Nous avons à plusieurs reprises parlé de la Fondation du long maintenant (@longnow) dans les colonnes d’InternetActu.net (par exemple ici) et de l’un de ses projets phare, l’horloge du long maintenant. Rappelons que ce projet de Stewart Brand et Brian Eno consiste essentiellement à construire une horloge susceptible de sonner tous les millénaires, et ce afin de favoriser la réflexion sur le long terme. Le livre de Stewart Brand sur le sujet a été récemment traduit en français.
Mais l’horloge elle même est surtout un dispositif symbolique. Autour de celle-ci doit se construire une bibliothèque regroupant toutes les connaissances humaines. Et au sein de cette bibliothèque, un livre bien particulier, le “manuel de la civilisation”.
L’idée est née en même temps que celle de l’horloge, puisque Stewart Brand en parle déjà dans son livre qui date de 1999. L’impulsion originale a été donnée par James Lovelock, le père de l’hypothèse Gaïa qui essayait d’imaginer un ouvrage contenant tout ce qui est nécessaire pour bâtir une civilisation, partant de la domestication du feu, continuant avec l’agriculture, et se poursuivant jusqu’aux technologies les plus modernes.
L’idée de Lovelock retrouve une autre thèse, celle émise par Kevin Kelly (blog, @kevin2kelly) en 2011 (pardon en 02011) sur la création d’une “bibliothèque de l’utilité”. Ici encore, il est question de créer un ensemble de textes susceptible de “rebooter la civilisation” en cas de catastrophe majeure ou de déclin irréversible. Cette bibliothèque, affirme Kelly, ne contiendrait “ni la grande littérature mondiale, ni des témoignages historiques, ni des connaissance profondes sur des merveilles ethniques, ni des spéculations sur le futur. Elle ne posséderait pas de journaux du passé, pas de livres pour enfants, pas de volumes de philosophie. Elle ne contiendrait que des graines”.
Ces graines consisteraient essentiellement en informations pratiques. On pourrait avec leur aide réapprendre “l’art de l’impression, de la forge, de la fabrication du plastique, du contre-plaqué, ou des disques laser”. De telles informations, note Kelly, se trouvent rarement réunies sous la forme de livres. Même sur le web, il est difficile de les trouver en format texte. La plupart de ces instructions se retrouvent sur YouTube en vidéo, regrette-t-il, mais ce qui est gagné par l’image animée en facilité de compréhension est souvent perdu en richesse et complétude de l’information.
Quels livres pour relancer la civilisation ?
Aujourd’hui, le manuel et la bibliothèque ont fusionné : plus question d’un seul ouvrage, mais plutôt d’une liste de livres indispensables. En revanche, La bibliothèque d’aujourd’hui est plus inclusive que celle envisagée par Kevin Kelly : elle ne contient pas que des spécifications techniques, mais également des considérations historiques et culturelles sur la nature de la civilisation, et donc de la grande littérature, des spéculations futuristes et des témoignages historiques. Les ouvrages se divisent en gros en 4 grandes catégories :
- Le canon culturel : les grands livres de l’histoire de l’humanité ;
- Les mécaniques de la civilisation : l’ensemble des connaissance techniques et des méthodes de fabrication ;
- La science fiction rigoureuse, qui nous informe sur le futur ;
- La pensée au long terme, le futurisme, et les livres historiques.
De nombreux auteurs connus ont participé à la mise en place du “manuel”, en proposant une série de livres à inclure. Pour l’instant, sont déjà parues les propositions de Brian Eno, Stewart Brand, Kevin Kelly, Violet Blue (dont la liste traite d’un des principaux raffinements de la civilisation : le sexe), Megan et Rick Prelinger, un couple d’”archivistes guerrilleros” de San Francisco (ne me demandez pas ce que cela signifie). D’autres auteurs vont bientôt voir leurs contribution publiées : au premier rang desquels les auteurs de science-fiction Neal Stephenson et Neil Gaiman, ou Daniel Hillis, le concepteur de l’horloge. Les lecteurs du blog peuvent également envoyer leur suggestions, à condition toutefois de devenir donateurs !
C’est Stewart Brand qui conseille le plus de livres historiques et de réflexions sur la civilisation en tant que telle. C’est également celui qui inclut le plus de classiques, notamment gréco-romains, concernant l’histoire et la politique. Figurent dans sa liste, entre autres les oeuvres de Thucydide, d’Hérodote, Le Prince de Machiavel ou les Méditations de Marc Aurèle.
La liste de Kevin Kelly est la plus proche de la “bibliothèque de l’utilité” qu’il avait envisagé. Au sommet de sa liste de 200 ouvrages, il place ainsi Practical bamboos, un traité sur les 50 meilleures variétés de ce bois propice à toutes les constructions ; également au menu Caveman Chemistry : 28 Projects, from the Creation of Fire to the Production of Plastics (la “chimie pour homme des cavernes”) ainsi que Backyard Blacksmith (“forgeron dans son jardin”) et même un manuel nous expliquant comment élever des lapins… Bref, la liste de Kelly est une encyclopédie du DIY, mais pas seulement. On y trouve aussi des ouvrages très futuristes (qui devaient être bannis de la “bibliothèque de l’utilité”), comme l’étrange et fascinant ouvrage de 1994 de Marshall Savage, The Millennial Project : Colonizing the Galaxy in Eight Easy Steps (“Le projet millénium : coloniser la galaxie en 8 étapes faciles”). Rick et Megan Prelinger conseillent aussi beaucoup de livres pratiques, mais aussi des traités concernant des fabrications plus industrielles, comme les transports ferroviaires ou des bulletins de la NASA.
Intéressant de noter aussi les livres “champions”, qui sont appréciés par plusieurs des bibliothécaires. Ainsi, le livre de Christopher Alexander, A pattern language est recommandé tant par Brand que par Kelly. Alexander est un architecte qui s’est rebellé contre les dogmes de l’architecture moderniste et postmoderniste. Il affirme qu’il existe une structure profonde à notre perception de la beauté, liée à la nature même de l’espace, reconnue par la plupart des architectures traditionnelles et oubliée depuis. A noter que ces structures architecturales, ces design patterns ont depuis quitté le domaine de l’architecture pour devenir une méthode de programmation logicielle. En revanche, les oeuvres de Buckminster Fuller brillent par leur absence, ce qui est étonnant vu l’influence que cet architecte a exercé tant sur Kevin Kelly que sur Stewart Brand. Est ce le signe que l’inventeur des “dômes géodésiques” est définitivement passé de mode ? Du moins en architecture, car en nanotechnologie, sa géométrie “synergétique” reste un sujet d’actualité comme le montrent les fullerènes.
Le livre de John Allen, Biosphere II a human experiment, est également mentionné tant par Kelly que le couple Prelinger. Il est vrai que cette expérience qui fut poursuivie de 1993 à 1994, a tout pour séduire l’équipe du Long Now, mélangeant comme elle écologie et haute technologie, voire projet de colonisation spatiale. Intéressant toutefois de noter que le livre d’Allen continue de susciter l’intérêt, malgré l’échec de l’expérience Biosphère 2 et les problèmes apparemment causés par le caractère d’Allen, qui seraient selon certains plutôt dictatorial.
Pour les français, Fernand Braudel est cité par Eno et Brand. Il aurait été très injuste que le père de la “nouvelle histoire” ne figure pas au panthéon d’une bibliothèque consacrée à la pensée à long terme ! En revanche pas trace de Victor Hugo ou d’autres grands écrivains classiques de langue française, à l’exception de La Fontaine, conseillé par les Prelinger… Mais la bibliothèque est loin d’être terminée !
Question “science-fiction rigoureuse”, Brand semble avoir une tendresse particulière pour le cycle de la Culture de Iain M. Banks. Cette série d’ouvrages se singularise par l’originalité de la civilisation future qu’elle décrit ; un monde où coexistent pacifiquement IA superintelligentes, humains et aliens sans que se pose la question tant rebattue du remplacement de l’être humain par une création artificielle. C’est également une société anarchiste et probablement communiste, puisque la propriété semble y être inexistante, la richesse étant telle qu’il n’existe aucune raison de ne pas partager équitablement les ressources. Un “anarchisme technologique” qui ne peut que plaire à celui qui est passé de la contre-culture à la cyberculture ! Et qui laisse à penser qu’il ne s’est peut être pas autant converti qu’on le dit à la pensée libérale-capitaliste…
Brand conseille aussi la série des Fondations d’Asimov, qui est bien en phase avec les réflexions sur le long terme. il recommande également le Créateur d’étoiles d’Olaf Stapledon. Ce texte de science fiction philosophique, qui date de 1937, est l’un des premiers grands livres explorant une forme de spiritualité de l’âge spatial, qui influencera grandement des auteurs comme Arthur C. Clarke.
Les Prelinger, eux, conseillent la Trilogie Martienne de Kim Stanley Robinson, qui raconte avec moult détails la terraformation de la planète Mars. Pas étonnant lorsqu’on apprécie aussi le livre d’Allen sur Biosphere 2 ! La liste des ouvrages de SF s’épaissira certainement bientôt, lorsqu’on connaîtra les suggestions de Neal Stephenson et Neil Gaiman.
Le long terme, entre passé et futur
A la lecture des livres conseillés, on voit se dégager une forme de pensée particulière, qui était d’ailleurs déjà celle de Stewart Brand à l’époque du Whole Earth Catalog : un mélange de néoprimitivisme et de technologie très sophistiquée. Les livres sur la colonisation de l’espace sont voisins des manuels de bricolage aux limites du “survivalisme”. L’intérêt pour Biosphere 2 est d’ailleurs très représentatif de ce courant. Ce mélange de passé et de futur est d’ailleurs au coeur même du projet du Long Maintenant, puisque la fameuse horloge conçue par Daniel Hillis n’est constituée que de pièces mécaniques. En effet, un appareillage électronique ne s ! aurait rester intact pendant des millénaires, surtout en cas de disparition de la civilisation… Et il va sans dire que la bibliothèque sera avant tout constituée de livres papier : le seul support à la pérennité garantie. Les concepteurs du Long Now envisagent cependant d’en créer une version digitale sur Archive.org. Ce qui devrait d’ailleurs poser des questions intéressantes au plan du copyright !
On peut bien sûr s’interroger sur le côté “catastrophiste” sous-jacent à un tel projet. Mais cependant, l’intérêt du manuel de la civilisation tient moins à sa valeur en cas de destruction massive qu’à la réflexion demandée par l’exercice. Qu’est-ce qui, dans l’ensemble de la culture mondiale, compte réellement ? Et quel est le poids de toutes nos philosophies face à une encyclopédie… du bricolage ?
Et vous, quelle serait votre liste ?
Rémi Sussan
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Lewis Dartnell vient de publier “La connaissance : comment reconstruire un monde à partir de rien” et liste sur son site ses références.