Comment le numérique redistribue la puissance économique

“L’économie numérique a beaucoup changé en 15 ans. Dans les années 90, la “révolution numérique” a fait passer l’internet d’un statut confidentiel au grand public et à vu naître une économie numérique s’appuyant sur l’internet, mais un internet donc la physionomie a elle aussi beaucoup changé”, explique l’inspecteur des finances devenu entrepreneur, Nicolas Colin (@Nicolas_Colin), sur la scène de l’Ecole normale supérieure de Lyon, à l’occasion du séminaire de l’Institut rhône-alpin des systèmes complexes (Ixxi) sur la gouvernance politique à l’heure du numérique. Cofondateur de The Family, Nicolas Colin est surtout connu pour le rapport sur la fiscalité du numérique écrit avec Pierre Collin et pour son livre écrit avec Henri Verdier, L’âge de la multitude.

Pour lui, on a beaucoup confondu l’économie numérique avec les startups, ces sociétés en forte croissance qui en sont le plus visible symbole, sans comprendre qu’elles ne sont pas des grandes sociétés à une plus petite échelle, mais que certaines sont devenues des géants industriels à l’échelle globale, qui, avec peu d’employées, font désormais parties des premières capitalisations mondiales, ont des chiffres d’affaires colossaux et servent des milliards de personnes, à l’image des Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon), ces 4 cavaliers de l’apocalypse issus de l’internet pour déferler sur l’économie traditionnelle…

Les barbares attaquent…

Si ces entreprises sont devenues des géants, c’est parce qu’elles ont réussi à s’allier avec leurs utilisateurs. Ces entreprises ont déployé une puissance supérieure aux grandes organisations en s’alliant avec la multitude des utilisateurs via un service dédié à leur propre développement.

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Cette nouvelle réalité économique basée sur la démultiplication de la cocréation de valeur, a été décrite par de nombreux auteurs sous de nombreux termes : on parle de web 2.0, User Generated Content (contenus générés par l’utilisateur), de Crowdsourcing, d’économie contributive, de wikinomics, de pollinisation… Elle trouve son origine chez les chercheurs en management et chez ceux qui ont été frappés par le fonctionnement de Wikipédia. En 2005, Tim O’Reilly introduit une rupture étymologique en parlant de web 2.0. “On commence à comprendre qu’internet n’est pas un média, mais que sa valeur se fait dans l’interaction et que les entreprises qui captent le mieux cette valeur sont celles qui parviennent le mieux à organiser l’interaction avec leurs utilisateurs”. Cette notion de web 2.0 a une vertu libératrice qui permet de mieux interpréter cette réalité. Yochaï Benkler parlera de production par les pairs, Bernard Stiegler d’économie contributive, … et les plus critiques évoquent le digital labor

Quel que soit le nom qu’on lui donne, les gens de l’économie numérique créent ainsi de la valeur. Au fur et à mesure que le numérique a favorisé des ruptures technologiques, il a débordé de son propre secteur, tant et si bien que, comme le dit l’entrepreneur Marc Andreessen, le numérique dévore le monde. Le numérique a d’abord transformé les secteurs les plus faciles à transformer comme la presse, la musique, la vente par correspondance… Mais désormais, il déborde ces secteurs pour s’intéresser à des secteurs qui semblent plus difficiles, notamment ceux munis de barrières réglementaires à l’entrée, comme le tourisme, l’auto ! mobile, le transport, le bâtiment, l’agriculture, la santé, l’éducation… Demain, ce sont tous les secteurs qui vont être transformé par le numérique, explique l’animateur du cycle de conférence les Barbares attaquent, qui justement s’intéressent, secteur par secteur, à ces perturbations.

Un modèle entrepreneurial pour déjouer les règles établies

“Le point commun à toutes ces entreprises repose sur la collecte de données. C’est elle qui est réintroduite dans la chaine de valeur pour la démultiplier.” Elles ne servent pas seulement à faire de la publicité, elles sont aussi le fondement de la personnalisation des services. Elles permettent à la fois de maximiser le prix, d’optimiser les performances des applications… et surtout elles permettent de transformer les services en plateforme pour créer de la valeur par l’exploitation des données avec d’autres entreprises. “L’économie numérique repose tout entière sur la collecte et l’exploitation des données. Et le lien intime avec les utilisateurs créés une tension qui pousse les entreprises à innover en permanence et qui explique l’effet d’accélération ! de l’innovation.”

Ces transformations sont difficiles à appréhender pour les pouvoirs publics, explique Nicolas Colin. Pour comprendre en quoi elles ces entreprises sont différentes, il faut comprendre que les entreprises du numérique sont financées par le capital-risque, qui est un “capitalisme patient”, “l’extrême inverse du courtermisme des marchés par actions”. Dans leur ADN, les entreprises du numérique ont inscrit une logique de croissance d’échelle très rapide et très forte, car elles ont pour mission de récupérer l’argent perdu par les investisseurs sur l’ensemble des entreprises sur lesquelles ils ont investi et qui n’ont pas marché. C’est ce besoin de croissance rapide qui conduit à une économie qui déjoue les règles de la fiscalité.

Au départ, les actifs de ces sociétés ne valent rien ce qui facilite le fait qu’on les sorte du territoire pour les mettre dans des paradis fiscaux. Quand ces entreprises prennent de la valeur, leurs actifs sont déjà hors d’atteinte. Comme ces entreprises ne versent pas de dividendes puisqu’elles n’ont pas d’actionnaires, que les bénéfices sont le plus souvent réinvestis ou thésaurisés, elles se développent en dehors des réglementations établies…

Une fiscalité inadaptée

Le droit fiscal est inadapté à ces entreprises, à cette façon de créer de la valeur, comme l’a très bien montré Nicolas Colin dans son rapport. Pour l’OCDE, un Etat a le pouvoir d’imposer les bénéfices d’une entreprise si elle a son siège ou un “établissement stable” dans cet Etat. Or, en matière de numérique, ni l’un ni l’autre ne sont nécessaires… Le problème est que ce modèle non seulement échappe aux fiscalités nationales, mais érode les bases imposables des entreprises locales… Et Nicolas Colin de prendre l’exemple de l’hôtellerie. Les bénéfices sont grevés par le prélèvement de marges par des intermédiaires non imposables en France, comme c’est le cas avec les places de marchés en ligne établies dans des paradis fiscaux par lesquels passe désormais l’essentiel des réservations de chambres d’hôtel. Là où un hôtel faisait un bénéfice de 100, il réalise un bénéfice moindre du montant du pourcentage qu’il doit reverser à ces intermédiaires. Sans compter que ces places de marchés exacerbent la concurrence, imposant aux hôteliers de comprimer leurs marges pour accéder à la clientèle. Enfin, la concurrence des amateurs (AirBNB par exemple) que les plateformes numériques rendent plus facile d’accès vient créer une pression supplémentaire pour amoindrir encore les bénéfices des hôteliers locaux.

L’exemple de l’hôtellerie montre bien comment se créent des positions dominantes, systématiquement au plus près de la chaîne de valeur, via les interfaces numériques. Désormais, des entreprises prennent le contrôle de filières entières à l’échelle globale, comme le fera peut-être demain Google avec Nest. Pour Nicolas Colin, nous sommes entrés dans une rupture paradigmatique, ou toute imitation devient impossible.

Longtemps la France a favorisé une innovation de rattrapage des Etats-Unis en cherchant à se développer sur son marché domestique et ses marchés voisins, à l’exemple de DailyMotion pour concurrencer YouTube, d’Airbus pour rattraper Boeing. Mais dans le numérique, cela n’est plus possible, estime Nicolas Colin. Une entreprise qui marche dans l’économie numérique s’installe en position dominante à l’échelle mondiale (sauf dans le cas de pays disposant de frontières fermées et de marchés protégés, à l’image de la Chine). DailyMotion n’a plus aucun espoir de reprendre le leadership sur YouTube et au contraire, à mesure que le leader s’impose, les concurrents s’atrophient.

Désormais, la valeur captée est concentrée dans des paradis fiscaux et dans la Silicon Valley, comme l’illustre les tensions sociales qui explosent dans la Valley, ce petit territoire qui concentre l’essentiel de la puissance industrielle des entreprises à forte croissance du monde entier. Partout, de nouvelles tensions sociales apparaissent. Les riches deviennent plus riches. Et la valeur s’enfuit, comme l’illustrait l’exemple des hôtels qui voient leurs marges se comprimer. “L’atrophie et l’appauvrissement généralisé s’expliquent par l’évasion de la valeur hors du territoire national.”

Répondre par l’innovation

Pour le libéral Nicolas Colin, la réponse ne consiste pas à élever de nouvelles barrières réglementaires, au contraire. Selon lui, il nous faut renoncer à une politique industrielle de rattrapage. Pour retrouver de la valeur, il faut faire émerger des géants industriels dans les secteurs où la transformation n’est pas encore réalisée, comme dans les domaines du transport, de l’énergie, de la santé… C’est pour lui la seule réponse à apporter pour corriger le déséquilibre de la répartition de la valeur, comme il l’exprimait dans sa récente audition par la Mission commune d’information du Sénat sur les nouveaux rôles et stratégies pour l’Union européenne dans la gouvernance mondiale de l’internet.

Reste à savoir si la France dispose d’une capacité de réaction suffisante… Pour Nicolas Colin, si la France dispose d’une R&D performante, elle ne sait pas vraiment innover. “L’innovation, c’est la rencontre de la R&D et d’un marché”, rappelle-t-il. “L’innovation c’est le changement du modèle d’affaires”, comme il aime à le rappeler. Elle n’est pas une montée en gamme, qui ne consiste qu’à renchérir le prix des biens et des services. Nous savons bien faire de la montée en gamme : proposer des voitures haut de gamme, avoir une compagnie d’aviation premium, des transports ferroviaires très chers… Mais ces formes de montée en gamme ne profitent qu’à un segment de clientèle, pas à toute. Ce n’est pas de l’innovation !

Aux Etats-Unis aussi, nombre d’intérêts établis sont contrariés par l’innovation et tentent de la limiter. Mais de l’autre côté de l’Atlantique, l’innovation est aussi un lobby. Les géants industriels du numérique réinvestissent en permanence : ils financent les campagnes électorales, créent des entreprises, innovent… Cela créé au final un régime politique différent. “Chez nous, si vous êtes innovateur, vous n’êtes pas grand-chose. La Silicon Valley, elle, est un écosystème qui a su faire grandir des générations successives d’entrepreneurs qui ont réinvesti sans cesse, qui ont transmis une culture de l’innovation, ce qui a attiré des capitaux et permis au secteur de grandir de façon organique… La France est loin d’avoir cette maturité, cet écosystème. Nous ne savons favoriser qu’un colbertisme de rattrapage, clientéliste et prédateur… Dans le numérique, le principal actif est le lien avec le client. Hormis dans le secteur du luxe, ce n’est pas notre force. Chez nous, on vous enferme dans des forfaits, on vous empêche de résilier votre police d’assurance, on vous insulte dans un taxi si votre course est trop courte… Les Américains ont culturellement une politique de traitement des clients différente, reposant sur la qualité du service, quel que soit le client… Pour l’instant, en France, nos capitaines d’industrie, notre main d’oeuvre, notre environnement juridique et réglementaire, inspiré par la défiance, nous empêche de faire grandir des géants du numérique…”

Quant à une régulation par la fiscalité, Nicolas Colin ne semble plus vraiment y croire, tant l’harmonisation fiscale à un niveau européen voir mondial semble impossible. “La France n’a pas une grande tradition en matière de diplomatie économique”, rappelle-t-il, même si elle a su inventer la TVA.

Si le discours de Nicolas Colin est stimulant (cf. par exemple son dernier billet qui reprend les éléments qu’il délivrait dans cette conférence), force est de constater qu’il porte également ses propres limites. En nous appelant à être innovant sur de nouveaux secteurs industriels il semble croire que le règne des Gafa est là pour durer éternellement, comme s’il ne pouvait y avoir d’innovation en dehors de leurs modèles, alors que ceux-ci révèlent chaque jour leurs limites, en terme de monopole, d’intrusion, de surveillance notamment… Bien sûr, nous avons de vraies lacunes, notamment en matière de financement de l’innovation et d’ ! écosystème pour le promouvoir. Est-ce seulement en faisant tomber les barrières réglementaires que nous règlerons le problème ? Ne risque-t-on pas seulement de remplacer les monopoles d’hier par ceux de demain ?

Hubert Guillaud

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