Comment faire politique avec les trolls ?

Que se passe-t-il quand les trolls gagnent ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de se mettre bien d’accord sur ce qu’on appelle un troll.

Un troll, c’est un personnage qui existe dans les réseaux depuis que les réseaux existent, avant le Web, quand Internet consistait principalement en des forums et des listes de discussions. Depuis cette époque, mais ça continue aujourd’hui dans les fils de commentaires par exemple, certaines personnes interviennent, en général sous pseudonyme, dans un seul but : pourrir les discussions. Il y a différentes manières de faire, plus ou moins fines, mais la plus commune consiste à le faire en agressant, en insultant, en tenant les propos les plus extrêmes possibles, en attaquant tous azimuts de manière à ce que le troll concentre toute l’attention au point que la discussion devient impossible. Si on a donné à ces personnages le nom de “troll” c’est en référence au troll des mythologies nordiques, géant malfaisant, presque impossible à tuer. Et les trolls sont si présents sur Internet, si consubstantiels aux discussions dans les réseaux, que le mot de “troll” s’est doté de dérivés : le verbe « troller » ou le « trolling » qui désigne l’activité. Car, c’est ainsi que les meilleurs analystes l’expliquent, le trolling, c’est avant tout un processus, et un processus qui n’est pas propre à Internet. En réfléchissant bien, on connaît tous des trolls dans la vie hors ligne, des gens dont on sait que leur présence à un dîner, à une fête de famille, est potentiellement catastrophique. Et puis, on peut même considérer que le trolling est une activité ancienne. Ce n’est pas un hasard si le personnage fondateur de la Pataphysique était selon Jarry le docteur Faustroll, mélange de “Faust” et de “Troll”, et on pourrait sou ! tenir que toutes les mythologies ont leur personnage perturbateur, à commencer par le Trickster de la mythologie anglo-saxonne.

letroll

La question qui vient immédiatement est : faut-il chercher un sens à cette activité ? Ce que cherche le troll, c’est le pourrissement de la conversation, mais ça va au-delà. Ce que veut le troll, c’est dénoncer ce qu’il estime être les faux-semblants, les fondements sapés du discours commun, ce que veut détruire le troll, c’est ce qui fait société, et c’est pourquoi il s’attaque à ce qu’il appelle indistinctement « la pensée unique », le politiquement correct, les idées toutes faites. Parfois, évidemment, il touche juste dans ses attaques tous azimuts, mais le plus souvent, en croyant dénoncer une idée toute faite, il remet en cause une vérité. Mais peu importe, le troll ne cherche pas une idéologie cohérente, il est plastique parce qu’il est contre. Le troll déteste. Et il est de mauvaise foi. Essayer de discuter avec un troll est une activité désespérée, le troll se nourrit des arguments rationnels qu’on lui oppose pour en faire de l’irrationalité. Il y a d’ailleurs un adage dans les réseaux don’t feed the troll, “ne nourrissez pas le troll”. Et puis, s’il est coincé, le troll pourra toujours éclater de rire. Il y a un rire trollesque.

Dans une version romantique, on pourrait dire que le troll est un personnage sacrificiel puisque la société va se reconstruire sur son dos, parce qu’il oblige le reste de intervenants à reformuler ce qui est un ensemble de règle définissant ce qui fait société (sur quoi on est d’accord, comment on se parle, jusqu’où on tolère l’agressivité). Et dans une communauté qui va bien, c’est ce qui se passe. Le troll est utile malgré lui.

Et puis, parfois le troll gagne. Parce que la communauté ne va pas bien. Parce que le troll est un bon troll, parce qu’il n’y a plus un seul troll, mais une multitude de trolls qui ne sont pas d’accord entre eux, mais peu importe, les trolls ne cherchent pas à être d’accord sur les idées, il leur suffit d’être d’accord sur la méthode. Et je repose donc ma question initiale : que se passe-t-il quand les trolls gagnent ?

Eh bien, sur Internet, les trolls gagnent quand on ferme. On ne compte pas le nombre de forums et de fils de commentaires qui ont été fermés à cause de trolls. Certes, c’est un échec pour la communauté, c’est triste, mais elle peut se reformer ailleurs, en espérant que le troll ait trouvé d’autres cibles.

Hors ligne, les trolls gagnent quand ils focalisent la discussion, quand on ne trouve plus de base commune au discours, quand la communauté se fissure, quand l’agressivité devient le registre des échanges. Hors ligne, on ne peut pas fermer la discussion. Hors ligne, on peut juste considérer que le troll est le porte-parole du malaise du groupe et qu’en tant que tel, il faut faire politique avec lui. Mais comment faire politique avec les trolls ? C’est la question.

Xavier de la Porte

Pour comprendre le 2e niveau de lecture de cette chronique il faut savoir que le jour de sa diffusion, Marine le Pen était l’invitée des matins de France Culture.

Retrouvez chaque jour de la semaine la chronique de Xavier de la Porte (@xporte) dans les Matins de France Culture dans la rubrique Ce qui nous arrive sur la toile à 8h45.

L’émission du 15 février 2014 de Place de la Toile recevait le philosophe Pierre Lévy (@plevy), titulaire de la chaire de recherche en Intelligence collective à l’université d’Ottawa et auteur de nombreux livres sur l’intelligence collective.

À lire aussi sur internetactu.net