Les cycles d’innovation en question

Depuis janvier 2013, Bracken Darrell est le PDG de Logitech (@logitech). Chacun d’entre nous connaît Logitech, une société d’électronique grand public qui existe depuis 1981 (Wikipédia) et qui fabrique surtout des périphériques que tout un chacun utilise, souris, webcam, claviers, etc. Comme toutes les entreprises d’électroniques, Logitech n’a cessé de se réinventer ses dernières années, explique-t-il en ouverture de la 9e édition de Lift conférence qui se tenait à Genève du 5 au 7 février 2014. Logitech semble être un acteur majeur de l’électronique grand public, elle n’en reste pas moins une petite entreprise dans cet univers, malgré sa présence mondiale. Si son département R&D est situé à Lausanne, en Suisse, son siège est dans la Silicon Valley et son centre de production, est, comme beaucoup, en Asie. “Comment être une entreprise qui crée de grands produits, tout en tentant de demeurer une entreprise à taille humaine ?” interroge Bracken Darrell.

Taille humaine ? Est-ce vraiment encore le cas de cette société qui emploie environ 7 à 9000 personnes à travers le monde ? Logitech est une entreprise qui est née en Suisse, mais est cotée au Nasdaq. Sa croissance a longtemps été corrélée à celle des ordinateurs, puisqu’elle inventait des produits qui leurs étaient liés. Tout le monde a utilisé un produit de Logitech, même sans le savoir, car tous les produits de la société n’ont pas nécessairement été produits sous sa marque. Logitech a fabriqué quelque 26 milliards d’objets depuis 15 ans.

12324550284_ed013a49b8_zImage : Bracken Darrell sur la scène de Lift.

Innover, c’est s’adapter

Et pourtant, malgré ce succès, l’apparition de la tablette a conduit Logitech à devoir entièrement se réinventer. Au début, explique Bracken Darrell, comme beaucoup, il s’est demandé à quoi la tablette allait servir, qui allait l’utiliser. “On ne savait pas quoi faire avec ça”. Les périphériques n’étaient pas prévus pour cet outil. Quand Logitech a constaté que le marché du PC était mis en question par ces nouveaux produits, il a bien fallu s’adapter. Bracken Darrell est entré chez Logitech en avril 2012 et en est devenu président huit mois plus tard avec l’objectif d’inventer de nouveaux produits pour un monde de l’ordinateur personnel en pleine révolution. Avec la fin annoncée du PC, Logitech doit se diversifier, doit faire croitre les périphériques adaptés aux tablettes, aux nouveaux outils nés pour écouter la musique, aux nouveaux outils dédiés aux jeux ou à la communication vidéo unifiée. Comment s’adapter à l’ère des smartphones et des tablettes ?… Les produits de Logitech doivent désormais s’adapter à l’âge de la mobilité. Bracken Darrell le voit comme une opportunité pour innover, pour se transformer. “Le plus important est de choisir ce que nous n’allons pas faire”, explique-t-il sur la scène de Lift.

Longtemps, Logitech a intégré le design à la fin de son processus de conception de produit. Mais ce que montre l’évolution du marché est qu’il faut créer des expériences utilisateurs dès la conception. Et d’évoquer son dernier produit phare, UE Boom, un petit haut-parleur portable qui propose une qualité de son inégalée, qu’on peut même mettre sous la douche. Si on possède deux haut-parleurs, ils se connectent automatiquement en stéréo. Un produit qui montre que pour se démarquer, il faut améliorer la conception.

Inspiré par les produits Apple, Logitech pense que son avenir repose sur l’amélioration de la conception. “Le PDG d’une entreprise doit devenir designer”, confie Bracken Darrell. Pour cela, ils ont embauché des concepteurs, ils ont transformé leurs produits et les cycles de production. En 2013, l’entreprise a remporté 8 prix de design… “Cela ne dit pas nécessairement que nos produits sont meilleurs que les autres, mais cela montre que ce sujet est devenu essentiel chez nous”. 4 de ces prix sont dans des catégories dans lesquelles Logitech n’était pas présente il y a 2 ans. “Apple nous a montré comment associer la simplification, la fonctionnalité et l’esthétique et cela a introduit une perturbation profonde dans le marché de l’électronique”, reconnait le PDG de Logitech. “Et l’avenir des entreprises d’électronique est là”, reconnaît-il.

Ce changement de stratégie aurait-il été possible ailleurs ? Pour Bracken Darrell, force est de reconnaître que dans les grandes entreprises, ce sont les patrons qui ont la priorité. Cela explique qu’elles ne fassent jamais rien ou de mieux que les petites, hormis sur l’échelle à laquelle elles produisent leurs produits. Pour lui, la force de Logitech consiste à rester une “petite” entreprise. Ni lui, ni le DRH, ni le responsable des opérations n’ont désormais de bureaux, afin de fluidifier la communication, de mieux bouger. Logitech tente d’éliminer les niveaux intermédiaires. Via Hangouts, Bracken Darrell est en contact avec tous ses employés, quel que soit leur niveau hiérarchique, afin d’interagir avec tout le monde à tout moment, d’être là où on a besoin de lui. Une petite entreprise permet d’être plus réactif, de ne pas devenir bureaucratique.

Selon lui, nous ne pouvons pas nous fier aux seules données pour réagir aux évolutions du marché, car celles-ci vont toujours plus vite qu’on ne pense. Face aux évolutions des cycles d’innovation, de plus en plus foudroyants, il faut désormais savoir utiliser son intuition, faire des paris, même si nous avons moins de faits à notre disposition pour les prendre. Innover demande aussi parfois d’échouer ou de se tromper…

Nos capacités à innover en question

Philippe Silberzahn (@phsilberzahn) pose un regard critique sur l’innovation. Professeur à EM Lyon, il a été entrepreneur pendant 20 ans… Il a longtemps travaillé dans l’industrie du téléphone portable, jusqu’à ce que ses clients disparaissent avec le lancement de l’iPhone. Aujourd’hui, ce spécialiste de l’entrepreneuriat et de l’innovation observe à la fois comment les organisations travaillent et pourquoi elles fonctionnent mal.

Si les chats savent éviter les situations qui les menacent et retombent toujours sur leurs pattes, les entreprises, elles, n’ont pas toujours cette chance. Kodak, Nokia, BlackBerry, MySpace, Motorola… sont autant d’exemples d’entreprises qui n’ont pas eu de seconde chance. La réalité, bien souvent, consiste à passer d’une position dominante… à plus rien.

Pourtant, tous les PDG disent vouloir innover. Pour tout entrepreneur, innover est un défi permanent… Mais est-ce si vrai ? La plupart des directeurs sont formés avant tout à contrôler les autres. 30 % à 50 % de leur temps consiste à contrôler les autres, expliquait-il récemment sur son blog, rejoignant le bilan que dressait récemment le patron de Gallup. “Les entreprises dépensent des milliers de dollars pour recruter des gens exceptionnels… dans le but de les contrôler”.

Pire, estime Silberzahn, dans les rapports que les managers écrivent, combien s’autocensurent ? Combien couvrent la vérité d’une langue de bois ? “On ne peut pas innover si on ne permet pas de dire la vérité en entreprise”.

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Image : Philippe Silberzahn sur la scène de Lift14.

Quelles sont les sources du déclin des organisations ? Silberzahn fait référence à l’historien Arnold Joseph Toynbee pour montrer que la source du déclin d’une organisation repose avant tout sur la disparition de sa capacité créative. L’évolution des entreprises consiste à passer de la créativité à la gestion, de l’innovation au contrôle. La majorité créatrice est remplacée par une minorité dominante. Plutôt que de créer, on mesure, on contrôle… Et le professeur de proposer une matrice pour mesurer la perte de la capacité créatrice des organisations selon leur performance… Montrant comment de grandes entreprises continuent à faire des bénéfices avec des produits inventés il y a plusieurs années.

Tout le problème des entreprises consiste donc à être capable de renouveler leur capacité créatrice. Mais il est difficile de percevoir quand se fait la bascule, estime Silberzahn. Quand est-ce que General Motors a perdu sa position dominante ? Quel facteur l’explique vraiment ? Est-ce l’augmentation du prix du pétrole ? Pour le professeur, il est plus intéressant d’observer la transformation de l’entreprise elle-même pour trouver la principale raison de ce déclin. Pour lui, le déclin de General Motors date des années 60, quand les financiers ont repris la société pour la réorganiser et améliorer sa gestion, séparant la créativité de l’opérationnel. Bien sûr, les effets de ce changement ont mis du temps à être effectifs, mais les problèmes de General Motors ont commencé là, quelqu’aient puissent être les nombreux plans de relance annoncés ensuite. “En fait, comme pour les civilisations étudiées par Toynbee, la chute des entreprises n’est pas le fait des barbares qui les envahissent. Elles sont d’abord dues aux dommages qu’elles se causent à elles-mêmes. Elles sont plus un suicide qu’un meurtre. Le déclin vient toujours de l’intérieur.”

Pour autant, la mort des entreprises n’est pas inéluctable. “Il n’y a rien dans l’ADN des entreprises qui dit qu’elles vont mourir. Aucune chute n’est irréversible. Le leadership et le management peuvent rétablir les capacités créatives”… reconnaît le spécialiste, confiant. Reste que pour restaurer la créativité, les entreprises ont recours bien souvent à des leurres. Boites à idées, réunions créatives, département dédié à l’innovation… sont autant d’exercices peut-être stimulants, mais inutiles. Les cadres sont tous créatifs, même les comptables. Ils connaissent très bien les problèmes de leurs entreprises. “En fait, les entreprises ne sont pas confrontées à un problème de créativité individuel”. Bien souvent, les réponses ne sont pas adaptées. Les entreprises créent une cellule d’innovation. Elles lancent de grands projets, des produits révolutionnaires… Cela fonctionne parfois, mais pas toujours. Le problème consiste plutôt à passer de la créativité individuelle à la créativité collective. Comment permettre aux employés de mieux s’impliquer, collectivement ? Et, là, bien souvent, dans cette réponse, la question du leadership est centrale.

Certes, concède le libéral Silberzahn, un système ne peut pas être complètement libre. Mais si la créativité est un processus psychologique, l’innovation, elle, est un processus social. Mesurer la créativité est le plus sûr moyen de tuer le processus social. Et tout l’enjeu des entreprises est moins de booster la créativité des salariés que de faciliter la concrétisation des idées.

Pas de recette miracle donc, conclu le spécialiste de l’effectuation, qui observe toujours d’une manière très pratique et concrète, la réalité de entrepreneuriat plutôt que ses mythes, comme il l’explique dans son dernier livre. Comme il le dit sur son blog :

« Dégagez le passage. Laissez faire vos employés. Ils en savent plus que vous. Ils sont aujourd’hui suréduqués. Surconnectés. Surcréatifs. Plus au contact des clients que vous. Je suis chaque fois effaré par le nombre d’idées intelligentes que n’importe quel employé de votre entreprise peut avoir en dix minutes de discussion, et par leur degré de lucidité sur la situation de celle-ci. Alors, laissez-les parler. Vous souhaitez vraiment interdire quelque chose ? Vous y tenez ? Alors, interdisez le silence (…). Et dégagez vos stratèges en culotte courte et cravate, ils sont inutiles : des stratèges, des vrais, vous en avez des milliers et ils travaillent déjà pour vous. Ils sont même plus attachés à votre entreprise que vous, qui souvent n’êtes que de passage. Laissez-les s’organiser. A qui allez-vous faire croire qu’ils ne peuvent pas se contrôler, si vraiment on veut du contrôle, en plus de dix minutes par jour ? A-t-on idée du gaspillage que représentent ces 30 % consacré au contrôle ? Là encore, dégagez !”

Hubert Guillaud

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