La convergence : des médias aux systèmes

La culture de la convergence d'Henry JenkinsHenry Jenkins (blog, @henryjenkins) est professeur de communication, de journalisme et de cinéma à l’université de Californie du Sud. Longtemps directeur du programme d’Etudes comparées des médias au MIT, il est désormais responsable du projet New Media Literacies (que l’on pourrait traduire par « Alphabétisation aux nouveaux médias »). Il est surtout connu pour ses travaux sur les communautés de fans et la culture de la participation, mais également pour son analyse de la convergence médiatique. Sur ce sujet, son livre, Convergence Culture fait référence. Raison suffisante pour qu’il vienne enfin d’être traduit.

Pourtant, la version originale de ce titre date de 2006. 7 ans ! 7 ans à l’aune du numérique, cela semble l’espace de plusieurs générations. 7 ans, cela nous ramène à un moment où ni l’iPad ni l’iPhone n’étaient encore disponibles : autant dire que cela semble presque nous ramener au Moyen Age technologique. Et bien cela n’empêche pas le livre de Jenkins de rester étonnement pertinent. Certainement parce que les exemples de convergence qu’il dissèque nous sont encore largement familiers : qu’il s’agisse d’émissions comme Survivor (devenu Koh Lanta en France), American Idol (devenue la nouvelle star), de films comme Matrix, Blair Witch ou La Guerre des étoiles… voir de livres comme la saga Harry Potter… Toutes ces formes ont pour caractéristiques d’être devenues des marques plus que des productions spécifiques, qui se déclinent dans une gamme toujours plus large de productions culturelles. Mais, sous les lunettes de Jenkins, on leur découvre un autre point commun : la façon dont la participation du public a transformé la réception, la production, la diffusion, la circulation de ses oeuvres et surtout combien le public lui-même a participé à l’imbrication des formes médiatiques. Comme le conclut Jenkins avec beaucoup de pertinence : « Le pouvoir de la participation ne viendra pas de la destruction de la culture commerciale, mais de sa réécriture, de sa customisation, de sa réélaboration, de son extension, de son élargissement, de sa rediffusion et de son retour dans les médias grand public. »

En jetant les bases de l’analyse de la convergence des médias, Jenkins ouvre la porte à l’étude de toutes les nouvelles formes médiatiques sans cesse réinventées. Reste à savoir si cette convergence, dont on parle depuis longtemps, ne fait que tenter de délimiter la nouvelle complexité de nos univers médiatiques, ou s’il l’éclaire vraiment…

Henry Jenkins
Image : Henry Jenkins lors d’une conférence sur le transmédia à la BPI en mai 2012.

Comme l’explique Jenkins, le paradigme de la révolution numérique reposait sur l’idée que les nouveaux médias allaient remplacer les anciens, alors que le paradigme de la convergence repose sur l’hypothèse que les médias anciens vont interagir avec les médias nouveaux de façon plus complexe. Reste que cette complexité est difficile à cerner, tant chaque acteur s’ingénie à la réinventer, à imbriquer plus avant les innombrables formes médiatiques. Frédéric Martel dans sa magistrale étude, Mainstream, enquête sur la guerre globale de la culture et des médias, montrait également, à sa manière, combien le système de production médiatique s’est complexifié, combien l’économie, le culturel et le marketing se sont mis à former un système médiatique dont il devient difficile d’extraire et d’éclaircir les rapports. Jenkins ne fait pas d’autre constat. Les médias continuent d’échapper à une définition simple, parce qu’ils ne sont pas que des technologies, des organisations, des formats, des genres, des systèmes de diffusion, des récits, des usages… Ils sont un système complexe et qui le devient de plus en plus. « Un ensemble d’éléments en relation les uns avec les autres de telle façon que toute évolution de l’un provoque une évolution de l’ensemble, toute modification de l’ensemble se répercutant sur chaque élément », comme le disait Ellul en évoquant Le système technicien. La convergence, finalement, n’est-ce pas quand l’interdépendance créée par la technologie donne naissance à un nouveau milieu ?

A l’occasion de la parution de la traduction du livre, La culture de la convergence : des médias au transmédia, nous vous proposons un extrait de l’introduction, où Jenkins tente justement de définir ce qu’il entend par convergence. – Hubert Guillaud

L’illusion de la boîte noire

Il y a environ dix ans, l’auteur de science-fiction Bruce Sterling créait le Dead Media Project (littéralement, le « Projet des médias morts »). Comme on peut le lire sur son site web (www.deadmedia.org), « les médias centralisés, ces dinosaures grondeurs qui ont foulé de tout leur poids le XXe siècle, sont inadaptés à l’environnement technologique postmoderne [1]. » Anticipant que certains d’entre eux fonçaient droit dans le mur, Sterling a construit un sanctuaire destiné aux « médias morts dans les tranchées du changement technologique ». Son impressionnante collection comprend de véritables reliques, dont « le phénakistiscope, le telharmonium, le cylindre de cire d’Edison, le stéréopticon… et plusieurs spécimens de lanterne magique ».

L’histoire montre pourtant que les vieux médias ne meurent jamais et qu’ils ne tombent pas forcément en désuétude. Ce qui meurt, ce sont les outils que nous utilisons pour accéder au contenu médiatique, la cassette 8 pistes, la cassette-vidéo Beta, etc. Les universitaires spécialisés dans les médias appellent ces outils des « technologies de fourniture ». La plupart des technologies réunies dans le sanctuaire de Sterling entrent dans cette catégorie. Les technologies de fourniture deviennent obsolètes et sont remplacées ; les médias, eux, évoluent. Le média, c’est le son enregistré ; le CD, le fichier MP3, la cassette 8-pistes, eux, sont des technologies de fourniture.

Pour définir le média, tournons-nous vers l’historienne Lisa Gitelman, qui offre un modèle de média fonctionnant sur deux niveaux : premier niveau, le média est une technologie qui permet la communication ; second niveau, le média est un ensemble de « protocoles » associés ou de pratiques sociales et culturelles qui se forment autour de cette technologie [2]. Les systèmes de fourniture sont seulement et simplement des technologies ; les médias sont, en plus, des systèmes culturels. Les technologies de fourniture changent constamment, les médias perdurent, comme des couches successives, à l’intérieur d’une strate d’information et de divertissement de plus en plus complexe.

Le contenu d’un média peut se déplacer (par exemple quand la télévision s’est substituée à la radio comme média du récit, libérant celle-ci, ce qui lui a permis de devenir le premier média du rock and roll), son public peut changer (la bande dessinée, par exemple, média très grand public dans les années 1950 aux États-Unis, y est aujourd’hui un média de niche), et son statut social peut s’élever ou, au contraire, s’abaisser (le théâtre, forme jadis populaire, est devenu un média élitaire). Cela dit, une fois qu’un média s’est installé en satisfaisant une demande humaine importante, il continue de fonctionner dans le système qui propose des options de communication plus nombreuses. Une fois que nous avons su enregistrer le son, nous n’avons jamais cessé de développer des moyens nouveaux et perfectionnés d’enregistrement et de restitution du son. Le mot imprimé n’a pas tué le mot parlé. Le cinéma n’a pas tué le théâtre. La télévision n’a pas tué la radio [3]. Tous les médias anciens ont dû coexister avec les médias nouveaux. C’est pourquoi la convergence constitue un paradigme plus crédible, pour comprendre le changement médiatique des dernières décennies, que l’ancien concept de révolution numérique. Les médias anciens n’ont pas été remplacés : c’est leur statut et leurs fonctions qui ont été modifiés par l’introduction des nouvelles technologies.

Les implications de cette distinction entre les médias et les systèmes de fourniture apparaissent clairement dans la définition que donne Gitelman du « protocole » : « Les protocoles expriment une grande variété de rapports sociaux, économiques et matériels. La téléphonie inclut ainsi une forme de salutation (« Allo », pour les locuteurs francophones), un cycle mensuel de facturation, ainsi que les fils et les câbles qui connectent matériellement nos téléphones… Le cinéma comprend tout ce qui va des petites perforations courant le long de la pellicule au sentiment largement partagé de pouvoir voir des “films” chez soi, en vidéo. Les protocoles sont loin d’être statiques. » C’est pourquoi je m’intéresse ici moins aux aspects technologiques du changement médiatique qu’aux modifications des protocoles grâce auxquels nous produisons et consommons des médias.

Une large part du discours contemporain sur la convergence s’ouvre et se clôt sur ce que j’appelle « l’illusion de la boîte noire ». Tôt ou tard, entend-on, l’ensemble du contenu médiatique passera par une boîte noire unique, installée dans chaque foyer (ou, dans le scénario de la mobilité, par des boîtes noires que nous transporterons partout avec nous). Si les participants à la conférence de La Nouvelle-Orléans étaient en mesure de deviner quelle boîte noire serait un jour appelée à régner en maître, ils pourraient enfin réaliser, pour l’avenir, des investissements raisonnables. Ce qui rend en partie l’idée de boîte noire illusoire, c’est qu’elle réduit le changement médiatique à un changement purement technologique, et néglige les dimensions culturelles que nous examinerons ici.

Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais chez moi, en tout cas, les boîtes noires sont de plus en plus nombreuses : il y a mon VCR, mon boîtier pour le câble, mon lecteur de DVD, mon graveur numérique, ma chaîne stéréo, mes deux consoles de jeu vidéo, sans oublier les innombrables cassettes vidéos, DVD, CD et boîtiers de jeu qui gisent au pied, sur les flancs et sur le faîte de mon poste de télévision (il est vrai que j’ai toutes les caractéristiques de l’adopteur précoce, mais la plupart des foyers, aux États-Unis, ont eux aussi, ou auront bientôt, leur empilement de boîtes noires). Le perpétuel entremêlement de fils qui se trouve entre moi et mon « centre de divertissement domestique » reflète le niveau de dysfonctionnement et d’incompatibilité existant entre les différentes technologies médiatiques. Quant à mes étudiants du MIT, ils sont nombreux à se promener partout avec de multiples boîtes noires – leurs ordinateurs portables, leurs téléphones portables, leurs iPods, leurs Game Boys, leurs BlackBerrys, etc.

Comme le disait en 2002 un rapport du Cheskin Research, « d’après la vieille idée de convergence, tous les appareils étaient voués à converger vers un appareil central unique et multifonctions (semblable à la télécommande universelle). Or, ce qu’on observe aujourd’hui, c’est la divergence des hardwares et la convergence du contenu… Nos besoins et nos aspirations en termes d’email sont différents selon que nous sommes à la maison, au travail, à l’école, dans les transports, à l’aéroport, etc., et les différents appareils sont conçus pour satisfaire nos besoins d’accès aux contenus en fonction du lieu où nous nous trouvons, c’est-à-dire de notre situation [4]. » Cette tendance à la spécialisation des appareils médiatiques va de pair avec un développement des appareils plus génériques. Ainsi, on peut considérer la prolifération des boîtes noires comme un moment de la convergence : personne ne sachant, en effet, quels types de fonctions doivent être combinés, nous sommes contraints d’acheter plusieurs appareils incompatibles et spécialisés. À l’autre extrémité du spectre, il est possible que nous soyons également contraints de faire face à une prolifération de fonctions pour le même appareil, ce qui aura pour effet de réduire la capacité de celui-ci à remplir sa fonction première, et c’est la raison pour laquelle je n’arrive pas à trouver un téléphone qui ne soit qu’un téléphone.

La convergence médiatique est bien plus qu’un simple changement technologique. La convergence altère le rapport entre les technologies, les industries, les marchés, les genres existants, d’un côté, et les publics, de l’autre. La convergence altère la logique opérationnelle des industries des médias ainsi que celle par laquelle le consommateur de médias traite l’information et le divertissement. Il faut bien garder cela à l’esprit : la convergence est un processus, pas un point final. Il n’y aura pas de boîte noire unique permettant de contrôler le flux médiatique arrivant jusque dans nos foyers. Grâce à la prolifération de canaux, grâce à la portabilité des nouvelles technologies d’information et de communication, nous entrons dans une ère où les médias seront partout. La convergence n’est pas quelque chose qui se produira le jour où nous aurons suffisamment de bande passante ou que nous aurons trouvé la bonne configuration des appareils. Que nous y soyons prêts ou non, nous vivons déjà dans une culture de la convergence.

Nos téléphones portables ne sont pas seulement des appareils de télécommunication, ils nous permettent aussi de jouer à des jeux, de télécharger de l’information sur Internet, de prendre et d’envoyer des photographies ou des messages textuels. Ils permettront de plus en plus de regarder des bandes-annonces de film, de télécharger des romans publiés en feuilleton, d’assister à des concerts à l’autre bout du monde. Tout cela existe déjà en Europe du Nord et en Asie. Chacune de ces fonctions peut aussi être mise en action sur d’autres appareils. On peut écouter les Dixie Chicks sur un lecteur de DVD, sur un autoradio, sur un Walkman, sur un iPod, sur une radio en ligne, sur une chaîne de musique câblée.

Cette convergence technologique est alimentée par un changement du régime de propriété des médias. Jadis, Hollywood se focalisait sur le cinéma ; les nouveaux conglomérats médiatiques, eux, ont des intérêts de contrôle dans toute l’industrie du divertissement. Warner Bros. produit ainsi des films, de la télévision, de la musique populaire, des jeux vidéo, des sites web, des jouets, des parcs à thème, des livres, des journaux, des magazines et des bandes dessinées.

En retour, la convergence médiatique a un impact sur la manière dont nous consommons les médias. Un adolescent qui fait chez lui ses devoirs peut jongler avec quatre ou cinq écrans, surfer sur le web, écouter et télécharger des fichiers MP3, chatter avec des amis, écrire un texte et répondre à des emails, passant rapidement d’une tâche à l’autre. Et les fans d’une série télé peuvent prélever un dialogue, résumer les épisodes, débattre des sous-textes, créer une fiction originale, enregistrer leur musique, faire leurs propres films et diffuser tout cela, via Internet, dans le monde entier.

La convergence se produit dans le même appareil, la même franchise, la même entreprise, mais aussi dans le cerveau du consommateur et dans le monde des fans. Elle implique à la fois un changement de la manière dont sont produits les médias et un changement de la façon dont ils sont consommés.

La logique culturelle de la convergence médiatique

Voici un autre aperçu du futur : l’anthropologue Mizuko Ito a étudié la place croissante des télécommunications mobiles chez les jeunes japonais et montré que de jeunes couples, grâce à l’accès à diverses technologies mobiles, peuvent rester en contact tout au long de la journée [5]. Ils se réveillent, travaillent, mangent et se couchent ensemble alors même qu’ils vivent à des kilomètres de distance et n’ont de contact physique direct peut-être qu’une fois par mois. On peut appeler cette pratique le télé-cocooning.

La convergence n’est pas seulement synonyme de matériaux et de services produits commercialement et voyageant en fonction de circuits réglementés et prédéfinis. Elle n’implique pas seulement que les sociétés de téléphonie portable travaillent avec celles du cinéma pour décider où et quand le spectateur pourra regarder un nouveau film. Elle se produit aussi chaque fois que nous mettons la main sur un média. Le divertissement n’est pas le seul contenu passant par les multiples plateformes médiatiques. Nos vies, nos relations, nos souvenirs, nos fantasmes et nos désirs passent aussi par les canaux médiatiques. Le fait d’être un amant, une maman, un enseignant a lieu sur de multiples plateformes [6]. Parfois nous mettons nos enfants au lit, parfois nous leur envoyons un SMS de l’autre bout du monde.

Encore un exemple : des lycéens utilisent leurs téléphones portables pour produire, dans le vestiaire, un film pornographique mettant en scène les majorettes topless de la classe. En quelques heures, le film circule dans le lycée, d’autres élèves et des professeurs le téléchargent, on le regarde entre les cours sur des appareils médiatiques personnels. Lorsque nous prenons le contrôle des médias, cela peut être créatif – mais aussi désastreux.

La convergence, dans un futur prévisible, prendra la forme d’une sorte de bricolage improvisé entre les différentes technologies médiatiques – et non celle d’un système pleinement intégré. Aujourd’hui, les évolutions culturelles, les batailles juridiques et les consolidations économiques qui alimentent la convergence médiatique sont en avance sur les évolutions de l’infrastructure technologique. De la façon dont se dérouleront ces transitions dépendra l’équilibre des pouvoirs de l’ère médiatique à venir.

L’environnement médiatique aux États-Unis obéit aujourd’hui à deux tendances apparemment contradictoires : les nouvelles technologies médiatiques ont baissé leurs coûts de production et de distribution, accru l’étendue des moyens de diffusion et permis au consommateur d’archiver, d’annoter, de s’approprier et de refaire circuler le contenu médiatique par des canaux puissants et nouveaux. Parallèlement, on observe une concentration inquiétante de la propriété des grands médias commerciaux, quelques conglomérats multinationaux dominant tous les secteurs de l’industrie du divertissement. Personne ne semble en mesure de décrire simultanément les deux types de changement, et moins encore de montrer leur impact réciproque. Certains craignent que les médias n’échappent à tout contrôle, d’autres qu’ils soient trop contrôlés ; certains voient un monde sans gardes-frontières, d’autres un monde où ils auraient un pouvoir sans précédent. La vérité se trouve, une fois encore, entre les deux.

Dernier exemple : on voit, dans le monde entier, des autocollants Yellow Arrow collés sur des monuments publics et sur des usines, sur des échangeurs d’autoroutes et sur des lampadaires. Ils donnent des numéros de téléphone que l’on peut appeler pour laisser un message vocal, un commentaire personnel sur notre paysage urbain commun. Ces numéros sont utilisés pour critiquer une entreprise irresponsable ou partager le plaisir d’un beau paysage. Et de plus en plus, les entreprises cooptent le système pour y laisser leurs propres messages publicitaires.

La convergence, comme on le voit, est à la fois un processus allant du haut vers le bas, dirigé par l’industrie, et un processus qui va du bas vers le haut, à l’initiative du consommateur. La convergence commerciale coexiste avec la convergence sociale. Les firmes médiatiques apprennent à accélérer le flux de contenu à travers les divers canaux médiatiques pour accroître leurs opportunités de profit, élargir leurs marchés et renforcer la fidélité des consommateurs. Ces derniers apprennent à utiliser ces multiples technologies médiatiques pour mieux contrôler les flux médiatiques et interagir avec d’autres consommateurs. Les potentialités de ce nouvel environnement médiatique suscitent des attentes croissantes en termes de liberté des idées et des contenus offerts. Inspirés par ces idéaux, les consommateurs se battent pour avoir le droit de participer toujours plus à leur culture. Parfois, la convergence économique et la convergence sociale se renforcent mutuellement, créant des rapports plus étroits et plus productifs entre producteurs et consommateurs de médias. Mais ces deux forces peuvent aussi être en lutte, lutte qui aura pour effet de redessiner le visage de la culture populaire américaine.

La convergence exige des firmes médiatiques qu’elles repensent leur façon de définir la consommation de médias, définitions qui façonnent les choix en matière de marketing et de programmation. Si le consommateur d’hier était jugé passif, celui d’aujourd’hui est actif. Si le consommateur d’hier était réputé prévisible, et restait où on lui disait de rester, celui d’aujourd’hui, adoptant un comportement migrateur, montre une fidélité de plus en plus faible aux réseaux et aux médias. Si le consommateur d’hier était un individu isolé, celui d’aujourd’hui est socialement connecté. Si le monde du consommateur de médias était hier silencieux et invisible, il est aujourd’hui bruyant et public.

Les producteurs de médias réagissent à ce consommateur nouveau et autonome de façon contradictoire, tantôt encourageant cette évolution, tantôt résistant à un comportement qu’ils jugent subversif. Et les consommateurs, de leur côté, face à ces signaux contrastés quant au type et au niveau de participation dont ils peuvent profiter, sont décontenancés.

Les firmes médiatiques connaissant cette transition ne réagissent pas de façon monolithique : des services de la même entreprise poursuivent souvent des stratégies radicalement différentes, qui reflètent leur incertitude quant aux choix à adopter. D’un côté, la convergence représente de nouvelles opportunités pour les conglomérats médiatiques, car le contenu qui obtient un succès dans un secteur peut être diffusé sur d’autres plateformes. De l’autre, elle représente un risque, car la plupart de ces médias redoutent une fragmentation ou une érosion de leurs marchés. Chaque fois qu’ils font passer un spectateur de la télévision à l’Internet, par exemple, le risque existe qu’il ne revienne plus en arrière.

Henry Jenkins

Extrait de La culture de la convergence : des médias au transmédia.

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Notes

1. Bruce Sterling, « The Dead Media Project : A Modest Proposal and a Public Appeal », www.deadmedia.org/modest-proposal.html.

2. Lisa Gitelman, « Introduction : Media as Historical Subjects », Always Already New : Media, History and the Data of Culture (ouvrage en cours).

3. Pour une réflexion sur l’idée récurrente que les nouveaux médias font disparaître les anciens, voir Priscilla Coit Murphy, « Books Are Dead, Long Live Books », in David Thornton et Henry Jenkins (dir.), Rethinking Media Change : The Aesthetics of Transition, Cambridge, Mass., MIT Press 2003.

4. Cheskin Research, « Designing Digital Experiences for Youth », Market Insights Series, automne 2002, p. 8-9.

5. Mizuko Ito, « Mobile Phones, Japanese Youth and the Replacement of the Social Contract », in Rich Ling et Per Petersen (dir.), Mobile Communications : Re-Negotiation of the Social Sphere, (à paraître), www.itofischer.com/mito/archives/mobileyouth.pdf.

6. Sur ce point, voir Henry Jenkins, « Love Online », in H. Jenkins (dir.), Fans, Gamers, and Bloggers, New York University Press, 2005.

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