Des funérailles pour une machine

Un papier paru sur le site du mensuel américain, The Atlantic. Il s’ouvre sur une scène de funérailles. Elle se déroule à Taji, en Irak où des soldats américains enterrent un frère d’armes, Boomer. Un discours célèbre son héroïsme et rappelle les nombreuses vies qu’il a sauvées sur le champ de bataille. 21 coups de feu sont tirés.


Image : un robot démineur sur un champ d’opération irakien en 2004, via Wikimedia Commons.

Une scène traditionnelle, à une exception près : Boomer est une machine. Boomer est un robot dont la fonction est de désarmer les explosifs, un robot qui opère dans les espaces les plus dangereux, sans aucune considération pour lui-même. Et c’est cela qui provoque l’admiration de ses camarades humains, au point donc de lui organiser des funérailles.

Est-ce là une histoire de fous ?

Le papier de The Atlantic nous apprend qu’une chercheuse de l’université de Washington, Julie Carpenter, a mené une étude sur les relations hommes-machines, au sein de cette population précise des démineurs. Et ses travaux montrent que les soldats confèrent très vite à leurs robots des attributs humains ou animaux, y compris de genre. Qu’ils font montre à l’égard de leur machine d’une grande empathie, au point de ressentir toute une gamme de sentiments – allant de la colère à la tristesse – quand le robot est détruit. Une unité a même emmené son robot à la pêche, il a tenu la canne…

Même si les soldats savent parfaitement qu’ils ont affaire à des machines, il leur arrive d’interagir avec elles comme ils le feraient avec des êtres humains ou des animaux domestiques. Ce qui, pour la chercheuse, est logique, tant, en bien des circonstances, la vie des soldats dépend du robot. On peut trouver cette explication convaincante et même y voir les prémisses d’une relation intéressante avec ces nouveaux êtres que sont les robots. Néanmoins, cela entraîne une autre question.

Comment se fait-il que dans ce contexte guerrier, où des êtres humains meurent, sont blessés, on accorde tant d’importance et de sentiment à ce qui n’est malgré tout qu’un outil ? Ces soldats n’ont-ils pas autre chose à pleurer que leur robot ? Dans la Route des Flandres, le grand Claude Simon raconte, dans une des strates de son récit, la débâcle de 1940 : ce ne sont que corps de cavaliers français déchirés, disloqués, tombant sous le feu des Panzers dans la boue des Ardennes. Mais une scène m’a toujours frappé par sa force émotive : l’agonie d’un cheval. C’est autour d’un cheval agonisant que se réunissent ces soldats perdus, blessés et destinés à mourir. Ils veillent le cheval mourant. Comme si la guerre avait le pouvoir d’inverser les hiérarchies ou nécessitait même de perturber les hiérarchies. Le robot donc, comme cheval des guerres passées.

Néanmoins, on peut continuer à trouver ça bizarre. Mais sommes-nous nous-mêmes, dans notre relation plus quotidienne aux machines, et à nos outils numériques, exempts de tout comportement bizarre et irrationnel ? Pour ma part, je ne leur parle pas, ne les assigne à aucun genre, me soucie assez peu de leur état et ne leur demande que de fonctionner. Bref, ils sont parfaitement réifiés, réduits à l’état de choses. Sauf en une circonstance. Quand je ne les utilise plus et que j’en change. Comme beaucoup de gens, je ne jette pas mes ordinateurs et autres téléphones. Je ne les jette pas parce que je les investis d’une mémoire : non seulement ils sont des souvenirs – comme n’importe quel objet -, mais ils portent en eux des souvenirs (des textes, des photos…) que je ne peux pas jeter quand bien même l’état de la machine ne me permet plus d’y accéder. Ainsi ma maison se transforme-t-elle petit à petit en un cimetière, où gisent des êtres technologiques, chacun plein de sa mémoire perdue. Est-ce vraiment plus rationnel que d’enterrer un robot ?

Xavier de la Porte

Retrouvez chaque jour de la semaine la chronique de Xavier de la Porte (@xporte) dans les Matins de France Culture dans la rubrique Ce qui nous arrive à 8h45 et sur son blog (RSS).

L’émission du 28 septembre de Place de la Toile accueillait Laurence Allard, maîtresse de conférences à l’université de Lille 3, Jean-Christophe Béchet, rédacteur en chef adjoint du magazine mensuel Réponses Photo et André Gunthert, historien de la photo, maître de conférences à l’EHESS où il dirige le Laboratoire d’histoire visuelle contemporaine et était consacrée, vous l’aurez compris, à la photo à l’ère du numérique.

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