Il y a un an, l’enquête Ipsos « France 2013 : les nouvelles fractures » faisait l’effet d’un coup de tonnerre médiatique, soulignant combien la crise avait exacerbé la tentation du repli national et le rejet du politique. Le Monde titrait sur « les crispations alarmantes de la société française ». « Le poujadisme s’est enraciné en France », estimait-elle. L’idéologie anti-autoritaire des années 60-70 a reflué de manière spectaculaire. 87 % des Français estiment qu’on a besoin d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre et 86 % (toute tendance politique confondue) estiment que l’autorité est une valeur qui est souvent trop critiquée. Et la nouvelle édition que vient de relayer Ipsos ne fait que renforcer cette tendance. Certes, ce sondage, encore plus que d’autres, est à prendre avec beaucoup de précautions, tant il semble chercher à faire démonstration. Le politologue Alain Garigou de l’Observatoire des sondages et le sociologue Renaud Cornand sur le blog de Laurent Mucchielli en ont brillamment montré toutes les limites, insistant sur son manque de représentation, sur son côté manipulatoire et sa capacité à amalgamer des différences, ou encore sur la polysémie du terme même d’autorité, qui ne recouvre certainement pas la même réalité pour les sympathisants du Front national et ceux du Front de gauche. Si la défiance s’exacerbe, encore faut-il rappeler que la collaboration, la réinvention du lien social, elle, est une réponse, pragmatique, des Français à ce repli sur soi, estimait la directrice de TNS Sofres dans le Monde.fr en réponse au sondage de son concurrent.
Notre besoin d’autorité est impossible à rassasier
Reste que si cette représentation résonne en nous, c’est malgré tout parce qu’elle donne l’impression de traduire un sentiment, un malaise que nous ressentons chaque jour un peu plus face aux crispations de la société. Ce sentiment que ce besoin d’autorité est partout plus présent : en politique bien sûr, où le système favorise la primauté des représentants au détriment de toute forme de démocratie participative, mais plus encore dans le monde du travail, où le système favorise toujours plus une organisation pyramidale fondée sur le contrôle.
Image : un tweet de Jean-François Copé présentant son projet politique lors d’un meeting fondé sur la devise « Liberté, autorité, égalité ». Qu’est devenue la fraternité ?
Pourtant, l’internet ne nous annonçait-il pas une nouvelle remise en cause des autorités ? Ne nous promettait-il pas le règne des collectifs auto-organisés, l’innovation ouverte, l’organisation distribuée, libre et autonome ? Pourquoi l’intelligence collective, démultipliée par le réseau, n’est-elle pas parvenue à bouleverser les rapports d’autorité classiques ? On peut même se demander pourquoi elle semble même les avoir renforcés. Que s’est-il donc passé ?
Pourquoi les gens éprouvent-ils un tel besoin d’autorité ? Comment peut-on croire que c’est par un chef qu’on remettra les choses en place – alors que l’essor des structures en réseau ne cesse de tenter d’en montrer les limites ? Pourquoi le contrôle, les hiérarchies, les processus semblent-ils partout se développer au détriment de l’autonomie et de la coopération ? Les structures organisationnelles en réseaux ont-elles fait démonstration de leur supériorité ? Pas si sûr, et c’est peut-être bien là le problème.
Pourquoi nos chefs sont-ils nuls ?
Pour Thomas Chamorro-Premuzic (@drtcp), professeur de psychologie des affaires à l’University College de Londres et cofondateur de Metaprofiling, la principale raison du déséquilibre des genres dans les fonctions de direction repose sur notre incapacité à distinguer la confiance de la compétence, expliquait-il dans la Harvard Business Review. C’est-à-dire que nous avons tendance à interpréter les signes de confiance comme des signes de compétences. Le charisme et le charme sont souvent confondus avec le potentiel à diriger. De plus, nous avons tendance à élire comme chef des personnes égocentriques, narcissiques et qui ont une grande confiance en elles, des traits de personnalités qui seraient plus fréquents chez les hommes que les femmes. Freud soulignait déjà combien les disciples remplacent leurs propres tendances narcissiques par celles de leurs chefs, de sorte que leur amour pour le leader est une forme déguisée de l’amour-propre, ou un substitut à leur incapacité à s’aimer eux-mêmes.
Enfin, les hommes ont tendance à penser qu’ils sont plus intelligents que les femmes. Pourtant, « l’arrogance et la suffisance sont inversement proportionnelles aux talents de leadership », explique Thomas Chamorro-Premuzic. Quel que soit le domaine, les meilleurs leaders sont pourtant souvent des gens humbles… C’est ce qui explique que les incompétents soient plus souvent promus à des postes de management et de direction que des gens compétents. Pas étonnant qu’avec ces mauvais dirigeants, les sociétés, entreprises et organisations soient massivement mal gérées. Pourtant, certaines études ont montré que les femmes cadres sont plus susceptibles de susciter le respect et la fierté de leurs adeptes, communiquer leur vision, responsabiliser leurs subordonnés et résoudre des problèmes de façon plus créative que les hommes… Plus qu’une distinction de genre, ce que montre Thomas Chamorro-Premuzic c’est notre difficulté à distinguer les qualités de l’autorité. Pour le philosophe Jean-Claude Monod dans son livre Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? (voir sa critique sur la Vie des idées), comme pour le philosophe Robert Damien dans Eloge de l’autorité, généalogie d’une (dé)raison politique (voir son interview sur Mediapart.fr) tout le problème de l’autorité, sous quelque forme que ce soit, est celle d’être une domination.
Le management par la coercition
Le leadership est une construction sociale. Est-ce à dire que notre rapport à l’autorité en politique ou dans l’entreprise est lié au rapport que nous avons eu à l’autorité de nos propres parents ? La psychothérapeute Naomi Shragai dans un récent article pour le Financial Times explore cette question de manière assez convaincante à la suite des travaux de Manfred Kets de Vries.
En France, comme dans les autres pays méditerranéens, la majorité des managers envisagent la direction, le management de manière coercitive, c’est-à-dire dans le but d’obtenir un acquiescement immédiat des salariés, rappelait en citant force études, Jessica Dubois pour Slate.fr. Alors que dans d’autres pays, notamment ceux de l’Europe du Nord, le chef est là pour faire émerger la décision collectivement. Pour bien des managers, le bien-être du salarié reste antinomique avec la performance de l’entreprise, explique le psychiatre spécialisé dans le stress en entreprise, Patrick Légeron.
Image : Dans son livre When Culture Collide, le linguiste britannique Richard Lewis a classé les différentes cultures du leadership selon les pays, en 24 schémas. Si le management est démocratique et décentralisé en Suède, en France il est autocratique et paternaliste… via Cadreo.
Pourquoi en sommes-nous là ? D’abord parce que les écoles de management ne forment pas à l’humain, mais aussi parce que les managers ne sont pas choisis pour leurs qualités humaines, mais pour leurs compétences métiers, rapporte encore Jessica Dubois pour Slate.fr. L’évolution du management avec le développement du reporting (les indicateurs de résultats) remet en cause le management, mais pas l’autocratie, estime le sociologue Philippe D’Iribarne. La crise et la concurrence forcenée n’ont rien arrangé : le top management cherchant à reprendre le contrôle et diminuant les marges de manoeuvres des managers intermédiaires. Tout le contraire de ce qu’il faudrait faire !
Pourquoi sommes-nous si soumis à l’autorité ?
Et si notre problème par rapport à l’autorité ne reposait pas tant que cela dans la figure du chef que dans notre soumission ? C’est ce qu’évoque le philosophe Vincent Cespedes, auteur de L’ambition ou l’épopée de soi dans un article pour le HuffingtonPost. Selon lui, la France ne traverse pas une crise conjoncturelle, mais un problème « psychobureautique », pour faire référence aux travaux du sociologue américain Robert King Merton. Il s’agit d’une tendance à sacraliser les règles.
« A force d’exiger des salariés et des fonctionnaires de se conformer le plus strictement possible aux prescriptions de leur poste, on leur inculque un attachement viscéral aux règles, bien au-delà de la simple adhésion pragmatique. On érige ainsi la psychorigidité au rang des vertus organisationnelles, faisant passer l’application du règlement au-dessus de l’intérêt des clients et des prestataires eux-mêmes. Prudence, méthode et discipline deviennent de véritables handicaps, qui interdisent l’adaptation à la nouveauté et l’agilité procédurale. Conséquences de cette surconformité acquise : une intériorisation des règles (devenues fins en soi et non plus moyens pour atteindre des buts) ; une diminution des relations interindividuelles ; une attitude soumise et passive qui fait fi – souvent sous le mode de la frustration – de toute autonomie et de toute créativité. »
L’intelligence connective, elle, est mue par deux pulsions antagonistes, mais trouvant une émulation prodigieuse grâce aux nouvelles technologies : le désir de liberté et le désir de communauté. Le but devient alors de viser un idéal commun et d’en tirer un plaisir maximal. Pour le philosophe, c’est ce qui explique qu’un vaste « marché aux causes et jouissances » se soit ouvert sur la toile, composé d’extrémismes de tout poil et d’ayatollahs du dimanche. Selon lui, la grande responsable est l’école, qui continue de faire de la sélection par l’obéissance inconditionnelle aux règles. S’il est certainement réducteur d’accuser l’école de tous les maux, force est de constater que le caporalisme, cet assujettissement à la règle, au processus, au corps, à la fonction, parfois même la devançant, semble un phénomène de plus en plus courant. Peut-être que cela s’explique quand le processus prend le pas sur les hiérarchies, c’est-à-dire quand le respect des process devient la principale règle de fonctionnement des organisations. Si nous doutons des hiérarchies, les processus qui leur ont succédé nous proposent des modes d’organisation encore plus stricte, tout le contraire de ce qui favorise la coopération.
Les rituels, les règles, les processus sont devenus nos nouvelles autorités
En fait, le système de contrôle qu’établit le management produit l’inverse de ce qu’il recherche. Comme l’expliquait Bengt Jacobson, chercheur à l’Académie d’administration publique de l’université de Södertorn dans une communication relatée par la 27e Région, bâtir des systèmes de contrôles intégrés ne permet d’obtenir en retour que des « rituels de rationalité », c’est-à-dire une expansion encore plus grande de la bureaucratie et une attitude de dédain envers la hiérarchie ou tout le système tend à le contourner pour gouverner, voir parfois seulement travailler. Le management, en se fondant sur le contrôle, la séparation des tâches, les résultats, la compétition nous éloigne toujours plus de la confiance, des approches systémiques, de la coopération, de l’apprentissage et de l’innovation. Pour les hauts fonctionnaires explique-t-il (mais on pourrait élargir son propos à toute forme de management), le problème ne réside jamais dans le système, mais dans le fait qu’il n’est jamais suffisamment déployé et donc efficace. Les rituels, les règles, les processus ont envahi les organisations et semblent être devenus les nouvelles formes d’autorités.
Notre système de management est un management par la contrainte, explique le docteur en philosophie et en management, Isaac Getz dans Liberté et Cie. Le professeur d’entrepreneuriat Philippe Silberzahn ne disait pas autre chose sur la scène de Lift en rappelant que 30 à 50 % du temps des managers est dévoué au contrôle des employés.
Jérémie Rosanvallon, chercheur au Centre d’étude de l’emploi, explique pourtant très bien que les formes de contrôle informatique au travail sont différemment vécues par les cadres et par les employés. Pourtant, très souvent, la profusion d’information rend difficile le contrôle systématique et panoptique, rappelle le chercheur dans un autre article. Reste que le simple fait que le contrôle soit potentiellement réalisable suffit à donner aux salariés le sentiment qu’il est effectif. La réalité du contrôle dépend donc avant tout de sa perception. Il est souvent surestimé, parce qu’il est imprévisible et que ses modalités sont inconnues. « Tout rappel à l’ordre est une remise en cause personnelle », d’autant plus que bien souvent elle est publique. Cette surveillance invisible incite à la prudence, à la retenue, au respect des processus. Si du point de vue de l’encadrement, le contrôle peut paraître ponctuel ou anodin, du point de vue des surveillés, il est inquisiteur, dénonciateur, imprévisible et non négocié. « Le contrôle n’a pas toujours besoin d’être effectif pour être efficace et le flou qui l’entoure le renforce ».
Sauf qu’on mesure mal ses contre-effets, notamment la défiance qu’il fait naître et plus encore l’entrave à la coopération qu’il représente. On mesure mieux par contre ses effets cliniques et la souffrance qu’il génère. Le sociologue Vincent de Gaulejac de l’Institut international de sociologie clinique ne dit pas autre chose dans ses critiques de l’idéologie managériale en pointant la neutralité apparente des mécanismes et techniques de gestion (vidéo). Et de dénoncer les transformations managériales appuyées sur les technologies de l’information qui donnent des outils pour rationaliser la gestion des hommes sur les mêmes paradigmes que la gestion des choses, des biens, des stocks… La mesure et le calibrage des activités mettent les hommes dans un système de contrôle qui ne porte plus seulement sur ce qu’ils produisent, mais sur la façon dont ils produisent : leur performance, leur comportement… Qui banalise ce qu’il a appelé « la lutte des places » : « les individus ne sont pas renvoyés au combat collectif de changer l’ordre des places, mais sont renvoyés à un combat individuel de changer sa place dans l’ordre. » Pour Vincent de Gaulejac, il ne faut pas que cette lutte se traduise en symptômes somatiques et psychosomatiques, comme c’est de plus en plus le cas aujourd’hui avec la multiplication des cas de dépression, de burn-out, voire de suicide au travail, mais le traduire en remise en question des modes management, des méthodes de réorganisation, des outils de gestion qui empêchent de faire correctement son travail, surtout quand celui-ci, même atomisé et séquencié, doit néanmoins se faire avec d’autres.
L’autorité, c’est plus simple
Pourquoi préférons-nous la simplification de l’autorité ? Alors que nous sommes dans un monde complexe, voire hypercomplexe, nous avons tendance à préférer la simplification : à chaque problème, une solution et une seule, explique Yovan Menkevick pour Reflets. L’explication unique reste toujours une manière de voir clair.
En ce sens, le chef, le leader, est celui qui apporte une vision, une stratégie, une direction qui permet d’éclaircir la complexité. Pas étonnant alors que l’univers de l’économie numérique soit hanté par ses leaders, ces chefs qui mobilisent l’innovation, à l’image de Steve Jobs. La confusion entre leaders et managers est assez courante, explique le spécialiste du management John Kotter (Wikipédia). Le management gère la complexité, le leadership, lui, gère le changement. L’un ne remplace pas l’autre, mais le complète. Mais pour Kotter, les entreprises aujourd’hui sont confrontées à trop de management et pas assez de leadership.
Dans son dernier livre, Ensemble, pour une éthique de la coopération, Richard Sennett (voir notre article « Technologies et coopération ») explique, comme il le soulignait dans une interview pour Marianne que l’autorité, « le commandement n’est plus un moyen, même pas un but. C’est devenu un objet. Il n’a plus aucun lien avec l’autorité ». Le rapport à l’autorité n’est pas seulement fonction de ce que l’on juge légitime ou non, il est aussi lié au besoin de « croire ». Le soupçon qui nous fait critiquer la légitimité des leaders, des institutions, des hiérarchies ne nous libère pas pour autant de notre besoin d’être rassuré. En cela, les processus, les rituels, les règles sont autant d’outils qu’on utilise non seulement pour se prémunir, mais plus encore pour se rassurer, pour tenter de gérer le stress.
Les limites des entreprises démocratiques
De nombreuses entreprises se mettent aux structures organisationnelles plates, estime le journaliste Klint Finley (@klintron) pour Wired. A l’exemple de la société de jeux Valve ou de WL Gore, la firme derrière Gore-Tex. GitHub a la même ambition, et elle est d’autant plus symbolique que GitHub fournit un service qui permet justement de collaborer librement sur des projets logiciels. Mais les structures démocratiques plates ne veulent pas dire structures sans jeu de pouvoir, rappelle Finley. La semaine dernière GitHub a suspendu un de ses fondateurs accusé de harcèlement.
En 1972, Jo Freeman a décrit dans La tyrannie de l’absence de structure les premières expériences d’auto-organisation féministes. Le problème avec les organisations non-hiérarchiques est que les structures de pouvoir sont invisibles et donc inexplicables ce qui conduit souvent à des dysfonctionnements et des abus, estimait déjà Freeman. Fred Turner décrit les mêmes problèmes quand il évoque, dans Aux sources de l’utopie numérique, les communautés hippies qui ont voulu éviter la division traditionnelle du travail et qui ont fini par envoyer les femme faire la cuisine, le nettoyage et l’éducation des enfants. Les communautés régies par des structures plus explicites finissent par pouvoir être plus progressives, les responsabilités pouvant être réparties de manière plus égales. La même impulsion anti-hiérarchique existe dans la Silicon Valley que dans les communautés autonomes des années 60, estime Finley. Un ancien de Valve révélait que l’entreprise ressemble parfois à une cours d’école, où les enfants les plus populaires et les fauteurs de troubles accaparent le pouvoir.
Le risque des entreprises démocratiques est d’embaucher des gens qui correspondent à la culture de l’entreprise au risque de sa diversité. D’ailleurs, ce culte des employés qui correspondent à la culture de l’entreprise peut rendre les processus d’embauche plus difficiles.
La Kellog School of Management a montré dans une récente étude que la diversité des équipes était un meilleur moyen de résoudre les problèmes que de les confier à quelques décideurs. Les partisans des entreprises démocratiques affirment que l’absence de hiérarchie permet aux employés de collaborer plus librement et de manière plus innovante. Mais une entreprise ne doit pas seulement créer d’excellents produits, comme l’ont montré GitHub ou Valve, elle est aussi responsable de l’allocation des ressources, de la résolution des conflits internes, de l’embauche, de la rémunération des employés – et GitHub a quelques problèmes à ce niveau là laisse entendre Finley. Il n’est pas clair de savoir si la structure organisationnelle plate de GitHub est la seule cause de ses problèmes. La mauvaise gestion se trouve partout. La bureaucratie a ses inconvénients. La démocratie aussi.
L’internet a-t-il vraiment fait la démonstration de notre capacité à collaborer ?
Un récent article de recherche (.pdf) a tenté de mesurer si, dans une compétition de code, les équipes auto-organisées en ligne étaient plus efficaces que les équipes coordonnées et organisées hiérarchiquement. Au final, estiment les chercheurs, les équipes auto-organisées en ligne fonctionnent mieux et se révèlent plus efficaces et plus performantes que celles auxquelles on assigne une procédure. Le coût à devoir s’auto-organiser génère plus de bénéfices au groupe que ceux qui doivent suivre des règles. Mieux, les groupes auto-organisés ont été plus à même de fourbir des solutions qui marchent, plus de solutions et des solutions de meilleure qualité.
Reste que ces démonstrations demeurent rares, trop anecdotiques. La force du modèle d’autorité semble bien plus ancrée dans nos représentations que celle de l’auto-organisation.
La technologie nous a promis de nous aider à mieux travailler ensemble, mais force est de constater qu’elle n’y arrive pas toujours, estime le futurologue Glen Hiemstra pour FastCoExist. Si les technologies ont démultiplié nos outils de communication, force est de constater qu’elles n’ont pas si bien facilité la collaboration, à tout le moins, pas du point de vue de la perception qu’en ont les employés. Alors que nos outils de communication sont devenus si pervasifs, pourquoi fonctionnent-ils si mal ? Les recherches sur la collaboration médiée par la technologie montrent que si les technologies sont utiles pour gérer les routines, les choses pratiques, les tâches de coordination impersonnelles, elles demeurent mal adaptées aux interactions complexes.
Les outils collaboratifs ont-ils vraiment fait la preuve qu’ils permettaient de mieux collaborer ? Dans un billet du forum du site LaVieModerne.net qui déconstruit les propos de François Taddéi que nous relations, le professeur de lettre Loys Bonod pose une bonne question sur Wikipédia, emblème de la collaboration. Pour lui, Wikipédia n’est pas l’outil de la pensée collective. « Il s’agit d’un empilement mouvant de modifications asynchrones et successives, souvent les unes contre les autres, sans la pensée ni la réflexion collective que l’on peut attendre d’une équipe éditoriale ». Pour le prof de lettre critique des technologies, le numérique ne fait que faciliter, optimiser et accélérer le travail scientifique, la distribution des tâches, plus qu’il ne permet vraiment d’intelligence collective.
La collaboration en ligne demeure limitée
Pour Boris Beaude (@nofluxin), chercheur au laboratoire Chôros de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne et auteur du stimulant Les fins d’Internet, le terme d’intelligence collective pose deux problèmes : celui de l’intelligence et celui du collectif. « Collectif suppose que ce soit massif. Or, si les usages d’internet sont massifs, la collaboration, elle, demeure limitée ». Si on prend Wikipédia, l’exemple emblématique de l’intelligence collaborative, on constate qu’en septembre 2013, seul 0,0002 % des utilisateurs de la version francophone sont considérés comme des contributeurs actifs c’est-à-dire ayant effectué au moins cinq modifications au cours du dernier mois, soit 4 500 personnes sur 20 millions de visiteurs. Le nombre de contributeurs ayant effectué plus de trois modifications par jour se réduit quant à lui à 713 personnes pour la version francophone ! Si la participation active est massive, elle reste relativement faible par rapport à l’ensemble des utilisateurs d’internet.
C’est pourquoi le chercheur préfère parler de « capacité distribuée » plutôt que d’intelligence collective, car si cette expression est subtilement analysée chez Pierre Levy, dans le sens commun, celle-ci se prête à beaucoup d’illusion. « Ce n’est pas l’autorité qui disparait, mais sa légitimité, la façon dont elle est établie, construite. On n’est pas du tout dans la fin de l’autorité, mais dans une discussion sur la légitimité : qui est légitime à construire ou interdire quelque chose ? Le problème de Wikipedia n’est pas l’amateurisme ou le professionnalisme, mais le fait que les nouvelles formes d’autorité mises en place commencent à être subverties par des formes d’autorité plus anciennes », nous explique-t-il en évoquant l’instrumentalisation de l’encyclopédie par une part de plus en plus importante d’acteurs venant modifier les articles pour y faire passer leurs idées ou leurs produits. Les nouvelles formes d’autorités ont été rattrapées par les anciennes.
Comment l’éthique de la collaboration a-t-elle été idéologisée ?
Autre exemple de l’intelligence collective souvent mise en avant : le développement du logiciel libre. Le travail de Nicolas Jullien (@NicolasJullien) par exemple a bien éclairé le côté paradoxal des « communautés du libre », à la fois ouvertes et accessibles et en même temps extrêmement sélectives et distinctives du fait des compétences requises (voir par exemple « Le travail des développeurs de logiciels libres » (.pdf)). Mais c’est le chercheur Sébastien Broca du Centre d’études des techniques, des connaissances et des pratiques, qui, dans « Du logiciel libre aux théories de l’intelligence collective« , a bien pointé la limite de faire du mouvement du logiciel libre un des laboratoires où se préparerait la société du futur.
Pour Sébastien Broca, le mouvement du logiciel libre a certes produit des réalisations de tout premier ordre (Linux, Apache…) mais aussi un ensemble de discours mettant en avant certaines valeurs et certains modes de fonctionnement, fonctionnant parfois « comme une véritable idéologie », contribuant à voiler la réalité des pratiques, avant d’être récupéré par toute une construction intellectuelle allant de L’éthique hacker de Pekka Himanen, aux thèses de Yann Moulier Boutang relatives au Capitalisme cognitif ou à celles de Michael Hardt et Antonio Negri sur la société open source qu’ils décrivent dans Empire et Multitude. Pour Broca, la méfiance envers la hiérarchie, la valorisation du mérite individuel et la promotion d’une éthique de la collaboration… sont idéalisées tant par les acteurs du libre militant que par des intellectuels qui ont cherché à donner une portée sociale générale à un mouvement spécifique. Des théories qui pêchent par un certain réductionnisme, qui tendent à ramener des phénomènes hétérogènes sous une grille d’explication unique.
Pour Sébastien Broca, auteur d’Utopie du logiciel libre : « On a longtemps pensé, suite aux pionniers que le renversement des structures sociales, politiques et hiérarchiques allait pouvoir se faire par la simple technique. Mais ce déterminisme technologique, que dénonce Morozov, dessert plus les causes qu’il défend que le contraire. On a pensé que la lutte contre les autorités allait se faire tout seule. C’est oublier bien vite combien cela est et demeure un objet de lutte social, un objet de lutte politique bien avant que d’être un objet technique. Il y a souvent un manque de profondeur historique dans les discours sur l’internet. Quand on lit les propos des pionniers qui rêvent que la technique soit un outil de remise en cause des hiérarchies, on constate qu’ils ont oublié la profondeur historique de ces questions : le socialisme libertaire, l’anarchisme, le mouvement ouvrier qui eux aussi ont remis en cause les hiérarchies, se sont battus contre le centralisme… »
« Le texte d’Eric Raymond, la Cathédrale et le bazar, est percutant, mais il nous a fait croire que les collectifs open source fonctionnaient sans régulation, sans forme d’organisation pour gérer la coopération. En fait, dans les collectifs du logiciel libre, on trouve de multiples formes d’organisation très différentes. Si la réalité du logiciel libre met en pratique des idéaux de déhiérarchisation, l’horizontalité n’est jamais totale et prend des formes très diverses. Même dans le logiciel libre, il y a toujours des hiérarchies qui se recréent. Comme le soulignait récemment Bastien Guerry sur son blog, la plupart des logiciels libres sont écrits par des communautés minuscules de une, deux ou cinq personnes qui reçoivent peu de contributions externes. Pour les projets plus importants, l’ouverture, la participation sont relatives. Dans le monde du logiciel libre, l’idéal méritocratique est très fort. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de hiérarchies, mais que celles-ci se recréent sur les compétences et les mérites des contributeurs. Dans les rares grands projets collaboratifs qui marchent (et tous ne marchent pas), on a moins affaire à une destruction des formes hiérarchiques, qu’à la naissance de nouvelles hiérarchies, organisées sur de nouveaux critères, comme le mérite. »
En fait, nous explique encore Sébastien Broca, tous les domaines de la vie sociale ne marchent pas de la même façon. Ce qui marche bien dans un domaine ne marche pas forcément dans un autre. D’où les difficultés à transposer le modèle de Wikipédia et du logiciel libre à d’autres domaines, comme à la politique. « Certes, Wikipédia a prouvé que le modèle fonctionnait – avec ses limites, notamment sur le nombre relatif des contributions. Mais en matière politique, les projets des partis pirates par exemple ne semblent pas avoir eu le même succès. On ne construit pas un parti politique, son programme, comme on construit une encyclopédie. L’efficacité de l’auto-organisation dépend beaucoup du domaine concerné. ». Peter Sunde, le cofondateur de Pirate Bay, l’a bien compris quand il a annoncé entrer en politique, souligne Boris Beaude. Comme il l’expliquait dans une remarquable tribune à Wired, on ne peut pas combattre la politique par la technologie. Dominique Cardon ne nous disait pas le contraire : « Les geeks ont parfois une culture politique assez naïve. Ils ont inventé de remarquables modèles de coordination à base de procédures et d’organisation subtile du consensus et pensent qu’ils peuvent ainsi régler les problèmes politiques de la démocratie représentative. Or la politique représentative est, au moins encore partiellement, substantielle (et non procédurale) : le dissensus y est la règle ! La politique c’est le conflit, la mésentente disait Jacques Rancière. On ne fera jamais converger les intérêts de groupes sociaux très différents. »
« Beaucoup de penseurs ont tenté d’ériger le logiciel libre ou Wikipédia en modèle… », souligne Sébastien Broca en évoquant par exemple les travaux de Yochaï Benkler ou Wikinomics de Don Tapscott et Anthony Williams. « Mais le fait que depuis 20 ans on utilise toujours ces deux mêmes exemples (Wikipédia et le logiciel libre) en montre peut-être la limite. Et sa récupération par le discours managérial vantant l’autonomie des collectifs, la décentralisation ou l’organisation par projet tient certainement plus du discours que d’une transformation réelle des pratiques. »
« Comme le dit Benjamin Bayart, l’imprimerie a appris au peuple à lire, l’internet lui apprend à écrire. Certes, internet incite tout le monde à contribuer. Mais on est loin de la réalité du tout le monde contributeur, même si l’internet a changé des choses. En fait, l’outillage ne suffit pas. La capacité intellectuelle et sociale à s’en servir, à s’en emparer, à en utiliser toutes les potentialités n’est pas uniformément distribuée. »
Force est de constater que si l’internet a permis le développement de l’intelligence collective ou connective, c’est bien souvent à la marge. Dans les pratiques de développement logiciel incontestablement, dans celles d’échange des acteurs des forums sociaux mondiaux, mais pas vraiment dans la pratique du plus grand nombre, dans les outils que nous utilisons tous les jours. Bien sûr, il y a Wikipédia, bien sûr, il y a OpenStreetMap, bien sûr il y a GitHub, bien sûr il y a le logiciel libre… Mais ces projets collaboratifs demeurent plus des exceptions que la règle. Et ces formes collaboratives reposent toutes sur des processus distribués souvent très stricts en guise d’autorité.
Quant à l’essentiel des plateformes web que l’on qualifie trop vite de collaboratives, beaucoup fonctionnent plus sur l’agrégation des contributions que sur la coopération, favorisant plus l' »effet superstar » que la longue traîne, comme le soulignait encore récemment Andréa Fradin sur Slate.fr. L’essentiel des contributions en ligne tiennent plus d’une économie horizontale, pair à pair, que d’une économie collaborative, comme le pointait Daniel Kaplan, délégué général de la Fing. De fait, elles favorisent plus l’émergence de nouvelles autorités, de nouveaux intermédiaires… plutôt que de les abolir.
Finalement, là où les modèles collaboratifs issus d’internet ont certainement le plus réussi et fait modèle au-delà d’internet, c’est certainement dans ce remplacement des hiérarchies par des processus.
Pas sûr que ces dernières soient plus souples que les premiers. Pas sûr que nous y ayons gagné au change.
La disparition de l’autorité est-elle une illusion ?
Dans l’édition anglaise de la Repubblica, Evgeny Morozov analysait la montée du mouvement de Beppe Grillo. La politique a toujours besoin de leaders et de messages universels, rappelait Morozov. L’arrivée de Grillo et de son mouvement ne tient pas à l’ère de l’internet, mais bien plus aux problèmes structurels de la politique et de l’économie italienne. Le mouvement 5 étoiles (pas plus que le Parti Pirate et sa démocratie liquide) n’est pas sans chefs, ni hiérarchies, contrairement à ce qu’il voudrait parfois faire croire, rappelle Morozov. Si l’internet réduit les coûts de communication, il ne réduit pas le besoin de charisme et de hiérarchies.
Les tentatives d’échapper à tous les attributs de la politique (l’idéologie, la négociation, la prévarication, l’hypocrisie…) visent souvent à remplacer la politique par un managérialisme ou un totalitarisme populiste. Mais la transparence et l’horizontalité que prônent les plateformes, comme celle de décision du mouvement, ne le sont pas tant que cela. Sur Twitter, M. Michu n’a pas la même influence que Barack Obama. L’illusion politique de participer au processus politique sans jamais obtenir l’assurance que nos actions comptent et sont prises en compte n’est pas un bon modèle pour refaire la politique, conclut Morozov.
« Internet, c’est politique », rappelle Boris Beaude. Sa gouvernance même est un enjeu de pouvoir. « Si sa qualité ne fait plus aucun doute, entreprises et gouvernements souhaitent s’en emparer, y redevenir souverain. »
« L’auto-régulation du temps des pionniers n’est plus de mise. Si dans mon livre j’évoque l’éventualité de la fin d’internet, c’est bien parce que le choix entre liberté et surveillance est un choix de société. Dès lors qu’il n’y a plus de gouvernance (ou que celle-ci est devenue le terrain de trop d’enjeux antagonistes), le seul moyen de redevenir souverain, risque d’être la partition », c’est-à-dire la disparition d’internet au profit d’une multitude de réseaux étanches les uns aux autres. La conclusion de son livre sonne comme le tocsin :
« Internet devait abolir les distances, accroître la liberté d’expression, augmenter l’intelligence collective, promouvoir le potentiel de la gratuité, décentraliser le pouvoir et résister à tous ceux qui souhaiteraient en prendre le contrôle. Force est de constater que ces finalités touchent à présent à leur fin. Les frontières sont réintroduites. La liberté d’expression est de plus en plus encadrée. Les capacités restent très inégalement réparties. Le pouvoir est plus centralisé que jamais. C’est manifestement à la fin d’Internet que nous assistons. En changeant l’espace, Internet change l’organisation sociale de l’humanité ; et l’humanité, tellement plurielle, ne laissera pas Internet inchangé !
Nul super héros ne viendra nous sauver. Face à la complexité du monde, les hommes providentiels ne nous aideront pas à le comprendre, à le gérer, à le maîtriser. Les chefs et l’autorité ne sont pas partout la solution. Mais les processus, les rituels et les règles que nous mettons en place pour les remplacer le sont encore moins.
Peut-être alors, comme le dit Paul Ariès dans son dernier livre, Nos rêves ne tiennent pas dans les urnes, il nous faut nous défaire de l’imaginaire de la sujétion. « L’appauvrissement des uns constitue la condition même de l’enrichissement des autres, les dirigeants n’ont pas simplement plus de pouvoir que les dirigés, ils existent de par leur dépossession : dans une entreprise, le manager ne peut se penser et se vivre comme tout-puissant que si l’équipier est pensé et vécu lui-même, parallèlement comme impuissant ; de même dans une collectivité, l’élu ne se vit comme tout-puissant que si l’électeur est pensé comme impuissant. Le pouvoir des uns a toujours pour corollaire l’impouvoir des autres. »
Certes, l’intelligence collective, réticulaire, rhizomique, acentrée, décentrée, distribuée… n’a pas encore fait toute la démonstration de sa puissance. Ce n’est pas pour autant que nous devons y renoncer. La confiance, la coopération, l’autonomie et la liberté sont les seuls remèdes à notre « impouvoir ».
Hubert Guillaud
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L’émission les Savanturiers sur France Inter revient sur les recherches du département d’études cognitive de l’ENS et sur les résultats d’une étude européenne qui montre que le manque de ressource, la précarité perçue pendant l’enfance est associée à une augmentation des préférences pour des leaders autoritaires.