prêts à échanger nos données personnelles contre des outils si commodes, si « libérateurs »… en apparence. Qu’importe si les ingénieurs et concepteurs n’ont pas réfléchi aux conséquences, aux implications morales, sociales, personnelles, économiques ou politiques… La force du « progrès », des nouvelles propositions techniques, est de toujours parvenir à s’imposer, quelles que soient leurs conséquences, même si celles-ci s’avèrent finalement dramatiques.
Comme le disait avec beaucoup d’humour dans une très pertinente fable l’informaticien Laurent Chemla cet été, ou comme le résume très bien Alexis Mons, directeur général délégué d’Emakina et auteur de Marketing et Communication à l’épreuve des foules intelligentes : « Le numérique nous façonne. Il nous amène à penser les choses, à faire les choses d’une certaine façon. Et s’il y a des services ou des produits à succès sur le net, ce n’est pas simplement de l’économie, ils nous amènent à penser autrement. »
La connectivité, les services et produits que nous utilisons, nous transforment. Et le plus souvent c’est cette transformation que nous appelons progrès, quand bien même ses effets ne seraient pas tous positifs, tant s’en faut, comme l’exprimait déjà Jacques Ellul dans le Bluff technologique : « Nous sommes situés dans un univers ambivalent, dans lequel chaque progrès technique accentue la complexité du mélange des éléments positifs et négatifs. »
La connectivité, l’accès ne sont pas un outil du progrès, ils sont devenus le progrès lui-même. Pourtant l’internet n’est ni noir ni blanc. Il est à la fois un moyen d’émancipation et un moyen d’assujettissement. Nous le façonnons et il nous façonne. Tout l’enjeu est que cet internet de demain, ce « système technique », demeure suffisamment ouvert, suffisamment divers, suffisamment neutre pour permettre encore un peu d’émancipation et pas seulement notre assujettissement. Mais pour cela, il ne nous faudra pas compter seulement sur la doucereuse philanthropie des promoteurs d’Internet.org…
Hubert Guillaud
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Autant de lignes pour dire qu’il faut se méfier des puissants, qu’ils ne sont mus que par leurs intérêts !
Trêve de banalités.
Les « acteurs », les puissants, l’auteur, et l’auteur du commentaire, et les autres, n’ont pas conscience que l’effet principal de leurs « actions » échappe à leur volonté.
Il s’agit aussi, sans doute, d’une banalité, … sauf si on y réfléchit un peu.