Le temps est-il enfin venu de comprendre le fonctionnement de notre cerveau ? En tout cas, pour la première fois, les grandes puissances semblent vouloir donner au sujet l’attention qu’il mérite. Deux projets concurrents se sont donné pour but de comprendre l’intégralité des mécanismes du cerveau : à la clé, l’espoir d’une révolution scientifique sans précédent. Le premier, chronologiquement, est d’origine européenne, il s’agit du Human Brain Project (HBP), qui a reçu de la part des communautés européennes une dotation d’un milliard d’euros sur 10 ans. Le second est américain, et se nomme tout simplement BRAIN, pour Brain Research through Advancing Innovative Neurotechnologies. Remarquez l’acronyme « récursif » ! De toute évidence, l’humour tordu du GNU (pour GNU is not UNIX) a fait des petits… L’initiative BRAIN recevra quant à elle de la part de l’Etat américain une somme de 300 millions de dollars par an sur dix ans (soit 3 milliards de dollars au total).

Les deux projets ne visent pourtant pas exactement les mêmes buts. BRAIN vise à comprendre le cerveau dans son ensemble, et notamment le fonctionnement de tous ses neurones. Le Human Brain Project, lui, se propose de bâtir une simulation informatique du cerveau humain, en fonction de nos connaissances déjà acquises.

A noter que la distinction, « américain vs européen » n’a pas vraiment de sens, et l’on aurait tort, à mon avis, d’y voir une différence de culture à l’oeuvre. Tout d’abord, le HBP est sous la houlette d’Henry Markram, originaire d’Afrique du Sud et qui a travaillé aux States (d’ailleurs, il n’a même pas d’entrée dans la Wikipédia française !), avant de s’installer à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne. C’est d’ailleurs assez ironique : il semble qu’en général, on aime souvent à opposer l’esprit de la recherche américaine, qui repose volontiers sur le tout informatique, à une démarche européenne plus proche du vivant « réel » (c’est en tout cas souvent ce qu’on entend lors des débats sur la biologie synthétique, ou sur la convergence NBIC). Ici, les méthodes sont inversées. Cela tend à montrer qu’à ce niveau de recherche (comme d’ailleurs dans le football), les notions de nationalité et de « culture » importent finalement peu.

A l’origine du Human Brain Project, on trouve un autre travail, déjà très ambitieux, également dirigé par Henri Markram, le Blue Brain Project. Il s’agissait cette fois de simuler une colonne de neurones du cerveau du rat.

Des deux, l’initiative américaine est sans doute la plus ambitieuse (et la mieux dotée financièrement). Comme le décrit le rapport d’étape sorti en septembre (.pdf), « Le défi consiste à cartographier les circuits du cerveau, mesurer les fluctuations d’activité chimique et électronique se produisant dans ces circuits ; et à comprendre comment leur interaction donne naissance à nos capacités uniques tant dans les domaines cognitifs et comportementaux ».

Des neurosciences à la nanotechnologie

Dés février 2013, Barack Obama, dans son discours sur l’état de l’Union, avait annoncé son désir d’encourager la recherche sur le cerveau, la présentant d’ailleurs surtout comme une ressource de croissance économique : « chaque dollar que nous avons investi pour cartographier le génome humain a rapporté 140 $ à notre économie. Aujourd’hui, nos scientifiques sont en train de cartographier le cerveau pour découvrir les réponses sur la maladie d’Alzheimer (…) ».
Mais c’est en avril 2013 qu’est née, officiellement, la BRAIN Initiative. Mais celle-ci dépasse largement le cadre des neurosciences. En effet, pour comprendre l’ensemble des fonctionnalités du cerveau, il faudra développer de nouveaux outils, de nouvelles technologies qui pourront s’avérer utiles même dans des domaines qui n’auront rien à voir avec le cerveau. Par exemple, le développement de nouveaux capteurs susceptibles de saisir l’activité des neurones. Aujourd’hui, lorsqu’on désire connaître le comportement d’un neurone individuel, il faut utiliser des microélectrodes, ce qui implique une opération chirurgicale et l’ouverture de la calotte crânienne. Une telle complexité est bien sûr incompatible avec les buts de la BRAIN initiative. Il faudra donc développer des nanosystèmes capables de tracer le comportement neuronal de façon moins invasive. Ce qui évidemment implique des progrès en nanotechnologie…

En fait, selon le Guardian, la nanotechnologie sera véritablement au coeur de BRAIN. Le quotidien britannique cite plusieurs exemples de nanosystèmes qui pourraient faciliter la compréhension fine de nos mécanismes cérébraux. Par exemple, le neuroscientifique Rafael Yuste de l’université de Columbia, espère utiliser des « nanodiamants » susceptibles de changer de couleur quand une impulsion électrique est envoyée par un neurone. Ces nanodiamants, précise le Guardian, « pourraient être attachés à un unique neurone, ou dispersés partout dans le cerveau ».

D’un autre côté, le projet européen est peut-être le plus excitant pour l’imagination des plus futuristes. Le rêve de créer un cerveau artificiel hante depuis longtemps les sphères transhumanistes et technophiles. Et s’il devient possible de créer une simulation d’un cerveau humain dans l’abstrait, pourquoi ne pas directement simuler le mien (ou le vôtre) ? C’est le principe de l’uploading, une forme d’immortalité virtuelle qui est notamment envisagée par des chercheurs comme Marvin Minsky, Hans Moravec et abondamment traitée par des auteurs de science-fiction comme Charles Stross. L’existence d’une telle possibilité n’a pas échappé à bon nombre de commentateurs (par exemple ici)… et a inspiré à Futura-sciences un savoureux poisson d’avril !

Des projets « dinosauriens » ?

Ces deux projets ne sont pas sans avoir entrainé leur lot de critiques.

Côté européen, Jean-Paul Baquiast s’inquiétait, lors d’une table ronde diffusée sur France-Culture, de l’approche par trop réductionniste de Henry Markram, qui avait déjà été, selon lui, la caractéristique du « Blue Brain Project ». Il espérait que la méthode Markram ne serait pas la seule employée dans le projet européen. Un article de Nature donne peut être à ce sujet une réponse rassurante : Markram affirme que le HBP sera ouvert à tous les modèles. Les Américains, qui s’en étonnera, se montrent aussi critiques vis-à-vis du HBP. Comme l’explique John Markoff dans le New York Times, « une telle simulation serait basée sur une connaissance encore théorique, incomplète, et inexacte ». Selon l’article de Nature, même le plus ancien « Blue Brain Project » ne rencontrerait pas l’unanimité. Ainsi, d’après Kevan Martin, codirecteur de l’institut de Neuroinformatique de Zurich, « la simulation de la petite bande de cortex du rat ne possède pas d’inputs des organes sensoriels, ni d’outputs vers les autres parties du cerveau, et ne produit quasiment aucun comportement intéressant ».

Mais l’initiative BRAIN n’échappe pas non plus aux critiques. La plus sérieuse a été formulée par John Horgan, sur le blog du Scientific American. Reprenant la comparaison avec le « Human Genome Project », Horgan souligne que les deux recherches sont profondément différentes. On connaissait déjà, depuis des années, la nature du « code génétique ». Séquencer le génome humain pouvait donc être considéré comme un effort gigantesque, mais on savait exactement ce qu’on devait chercher. C’était un travail avant tout quantitatif. Or, rappelle-t-il, on ne connait rien qui soit équivalent au « code neural ». Autrement dit, nous ne possédons pas de théorie globale sur le fonctionnement du cerveau. Difficile, dans ce cas, de déterminer quelles sont les « données » à accumuler et les recherches à effectuer.

Si la comparaison entre le projet BRAIN au Human Genome Project peut être contestée, on peut aussi l’accepter pour la retourner dans un sens pas forcément positif.

Car le Human Genome Project a un petit goût amer. En effet, alors que les chercheurs continuaient leur travail grâce aux 3 milliards donnés par les contribuables, la société de Craig Venter, Celera, les « coiffait au poteau » avec 300 millions de dollars de fonds privés. Certes, lors de cette « course », Celera avait utilisé les séquences d’ADN déjà découvertes (et mises en accès libre) par les scientifiques du HGP. En conséquence, on ne pouvait dire que Celera avait séquencé le génome « tout seul ».

Cela dit cela pose la question de savoir si des petits groupes, munis d’outils plus innovants, ne risqueraient pas d’aller plus loin et plus vite que les deux projets américains et européens. Ainsi, le « cerveau artificiel » peut-être le plus avancé aujourd’hui est canadien, il s’appelle Spaun, et repose sur des bases très différentes du HBP.

Ce programme simule 2,5 millions de neurones, ce qui est très peu par rapport au nombre contenu dans notre cerveau et donc aux ambitions du Human Brain Project. Mais, et c’est là l’intérêt, ce réseau de neurones est fonctionnel. Autrement dit, il cherche d’emblée à reproduire certaines opérations cognitives. Il est capable par exemple de trouver l’élément suivant dans une suite de nombre, comme dans les tests de Q.I.

A ceux qui s’étonneront de l’enthousiasme suscité par cette prouesse et souligneront qu’il existe des réseaux de neurones capables de réaliser ce genre de choses depuis des années, il faut rappeler que les « réseaux neuronaux » existant aujourd’hui en Intelligence Artificielle n’ont pas grand-chose à voir avec ce qui se passe réellement dans le cerveau. Ce sont comme on dit des « neurones formels » très éloignés de leur équivalent biologique. Au contraire, dans un système comme Spaun (et à fortiori, dans le futur simulateur du HBP), chaque neurone est réellement simulé, avec ses propriétés chimiques, ses récepteurs de neurotransmetteurs, etc. Lorsque Spaun accomplit une tâche mentale, même simple, on peut en tirer des conclusions sur notre propre cognition et notre physiologie. Ce qui n’est absolument pas le cas avec un « réseau neuronal ».

Chis Eliasmith principal concepteur de Spaun est très sceptique quant à l’approche adoptée par Markram : « mettre un grand nombre de neurones ensemble et espérer que quelque chose d’intéressant puisse en émerger ne semble pas un moyen possible de comprendre quelque chose d’aussi sophistiqué que le cerveau humain ». Cependant, un partisan du Human Brain Project pourrait répondre que le cerveau n’est pas un agrégat de fonctions, et que si nous voulons comprendre le cerveau dans son intégralité, c’est bel et bien d’un modèle unifié, comme souhaite le réaliser Markram, qui s’avèrera au final nécessaire. Comme l’explique l’article de Nature déjà cité, Markram est convaincu de la nécessité d’une approche « bottom-up » : on commence par simuler le cerveau au plus bas niveau possible, et on ne passe au niveau de complexité suivant qu’une fois que tout est compris à l’échelle inférieure.

Autre alternative, mentionnée par Gary Marcus dans son article du New Yorker, l’Allen Institute for Brain Science, créé par Paul Allen, le cofondateur de Microsoft. Cet institut dispose d’un demi-million de dollars et a déjà publié plusieurs cartographies cérébrales, diffusées gratuitement.

Au final, on doit sans doute s’attendre à un écosystème de projets divers qui travailleront, pour employer un néologisme répandu, en « coopétition ». Après tout, Celera n’aurait sans doute pas pu séquencer son génome sans l’existence du HPG.

L’argent, nerf de la guerre

Une autre critique s’est élevée, des deux côtés de l’Atlantique, contre de tels projets. Ils risqueraient, selon certains, de drainer l’argent des subventions et ne laisser que peu de fonds aux travaux de groupes moins importants. C’est par exemple ce que pense Rodney Douglas (toujours selon Nature), qui dirige l’institut de Neuroscience de Zurich en compagnie de Kevan Martin : « les neurosciences ont besoin de variété … il nous faut le plus grand nombre possible de gens différents portant des idées diverses ». Même son de cloche (à propos de BRAIN) chez les Américains, comme le souligne Dana Smith dans The Atlantic : « certains membres de la communauté scientifique s’inquiètent que les fonds, déjà limités, assignés aux autres projets de recherche se retrouvent amputés afin de financer celui-ci ».

Au final, il est bien difficile pour nous autres, les non-spécialistes, d’évaluer la portée et l’avenir de ces projets, tant les arguments mêlent science pure, politique et argent. Personnellement, si on va au-delà des disputes économiques ou administratives, je ne vois pas comment l’impact de ces deux projets pourrait être globalement négatif (espérons juste qu’ils collaboreront entre eux au lieu de se livrer à une vaine guerre de tranchées). Peut être les théories sont elles fausses, ou les ambitions trop élevées. Mais on découvrira sans doute quelques petites choses en route.

Rémi Sussan

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