Les makers étaient au cœur des questionnements de la 5e édition de Lift France, qui s’est tenu à Marseille les 15 et 16 octobre 2013, sur le thème « Produire autrement ».
Dès l’ouverture, Daniel Kaplan, délégué général de la Fondation internet nouvelle génération (Fing), a posé une problématique qui dépasse de loin les enjeux industriels. Dans les années 2000, a-t-il expliqué, Neil Gershenfeld, le promoteur des Fab Labs, travaillait sur l’idée très futuriste selon laquelle l’ensemble de notre environnement allait se transformer en ordinateur. Parallèlement, il créait un cours au MIT, dans lequel il rassemblait des machines pilotées par ordinateur afin de créer des objets en trois dimensions. Quel rapport entre ces deux projets ? S’agirait-il des deux faces d’une même médaille ? Cette édition de Lift a ainsi tenté de faire le pont entre des considérations sur les nouvelles pratiques des makers et des domaines plus larges, comme la robotique ou l’intelligence artificielle.
Au cœur du sujet, la nouvelle définition d’un objet. Celui-ci commence aujourd’hui comme objet numérique derrière un écran. Puis, une fois fabriqué, il émane de lui une « aura numérique » en raison de multiples connexions qu’il peut établir avec son environnement. De fait, les objets appartiennent désormais de plein droit à l’économie numérique.
Peut-on dire qu’ils ont changé de nature ? Qu’en déduire sur l’avenir de notre industrie, de nos économies ?
Une nouvelle typologie des objets
Un premier éclairage sur ces question est venu de Véronique Routin (@veroniqueroutin) et Fabien Eychenne (@fabieneychenne), responsables du programme ReFaire de la Fing, qui ont entrepris de visiter les communautés variées de makers de part le monde et d’échanger avec elles (voir leur présentation).
Mais qu’est-ce au juste qu’un maker ? Un bricolo du dimanche ? Un amateur ? Un militant ? Quelles sont ses motivations ? C’est ce que le tandem s’est attaché à comprendre.
Image : Véronique Routin et Fabien Eychenne sur la scène de Lift France 2013, à la Villa Méditerranée, photographiés par la Fing.
Lors de leurs explorations des différents FabLabs, ils ont été surpris de voir à quel point les pratiques du numérique s’incarnaient aujourd’hui dans le monde physique. C’est probablement le changement récent le plus remarquable selon eux, car le DIY (Do it yourself, faites-le vous-mêmes) ne date pas d’hier. C’était déjà une pratique répandue dans le mouvement punk, lorsque les musiciens se sont emparés du magnétophone à quatre pistes pour court-circuiter les studios d’enregistrement des majors. Et bien sûr, il y a l’archétypal garage de Steve Jobs et Steve Wozniak… Mais l’internet introduit une nouvelle dimension, qui fait passer le champ du DIY des cultures alternatives à une véritable remise en question de nos pratiques industrielles.
A ce type de fabrication récent correspond plusieurs types de nouveaux objets, comme l’avaient évoqué Fabien Eychenne et Véronique Routin dans nos pages. Il y a par exemple les « objets ego » : ceux que chacun fabrique dans son coin, pour son plaisir propre. Puis, les objets à terminer, que chacun est libre de personnaliser à sa guise. Ensuite il y a les « objets ouverts », ceux qui appartiennent à la catégorie de l’open hardware. Les « objets communautés » suscitent autour d’eux un groupe d’individus qui s’évertuent à les faire vivre et évoluer. Par exemple, Chris Anderson, l’un des saints patrons des Makers et ex-rédacteur en chef de la revue Wired, a décidé de suivre les traces de son grand-père qui avait mis au point un système d’arrosage des jardins en 1943. Il a réuni autour de lui une petite communauté désireuse d’automatiser ce type d’engin, en recourant à des outils open source. Il y a aussi les « objets bouclés », qui intègrent les paramètres nécessaires à leur recyclage en fin de vie, ainsi que le promeut le mouvement « cradle to cradle« . Enfin, il existe aussi des objets générateurs, qui servent à fabriquer d’autres artefacts, les imprimantes 3D comme la Makerbot en étant l’illustration parfaite.
Interrogés sur leurs motivations, les makers veulent avant tout cesser de jouer les consommateurs passifs. Ils souhaitent être des acteurs au sein du système. S’y joint une conception très exigeante de la propriété d’un objet : « On ne possède pas réellement quelque chose si on ne peut pas l’ouvrir. »
Les makers sont motivés également par des enjeux écologiques : ils sont intéressés par la réparation et le recyclage.
De la fabrication à la commercialisation
Cette nouvelle forme d’industrialisation implique la multiplication de nouveaux acteurs et services. L’équipe du groupe de travail ReFaire a créé ainsi un jeu de cartes permettant de mieux visualiser la naissance et le développement de ces nouveaux objets au sein de l’économie en train d’éclore. Parmi ces objets, on trouve bien évidemment, la Makerbot, fameuse imprimante 3D low cost. Celle-ci est d’abord née sous la forme d’un fork (un projet dérivé, dans le jargon de l’open source) avec la RepRap, qui était avant tout une imprimante auto-réplicatrice. Les créateurs de Makerbot ne se sont pas intéressés à cette dernière fonction, mais se sont servis des plans de la RepRap pour créer une machine peu onéreuse et accessible à tous. Dès l’origine, la fabrication des premiers modèles s’est effectuée grâce au financement participatif.
L’imprimante a été mise au point dans un garage de Brooklyn, puis ses spécifications (logicielles et matérielles) ont été placées en open hardware et open source. Elle a alors été vendue en kit, chacun pouvant mettre à jour sa machine selon ses désirs. Surtout, les créateurs de la Makerbot ont développé autour de leur invention une communauté de partage des objets créés à partir d’elle : thingiverse. Lors d’une ultime étape, Makerbot a été rachetée par une grosse société, Stratasys, et les sources de la dernière version de l’imprimante 3D ont été fermées. Ce qui évidemment n’a pas été sans faire grincer quelques dents.
On trouve dans l’histoire de la Makerbot tous les ingrédients et toutes les valeurs de cette nouvelle industrie des objets : crowdfunding, open source, communauté… Mais également le rapport ambigu avec l’économie plus « traditionnelle ». Le monde des makers peut-il vivre en harmonie avec celui des grandes entreprises ?
Le fait est qu’un nombre important de groupes industriels, sans pour autant adopter la stratégie complètement « ouverte » propre à nombre de makers, se sont essayés à certaines de leurs pratiques. Ainsi, sous l’impulsion du groupe de travail de la Fing, Renault a créé un Fab Lab dans ses locaux. Ce n’est pas un lieu ouvert en réseau comme le voudrait la charte des Fab Lab, mais un espace dédié à l’intérieur de l’entreprise et réservé à ses salariés.
A Détroit, Ford a établi des relations avec un « techshop« . Il s’agit d’une espèce de Fab Lab, mais doté d’instruments beaucoup plus sophistiqués et aux visées plus commerciales. Les ingénieurs de Ford s’y rendent pour y observer les comportements des makers et ramener certaines pratiques intéressantes dans leur entreprise.
En France, Seb a également lancé ses Fab Labs. Le constructeur en possédait déjà, mais leur accès était limité. Puis il a découvert que les projets les plus intéressants étaient mis au point le soir et est donc en train de concevoir un espace plus ouvert.
Passer à l’échelle
Reste une ultime interrogation : comment passer à l’échelle ? La pratique maker se limite bien souvent à la réalisation de prototypes et de petites séries. Comment passer à l’échelle et produire plusieurs milliers de pièces ?
Il existe plusieurs solutions à ce problème. La première consiste à faire appel à des sociétés dont c’est précisément l’objet, comme Seeedstudio, qui propose de produire- en moins grand nombre que dans le cas d’une usine traditionnelle – une importante quantité de pièces à partir de modèles conçus par les makers.
Une autre possibilité consiste à recourir à des usines en déshérence, dont la capacité de production excède l’activité effective, marasme économique oblige. Toutefois, et c’est une nouveauté, les grands acteurs s’y mettent aussi. Dans le cas du Raspberry Pi (Wikipédia), cet ordinateur minuscule à moins de 30$, Sony a joué un rôle intéressant. Mis au point par un programmeur du Pays de Galles, ce système a attiré l’attention de la firme japonaise, qui possède justement une usine dans cette région et a proposé d’en sous-traiter la fabrication. Il sort aujourd’hui 37 000 Raspberry Pi par semaine.
Reste que la cohabitation entre makers et industrie n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Nous y reviendrons…
Rémi Sussan