« On a tous tendance à dire que le numérique change nos manières de produire, de nous déplacer, d’imaginer… Mais nous devons rester prudent quand nous convoquons cet imaginaire de la révolution », estime Valérie Peugeot (@valeriepeugeot), chercheur à Orange Labs, présidente de l’association Vecam, membre du Conseil national du numérique et rapporteuse du remarqué rapport sur l’inclusion numérique, sur la scène des Entretiens du Nouveau Monde industriel où elle était invitée à intervenir (voir sa présentation). Or, on ne peut pas en rester à ce constat. « Nous avons besoin de repenser la technique comme un objet politique à part entière, et ce d’autant que nous sommes dans une période où les mêmes outils peuvent nous amener vers des modèles de société très différents, à l’image des Big Data ». Il faut rappeler à la suite d’Alain Desrosières dans La politique des grands nombres, que les statistiques elles-mêmes ont été créées dans une perspective darwinienne voire eugéniste. L’appareil statistique d’Etat a été élaboré pour lutter contre la pauvreté et le chômage dans l’Angleterre des années 30.
La révolution internet : distribuée ou centralisée ?
L’histoire de l’innovation se bâtit autour d’imaginaires rappelait déjà le sociologue Patrice Flichy dans son livre. Ces imaginaires sont souvent pluriels, parfois contradictoires. Mais ils suivent des modèles qui se reproduisent d’une innovation l’autre, comme c’est le cas avec les Big Data. Mais « ces schémas étaient déjà présents à l’heure de l’invention de l’électricité par exemple, entre d’un côté ceux qui pensaient que l’électricité allait créer une société centralisée, policée, alors que d’autres imaginaient qu’elle allait permettre l’accès à une société plus décentralisée, où la production ne serait plus sous le seul contrôle des producteurs ». Ces imaginaires duals ont joué du même schéma, mais inversé avec l’introduction de l’informatique. L’informatique a été d’abord propulsée par les banques et les grandes entreprises, avec l’idée qu’elle allait permettre d’achever le modèle taylorien de l’entreprise centralisé et de la spécialisation des tâches. Le microprocesseur est arrivé aussi à une époque où émergeait une idéologie porteuse d’une société plus distribuée où l’informatique allait pouvoir être mise au service d’une forme d’émancipation et de transformation individuelle et collective qu’explique bien Fred Turner dans son livre.
Ces deux imaginaires, ces deux modèles (le modèle distribué et le modèle centralisé) sont également présents dans la promesse des Big Data. Les deux visions promettent une prise en main de l’humanité sur son futur, car les données ont une fonction prédictive dans tous les domaines de l’activité humaine. Face à la crise du futur, « les données sont la pythie moderne », pour autant que ces prévisions, ces prédictions deviennent réalité… Le marketing à l’heure des Big Data promet de connaître nos goûts avant nous… Mais quelle sera la relation parents/enfants quand ceux-ci auront choisi son ADN ? « La réflexivité achoppe à penser le futur de cette société »…
La ville intelligente est un exemple concret de la dualité de ces imaginaires autour des Big Data. D’un côté comme de l’autre, l’on évoque la datacity, la citée des données, une ville équipée de capteurs et d’actionneurs dont chaque élément constituant produit des flux de données, de la poubelle à la place de parking, flux qui vont rendre la ville plus intelligente, plus efficace, plus organisée, plus économe énergiquement. Mais on trouve deux littératures autour de cet avenir possible. D’un côté une littérature portée par des acteurs industriels à l’image de la « smarter city » d’IBM, de celle de Cisco, Oracle, auquel répond la ville des urbanistes, la ville de Le Corbusier, une ville maîtrisée par le plan, le tableau de bord… Une ville pilotée par les données qui n’est rien d’autre qu’un vision extrême du panoptique de Foucault qui s’incarne dans les villes de demain que sont Masdar ou New Songdo… Mais il y existe une autre vision de la ville intelligente, celle d’une ville qui favorise l’empowerment, le pouvoir d’agir, qui propose des données pour que l’habitant s’en empare, pour qu’il coconstruire sa ville à l’image de ce que propose le MediaLab de la ville de Madrid ou le projet I Make Rotterdam. Là encore, on constate l’hésitation entre d’un côté une vision d’un avenir centralisé, de l’autre une vision distribuée… « Même s’il faudrait montrer qu’il y a beaucoup d’autres visions entre ces deux modèles », prévient la chercheuse, « cette polarité aide à penser ».
Reste qu’entre ces deux approches, ni l’une ni l’autre ne remettent en question la donnée elle-même… « Si on trouve des controverses sur l’usage de la donnée, son contrôle, l’intérêt de la donnée n’est pas discuté. Les deux visions de la Smart City ne proposent ni l’une ni l’autre une utilisation plus frugale de la donnée. » Or, à mesure qu’on ajoute des données, nous construisons les conditions de la surveillance de masse. Plus on produit de Big Data, plus on produit une infrastructure favorisant la collecte et plus on renvoie la problématique de la surveillance au politique. Or, comme l’ont montré les affaires Snwoden ou la contestation de la Loi de programmation militaire, la politique n’est plus un contrepoids aux infrastructures de la surveillance. « Notre confiance en l’infrastructure technique en nuage est un choix qui est le vecteur d’un potentiel de surveillance jusqu’à là inédit et qui doit plus que nous alerter. »
Les biens communs un outil politique pour rééquilibrer le pouvoir technologique
« Comment rééquilibrer cette recentralisation que proposent les Big Data ? », interroge Valérie Peugeot. « Le web est un espace contributif et distribué qui nous fascine, mais qui masque les couches d’infrastructures construites elles sur des logiques de contrôle et de centralisation ». Pour trouver les conditions d’un rééquilibrage estime Valérie Peugeot, il nous faut repenser la donnée comme un bien commun. Un bien commun et pas un bien public, précise-t-elle. « Pour rééquilibrer les choses, nous avons besoin de nouvelles perspectives théoriques et pratiques, de nouvelles règles de gouvernement, de changer les régimes de propriété ». Cela signifie qu’il nous faut penser des infrastructures moins concentrées à l’image des systèmes d’informatique en nuage personnels et surtout penser la donnée comme une ressource que l’on peut mettre en commun. Pour cela, Valérie Peugeot nous invite à distinguer 4 types de données :
- les données de sources publiques, à l’image de l’open data qui propose de sortir les données pour les mettre en bien commun dans l’espace public… Mais Valérie Peugeot de pointer la limite de la licence ouverte Etalab, pas assez protectrice des biens communs, car elle n’impose pas le partage à l’identique, ce qui signifie que toute entreprise peut utiliser des données publiques ouvertes pour les enclore et les commercialiser… et de promouvoir des licences de type ODBL, favorisant le partage à l’identique.
- les données produites par les individus qui les placent en biens communs, par exemple les données d’Open Street Map, de Wikipédia… De plus en plus d’individus font le choix de placer leurs créations de l’esprit, aussi modestes soient-elles, sous licence libre, participant par là même à la création des connaissances en commun.
- les données produites par les entreprises pour leurs propres besoins n’ont pas vocation à s’ouvrir, mais elles peuvent être parfois reversées en données ouvertes, car certaines comprennent l’importance de participer aux biens communs, comme le font aujourd’hui certaines entreprises de transport notamment avec leurs données d’horaires de transport.
- enfin, il y a les données produites par des individus dans le cadre de leurs activités de clients et d’utilisateurs de services en ligne, mais qui sont gérées, manipulées, monétisées, valorisées par les acteurs qui proposent ces services, que ce soit des banques, des assureurs, des commerçants… Ces données-là sont enfermées entre deux régimes : un droit contractuel qui laisse à l’entreprise gestionnaire du service l’ensemble de leur valorisation et de l’autre un régime public qui tente de faire contrepoids. Force est de constater que nous sommes ici dans une impasse. Que l’équilibre entre protection et innovation est impossible. Nous avons besoin de dépasser cette tension entre protection de la vie privée et innovation, nous avons besoin de dépasser les bundle of rights, c’est-à-dire la complexité des droits de propriété, en mettant enfin les droits d’usages sur la table et imaginant une cogestion entre l’utilisateur du service et l’entreprise. Pour Valérie Peugeot, pour comprendre comment pourrait se desserrer la contradiction intellectuelle et pratique, il faut suivre l’expérimentation MesInfos de la Fing, qui tente justement d’imaginer des formes de cogestion des données en laissant les utilisateurs en gérer les droits d’accès.
Ce que dessine Valérie Peugeot c’est le besoin de rééquilibrer les deux imaginaires fondateurs de l’internet, la logique distribuée et la logique centralisée. Une manière de nous prévenir que nous n’échapperons pas à reposer la question de l’équilibre du pouvoir sur internet et que notre seule issue est de coconstruire du sens commun. Salutaire.
Hubert Guillaud
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Merci Hubert pour ce super article, bien en lien avec le séminaire sur les biens communs de Louise Merzeau qui a lieu en ce moment (à l’univ.Nanterre/Master Archinfo ENS).
Peux-tu m’en dire plus sur ce passage « Une ville pilotée par les données qui n’est rien d’autre qu’un vision extrême du panoptique de Foucault qui s’incarne dans les villes de demain que sont Masdar ou New Songdo… » as-tu lu des choses sur la surveillance dans ces villes ? V.Peugeot en parlait dans sa présentation ?
@Loup : Le problème de Masdar ou New Songdo n’est pas qu’elles développent une politique particulière de vidéosurveillance, mais que le principe même de traçabilité de tous les objets, de tous les flux, de toutes les personnes (jusqu’aux canettes que l’on jette dans les poubelles disait Adam Greenfield) et de fermeture des infrastructure (cf. Saskia Sassen) posent d’évidentes questions d’intimité, de vie privée et aussi des critères de la « smartitude ».