Une mauvaise nouvelle – peut-être est-ce une bonne nouvelle, je ne sais pas – nous passons beaucoup de temps derrière nos écrans à travailler pour rien. A vrai dire, nous n’arrêtons jamais de travailler : quand nous faisons une recherche sur Google, quand nous mettons à jour un statut sur Facebook, quand nous écrivons un tweet, quand nous laissons un commentaire sur un hôtel dans TripAdvisor, toutes ces activités sont une forme de travail. Pourquoi ? Parce qu’à chaque fois nous produisons des données, souvent des données personnelles, qui vont être monétisées par ces services. A chaque fois que je fais une recherche sur Google, je fournis à Google des données sur mes goûts et intérêts, données qui permettront à Google de nourrir ses algorithmes et de mieux cibler les espaces publicitaires qui constituent ses revenus. Même fonctionnement ou à-peu-près avec Facebook, Youtube, etc. A chacune de mes actions numériques, je produis de la valeur, j’enrichis quelqu’un, bref, je travaille. Et pourquoi ne serais-je pas rémunéré pour ce travail ?
C’est un raisonnement qu’on lit et entend de plus en plus dans le monde numérique et qui est à examiner sérieusement. Certains appellent ça le digital labour (cf. l’émission de Place de Toile consacrée à ce sujet), le travail numérique, et produisent une analyse marxiste, faisant de nous des travailleurs aliénés, exploités sans pouvoir lutter. C’est frappant, mais contestable, notamment parce que les rétributions ne sont pas nulles contre ce travail que nous fournissons ; elles ne sont pas financières certes, mais d’un autre ordre : Google me donne un accès à un classement de l’internet, et à un savoir trié, Facebook me permet d’échanger, de recevoir des informations, d’avoir une forme de vie sociale. Il est peut-être un peu excessif d’aller mobiliser les outils théoriques de la défense du prolétariat. D’autres envisagent la question sous un angle plus pragmatique. C’est le raisonnement par exemple de Jaron Lanier, quelqu’un d’étonnant, car pionnier des réseaux, inventeur de la notion de « réalité virtuelle », créateur de start-up à répétition, et un des critiques les plus acérés des travers de l’internet contemporain. Jaron Lanier fait la proposition suivante : puisque ces entreprises se font énormément d’argent avec nos données, elles seraient sans doute prêtes à nous les acheter. Faisons-nous donc rémunérer ! Un système de micropaiement individualisé, une rétribution à la donnée fournie et voici l’équilibre commençant à se rétablir, la richesse mieux répartie.
Tout ça n’est pas inintéressant. Parce qu’il n’y a pas de raison pour que la donnée n’ait de valeur que pour celui qui la récolte et l’amalgame (et pas pour celui qui la fournit). Parce qu’avec ce raisonnement, c’est aussi la possibilité d’instaurer une fiscalité sur les données, comme le préconisait le rapport Collin et Colin sur la fiscalité numérique, ce qui serait un moyen de faire payer des impôts à ces gigantesques entreprises qui en paient peu.
Hormis la complexité de la mise en pratique, j’y vois deux limites ou deux mélancolies :
- d’abord, c’est un renoncement manifeste à l’idée de gratuité, assez fondamentale dans les utopies numériques. Même si je ne suis pas dupe du fonctionnement de l’internet, j’aime bien l’idée qu’il y ait du non marchand. Là, tout ou presque deviendrait marchand. Mais bon, je suis prêt à céder sous les coups du pragmatisme et puis, comme le dit un adage numérique « quand le produit est gratuit, c’est que vous êtes le produit »…
- ensuite : me faire rémunérer pour mes données personnelles, pour ce que je mets dans les réseaux, c’est d’une certaine manière me faire rémunérer pour ce que je suis et ce que je dis. Etrange de recevoir de l’argent pour ce qui n’est que l’énonciation (ou même pas l’énonciation, parfois, c’est la simple manifestation) d’un goût ou d’un intérêt. Est-ce que ça vaut quelque chose le fait que je cherche des informations sur Sacha Grey, que j’aime le Musée du Louvre ou que je prévoie un week-end à Amsterdam. Manifestement oui, ça vaut quelque chose. C’est peut-être ça qui est triste.
Xavier de la Porte
Retrouvez chaque jour de la semaine la chronique de Xavier de la Porte (@xporte) dans les Matins de France Culture dans la rubrique Ce qui nous arrive à 8h45.
L’émission du 9 novembre 2013 de Place de la Toile était quant à elle consacrée à l’après Snowden pour se demander « qu’est-ce qui va changer ? ». En compagnie de Bernard Benhamou (@BernardBenhamou), ancien délégué aux usages de l’Internet auprès des ministres de l’enseignement supérieur et de la recherche et de l’économie numérique, « diplomate » de l’Internet notamment auprès de l’ONU et de Laurent Chemla (@laurentchemla), pionnier des réseaux français, cofondateur de Gandi, premier inculpé en France pour piratage informatique (depuis un Minitel), et aujourd’hui à la tête d’un projet de messagerie protégée, du nom de Caliop.
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Bonjour Xavier,
C’est justement le sujet actuellement en discussion sur un billet des étudiants du MOOC économie du web : http://archinfo24.hypotheses.org/1891
http://archinfo24.hypotheses.org/
Le non marchand fonctionnerait en parallèle aux marchands : rien ne vous oblige à passer par Google ou Facebook. Internet propose beaucoup d’alternatives, bien heureusement !
http://spiraledigitale.com/des-alternatives-au-monde-de-google-2-le-retour/
Pour le second point, je suis d’accord avec vous. Ce serait étrange d’être rémunéré par ce que l’on vit. Ou plutôt par ce que l’on veut montrer ? Afficher une vie meilleure ou plus belle que ce l’on vit au quotidien ? Ou comment se faire payer pour une vie rêvée plutôt que vécue… A voir.
Le site des internautes-» http://www.50dollarJob.com/index.php?refer=21663
Bonjour,
Au fond, il y a un raisonnement économique simple derrière tout ça: quelle valeur donné-je à ma vie privée? En ce qui me concerne, cette valeur est très élevée, donc par exemple il est hors de question que j’aie un compte Facebook ou Twitter actuellement, et je serais éventuellement prêt à payer en échange de garanties satisfaisantes. Bien sûr je me complique la vie, ce qui a aussi un coût: moteur de recherche alternatif, évidemment pas de compte gmail, verrouillages anti-flicage et anti-pub paranoïdes, etc. Ce sera différent pour d’autres personnes, et c’est normal.
Et en plus on évolue dans le temps: à 20 ans on s’en fiche, à 40 ça peut changer, après quelques prises de conscience éventuellement cuisantes…
PS: une dernière chose: parmi les moteurs de recherche alternatifs, il y a aussi le méta-moteur http://www.ixquick.com qui a une politique de confidentialité solide.
Un « travail » est bien autre chose qu’une simple création de valeur. En tant qu’organisme animal vivant, je dégage du CO2, ce qui permet aux arbres de se développer. Est-ce que je vais réclamer aux forestiers un salaire en échange du CO2 que je dégage ?
Mais admettons 🙂
En suivant votre raisonnement, vous pouvez considérer que ce qui rapporte au site Internet que vous utilisez (votre « travail ») ne lui rapporte QUE parce que vous l’utilisez. Et si vous l’utilisez, vous coûtez à l’entreprise qui est derrière le site (en serveurs, etc). Finalement, votre « travail » vous permet de consommer des services gratuitement.