Les nouvelles technologies doivent-elles favoriser l’impulsion ou la conviction ?

Evgeny Morozov (@evgenymorozov) nous adresse une bonne question dans sa dernière chronique sur Slate.com : existe-t-il une application pour promouvoir le commerce équitable et si c’est le cas, quelle forme doit-elle prendre ?

La consommation éthique, l’idée que nous pouvons moduler certains des pires excès de la mondialisation en achetant et consommant différemment, a connu sa part de controverses, rappelle le chercheur. Mais quand bien même certaines des critiques du commerce équitable seraient recevables, cela ne signifie pas que nous devrions exclure les questions politiques et éthiques de nos décisions de consommation. Au contraire. Nous aurions tous à bénéficier d’agir comme des citoyens avant que d’agir comme des consommateurs.

Mais l’enjeu n’est pas tant de savoir si la consommation équitable vaut la peine en tant que telle que de comprendre comment la promouvoir au mieux. Les idées reçues suggèrent qu’une meilleure information sur les marchandises que les consommateurs sont en train d’acheter devrait les conduire à une consommation plus responsable. Une autre idée reçue suggère que quoiqu’on informe, le statut social joue un rôle prépondérant dans le choix (et la possibilité) de s’engager dans une consommation responsable, souvent un peu plus cher qu’une consommation traditionnelle.

Compte tenu de ces deux hypothèses, on comprend vite pourquoi nombreux estiment que les nouvelles technos seraient un allié utile pour faire des achats responsables. L’avenir de la consommation responsable repose sur nos smartphones ou dans les lunettes de Google qui nous permettront de nous informer sur tout produit que nous nous apprêterons à acheter et publiciser notre acte de consommation héroïque à la vue de tous ! Et ces applications existent déjà, comme GoodGuide, qui vous permet de scanner le code-barre d’un produit pour avoir accès à ses notes de performance environnementale et sociale. Vous pouvez même installer cette application sur votre FairPhone, un smartphone qui annonce avoir été produit avec des matières premières qui ne financent aucun conflit violent et tiré de mines où les gens sont traités comme des êtres humains, ironise Morozov.

Mais un article de la Revue américaine d’économie et de sociologie risque bien de compliquer cette image et montrer que ce type d’application n’est peut-être pas l’avenir de la consommation responsable. Dans l’expérience que relate l’article, les économistes avaient donné 20 $ à leurs étudiants et leur ont proposé d’acheter un paquet de café sans marque à 5 $ ou un autre paquet avec le même emballage, mais labellisé commerce équitable à 7$, les élèves pouvaient empocher les paquets et l’argent qui leur resterait de leurs courses. Les participants ont été divisés en 4 groupes. Le premier n’a reçu aucune information et a fait ses achats en privé. Le second groupe a du regarder avant une vidéo de trois minutes sur les difficultés de la production de café au Guatemala expliquant comment le commerce équitable améliore la condition des agriculteurs, avant de faire ses achats en privé. Le troisième groupe n’a pas regardé de vidéo, mais devait faire ses achats face aux autres participants. Les membres du dernier groupe ont regardé la vidéo et devaient faire leurs achats devant les autres.

Résultats ? 64 % de tous les participants ont choisi d’acheter du café équitable. Mais ni plus d’information, ni plus de publicité, ni le prix n’ont fait une grande différence dans leurs décisions.

Qu’est-ce qui a fait une différence alors ? Une certaine familiarité avec les objectifs du commerce équitable et une plus large compréhension des enjeux politiques nationaux et mondiaux liés au commerce équitable, répondent les chercheurs. Et pour mesurer cette variable, les chercheurs ont posé des questions à tous les participants sur les causes de l’effet de serre, les politiques de prêts aux pays en développement, l’équilibre des pouvoirs politiques au Canada où avait lieu l’étude… La conclusion utile qu’en tirent les chercheurs est que les campagnes d’informations à long terme et plus générales sont susceptibles d’être beaucoup plus efficaces pour stimuler la consommation éthique qu’une information partielle et rapide. Dit autrement, nous sommes sensibles à ce à quoi nous avons été sensibilisés ou plus précisément à ce que nous nous sommes approprié et que nous avons compris.

Cette petite étude, dont il faut entendre les limites, souligne également que nous ne sommes pas des automates rationnels à consommer que décrivent bien des économistes, comme l’avait déjà très bien montré le spécialiste de psychologie cognitive et prix Nobel d’économie Daniel Kahneman. Mieux, une telle étude amoindrit la portée de biens des critiques de la consommation équitable : elle n’est donc pas un acte égoïste, l’achat d’une indulgence ou d’une bonne conscience, mais la marque que les gens se soucient effectivement de l’état du monde et que de petites contributions peuvent participer à son amélioration.


Image : nos deux systèmes de pensée, le système 1 et le système 2 de Daniel Kahneman illustrés par l’image. Le système 1, est rapide, intuitif, émotionnel et fonctionne en mode automatique, sans que nous ayons conscience de son travail ni même de son existence. L’autre, le système 2, plus lent, plus réfléchi, plus calculateur, contrôle le premier ; il ne s’active que pour effectuer une tâche cognitive bien précise, au prix d’un certain effort mental. Via les Echos.fr.

Mais l’autre conclusion que dresse Morozov est intéressante aussi. Les informations disponibles sur le point d’achat ont bien souvent peu d’impact, en tout cas pas l’impact escompté. Le choix d’acheter équitable se base avant tout sur une conviction, pas sur une impulsion. Et cela remet en cause bien des façons dont on intègre les nouvelles technologies, qui permettent de faire beaucoup de choses faciles pour pas cher. Les choses faciles ne sont pas nécessairement celles qui comptent, rappelle Morozov. L’étude nous dit que lorsque l’on imagine une application, nous devrions réfléchir à deux fois entre une application autonome qui cherche à changer notre comportement à la volée et des applications sophistiquées, riches en contenues, intégrées dans une stratégie éducative, permettant d’approfondir des connaissances sur un sujet donné sur le long terme… Alors que l’intuition nous porterait plutôt à privilégier la première pour modifier les comportements, cette étude nous montre que l’autre voie est peut-être plus efficace.

Bien sûr, il semble que Morozov ait raison de dire que les incitations trop rapides n’ont pas une action aussi efficace qu’on pourrait le croire. En cela, il rejoint les expériences de Martin Lindstrom, l’auteur de Buyology, sur l’inefficacité des logos ou des avertissements de santé sur les paquets de cigarettes par exemple (même si cet exemple a reçu son lot de critiques). Mais peut-on dire pour autant que les informations à long terme ont plus d’impact ? Peuvent-elles dépasser alors les gens concernés ? Si on compte sur des campagnes d’information nourries pour sensibiliser les gens jusqu’à leur faire entendre les enjeux (comme le proposeraient des applications avec du contenu riche), le risque est de perdre beaucoup de gens en route. A l’inverse, les gens concernés par la consommation équitable pourront utiliser ces applications rapides pour valider leurs choix… sans avoir besoin de contenus riches puisqu’ils l’auront déjà trouvé ailleurs. Dans l’économie comportementale, favoriser l’impulsion ne permet pas toujours de faire basculer la conviction…

Un petit exemple qui montre bien en tout cas combien les apports des neurosciences seront essentiels au développement des applications de demain. Reste à ce qu’elles nous aident à résoudre des problèmes plus fondamentaux : comment faire pour que les gens se sentent concernés ?

Hubert Guillaud

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