Les échecs (et les nouveaux espoirs) de la théorie des Nouveaux médias

Geert Lovink (@glovink), directeur de l’Institut des cultures en réseaux (@INCAmsterdam), signe pour la revue américaine e-flux, un passionnant article sur les échecs de la théorie des Nouveaux médias.

Les Nouveaux médias, pour prendre la définition la plus simple que proposait le chercheur Lev Manovitch (@manovich) dans son article originel “New Media from Borges to HTML” en 2003, sont les activités médiatiques (lui-même disait “artistiques”) qui reposent sur l’ordinateur. Mais la définition du champ qu’ils recouvrent n’a jamais été précise, évoluant au gré des auteurs qui s’en sont saisis. C’est dans ce champ flou de l’impact du numérique sur les médias et l’art que c’est développé depuis une importante littérature critique.

“Tout ce sur quoi vous avez déjà cliqué sera utilisé contre vous”

9780226925226Dans son article, Geert Lovink estime que les révélations d’Edward Snowden marquent la fin de l’ère des nouveaux médias. “L’intégration de la cybernétique dans tous les aspects de la vie est un fait”, constate le théoricien des médias… Mais pas ses valeurs originelles (cf. Ce que l’internet n’a pas réussi).

Nous avons bouclé la boucle. “Nous sommes revenus à un monde d’avant 1984“, explique Lovink en faisant autant référence au livre d’Orwell qu’à l’état de développement de l’informatique à cette époque. Une époque où, si Apple lance l’informatique personnelle, l’informatique demeure dominée par d’imposants ordinateurs fabriqués par IBM, Honeywell-Bull ou GE et utilisés surtout par de grandes bureaucraties pour compter et de contrôler les populations, comme si elle n’avait pas quitté totalement ses origines militaires.

Trente ans plus tard, même si les gros ordinateurs ont laissé place à une informatique ubiquitaire, l’ordinateur est toujours “l’instrument technique parfait d’un appareil de sécurité glacial”. La NSA et ses alliées (Google, Facebook, Microsoft…) ont atteint la “conscience totale”. Alors que les PC disparaissent de nos bureaux, d’immenses et invisibles centres de données prennent leur place dans le techno-imaginaire collectif, nous renvoyant justement à 1984, dans les deux sens du terme.

Pour la sociologue Zeynep Tufekci (@zeynep), la conception de nos outils numériques rend la résistance et la surveillance inséparables. Et penser cette dualité inextricable est un vrai défi. Elle en appelle à mettre à jour nos cauchemars et Geert Lovink propose de la prendre au sérieux. “Nous ne rêvons plus seuls”, accompagnés que nous sommes de nos machines. “Pouvons-nous vraiment réfléchir à l’autonomisation des citoyens à l’âge de la voiture autonome ?”

“Les Nouveaux médias sont devenus un vide signifiant”

Et Geert Lovink de revenir sur la publication d’Exocommunication, un ouvrage regroupant trois essais signés Alex Galloway, Eugene Thacker et McKenzie Wark, trois grands théoriciens des Nouveaux médias américains, dont le constat semble sans appel : “les Nouveaux médias sont devenus un vide signifiant”.

La théorie des Nouveaux médias voulait expliquer le monde, désormais, ses théoriciens doutent de la possibilité même de la communication, de sa fonction. Lovink relie cet échec à l’incapacité à comprendre le code, l’architecture des réseaux, les interfaces utilisateurs. “La boîte noire ne peut pas être disséquée” à la fois parce que les théoriciens n’ont pas appris le code, mais aussi parce que les objets d’études (les algorithmes) ne sont pas disponibles. Les données, les algorithmes, les logiciels demeurent des boîtes noires. C’est la crise de l’herméneutique.

Pour Lovink, les théories des Nouveaux médias n’ont pas produit ce qu’on attendait d’elles, alors que l’utilisation des machines, elle, n’a cessé de se développer. Bien sûr, comme d’autres avant eux, les auteurs en appellent au développement d’alternatives, pas seulement des alternatives open source qui copient les plateformes dominantes, mais des logiques qui remettent en question l’ordre du graphe social lui-même, cette façon de décomposer nos relations sociales dont nous ne semblons plus pouvoir nous extraire. “Pouvons-nous réunir une intelligence collective qui soit capable de formuler les principes mêmes d’un autre ordre de la communication ?” La théorie des Nouveaux médias doit également effectuer “une lecture littérale des actes de puissance”, c’est-à-dire se confronter à “la logique froide de la grande politique”

“La désillusion radicale Post-Snowden doit être considérée comme une version laïque de la découverte tardive du dix-neuvième siècle que Dieu est mort. Cependant, la censure ecclésiastique de cet âge n’est pas de nature technologique. Nous n’avons pas été expulsés des réseaux. Smartphones et tablettes n’ont pas été confisqués. Le problème n’est ni la censure, ni l’augmentation des techniques de filtrage avancées dont nous ne sommes qu’à moitié conscients. Les blocages technologiques peuvent être contournés. Nous pouvons nous armer de couches de protection cryptographique, mais le problème est beaucoup plus profond… Les révélations de la NSA ont déclenché avec elles une incertitude existentielle : “tout ce que vous direz pourra et sera utilisé contre vous”. Et les conséquences à long terme d’une telle destruction de l’échange informel sont encore inconnues.”

(…) Nous ne sommes pas exclus de la communion des croyants. Au contraire, nous nous excommunons parce que le frisson consensuel s’est tari. Beaucoup ressentent la pression sociale de Facebook et Twitter, et s’en retirent, tant la “culture participative” les enferme dans un cauchemar silencieux de présence. Lorsque la communauté devient une marchandise, nous ne devrions pas être surpris de brûler si rapidement ces plateformes pour les abandonner tout aussi facilement.”

(…) Les médias sociaux sans impulsion libidineuse s’avèrent d’une routine mortellement ennuyeuse. La dialectique ludique entre le voyeurisme anonyme et l’affichage exhibitionniste de soi a entraîné l’hypercroissance des médias sociaux. Une fois que ce couple productif est devenu une routine, les statistiques d’utilisation et les migrations de masse nous conduisent d’une plateforme l’autre.”

D’un côté, l’enfer social. De l’autre, l’enfer de l’isolement.

Pour tout le monde, l’internet est cassé.

Pour répondre à l’état de désillusion radical, estime Lovink, nous devons réévaluer le rôle de la théorie et ne pas nous laisser influencer par des outils et méthodes non critiques dans lesquels il range la visualisation de données, les humanités numériques… Pour lui, les humanités numériques sont une distraction qui vise à retarder la disparition des humanités et ce n’est pas la tâche de la théorie des médias de créer des outils de visualisation qui prouvent l’utilité des idées.

Que signifie être citoyen dans une société logicielle ?

A l’heure où les Big Data risquent encore plus de marginaliser les approches spéculatives et critiques au profit de données qui parleraient d’elles-mêmes, indépendamment de toute théorie, théorie et critique ne peuvent se retirer. Pour Lovink, il n’y a pas de logiciel sans concepts et le manque d’étude sur ceux-ci se fait cruellement sentir. Et Lovink de faire référence aux concepts les plus critiques tels que le le Pharmakon du philosophe Bernard Stiegler ou le solutionnisme d’Evgeny Morozov.

Du Brésil à la Turquie, les soulèvements se produisent part et à cause des médias sociaux. Et Lovink d’en appeler à des réponses philosophiques, artistiques, scientifiques pour nous confronter à notre aveuglement numérique… afin d’aider la théorie des médias à “sauter par dessus son ombre”.

Plus facile à dire qu’à faire.

Mais il est intéressant de remarquer que Lev Manovich lui-même, auteur du récent Software takes command (accessible gratuitement en ligne), partage le constat de Geert Lovink. Dans un article de décembre 2013, intitulé, “les algorithmes de nos vies”, Manovich expliquait combien notre monde est désormais mis à jour en permanence, à l’image de l’algorithme de Google renouvelé 600 fois par an. Le logiciel, en mouvement permanent, est devenu l’interface de notre imagination. Pourtant, les théoriciens des Nouveaux médias s’y sont relativement peu intéressés jusqu’à présent, regrettait le chercheur.

L’étude des logiciels demande de nouvelles méthodologies pour analyser des expériences interactives, pour représenter leurs performances, leurs fonctionnalités et leurs intrications… Mais même le code est devenu difficile à étudier. Et le comprendre n’aide pas forcément à comprendre l’expérience que l’utilisateur en fait. Pourtant, il nous faut comprendre les logiciels et leurs actions pour comprendre et discuter de leurs fonctions et de leurs actions sur le monde. Avec Phototrails, Manovich et ses collègues ont visualisé (voir l’étude) les modèles dans l’utilisation d’Instagram sur 2,3 millions de photos provenant de 13 villes du monde. Si l’utilisation d’Instagram est toujours cohérente, du fait des propositions d’usages instanciées par le logiciel, les chercheurs ont trouvé des différences systématiques selon les villes et les cultures, notamment dans l’utilisation des lumières, des couleurs et des filtres. Dans le prolongement de cette première étude, une autre, SelfieCity, a cherché à analyser la mode du Selfie, cet autoportrait popularisé par l’usage du smartphone et des images de soi que réclament nos logiciels sociaux, pour observer, derrière le mouvement global de la représentation de soi (né à l’époque de la surveillance de masse) comment cette forme d’appropriation en réseau a des caractéristiques culturelles très différentes, selon la culture ou le genre.

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Image : l’étude des Selfie provenant de différentes villes (ici, Moscou et Bangkok) montrent ainsi que le sourire n’est pas uniformément distribué dans cette représentation de soi, et que des formes d’appropriation culturelle sont à prendre en compte pour analyser le phénomène. Via SelfieCity.

Pour Manovich, l’une des pistes de la théorie des Nouveaux médias est de s’intéresser à comprendre comment le logiciel nous influence dans la manière dont on s’exprime, dont on imagine… Mais aussi de comprendre, derrière les lignes directrices qu’il nous force à utiliser, la part de notre autonomie. “Que signifie être citoyen d’une société logicielle ?”, concluait Manovich. Voilà un bel objet d’étude pour les prochains théoriciens des Nouveaux médias !

Hubert Guillaud

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