Quelle intelligence pour les « frontières intelligentes » ?

De plus en plus, je me méfie de tout ce qui est smart. Smartphones, smartcities, smartgrids, smartmachins et smarttrucs : téléphones, villes, réseaux, on a le sentiment que tout est voué à devenir “intelligent”. Tant d’intelligence donne le tournis car, en matière technologique comme en matière humaine, il faut toujours garder un peu de circonspection pour quelque chose – ou quelqu’un – qui s’annonce d’emblée comme plus « intelligent » que le reste.

Prenons l’exemple des smartborders, les « frontières intelligentes ». En février 2013, la commissaire aux affaires intérieures de l’Union Européenne, Cécilia Malmström a dévoilé le projet de la Commission : doter l’Union de « frontières intelligentes ». Qu’est-ce que ça signifie ?

Ca signifie avoir recours à deux outils technologiques. D’un côté, un « Programme pour voyageur enregistré » qui permettrait à des personnes se rendant souvent dans l’Union européenne d’y entrer en quelques secondes : grâce à un enregistrement préalable, à une carte et un numéro d’identification. Pourront aspirer à bénéficier de ce programme des hommes d’affaires, des étudiants, des chercheurs, des gens qui apportent quelque chose à l’Europe. D’un autre côté, un nouveau « Système Entrée/Sortie » qui permettrait de renforcer les contrôles sur l’identité et la durée du séjour des voyageurs entrant dans l’Union avec un visa. L’idée c’est de substituer aux cachets et à l’enregistrement manuel un enregistrement électronique – puis biométrique – qui permette d’alerter rapidement les autorités nationales en cas de dépassement des durées de séjour autorisées. 13 pays de l’Union ont déjà de tels systèmes à disposition, mais ils ne sont pas interconnectés. Aujourd’hui, on est incapable de savoir si quelqu’un entré en France avec un visa est ressorti ou pas de l’Union européenne. Si tel était le cas, on pourrait bien contrôler l’immigration illégale, car tel est le but, évidemment.

smartborders
Image : le système EasyPass de l’aéroport de Francfort qui scanne et vérifie les passeports électroniques. Via la Commission Européenne.

Plusieurs remarques, pour cerner l’intelligence à venir des frontières.

  • Une « frontière intelligente » est aussi une frontière physique. Ainsi les deux frontières des Etats-Unis, nord avec le Canada et sud avec le Mexique, se dotent depuis 2006 de tours de surveillance avec caméras et capteurs, installées par un consortium d’entreprises chapeauté par Boeing. Dispositif que l’on retrouve à d’autres frontières : la frontière saoudienne par exemple, avec, en plus des drones. En Europe, c’est l’agence Frontex qui assure ce travail, à grand renfort de matériel de pointe. La technologie n’abolit pas la frontière physique, elle peut même la renforcer. En tout cas pour ceux dont on ne veut pas.
  • Une « frontière intelligente » est une frontière qui coûte beaucoup d’argent, et en rapporte beaucoup. Au point qu’il n’est pas impossible de voir dans l’idée de la « frontière intelligente » le fruit d’un lobbying intense de la part d’acteurs industriels qui y ont tout intérêt (la Commission a évalué son projet de programme à 1,1 milliard d’euros par an et la liste des entreprises qui ont déjà vendu des technologies à Frontex est impressionnante…). Et je passe sur les problèmes de privatisation des frontières que cela peut occasionner.
  • Une « frontière intelligente », c’est une frontière qui sélectionne. Aux uns, la fluidité presque sans entrave, l’entrée et la sortie presque insensibles. Aux autres les empreintes des dix doigts, et l’alerte immédiate en cas de dépassement de temps de séjour, ou alors, pour ceux qui se risquent à l’entrée clandestine, les radars, les caméras et les drones. Et à tous, des données personnelles – voire anthropométriques – stockées dans des fichiers.

J’ai une proposition. Et si, à la place de ses frontières, c’était l’Union Européenne qui devenait intelligente et se dotait d’une politique migratoire digne de ce nom – dont on n’ait pas honte à chaque bateau qui s’échoue vide sur les plages de Lampedusa. D’ailleurs, c’est une proposition générale. Et si on ne laissait pas aux dispositifs techniques qui nous entourent la responsabilité d’être intelligents à notre place.

Xavier de la Porte

Retrouvez chaque jour de la semaine la chronique de Xavier de la Porte (@xporte) dans les Matins de France Culture dans la rubrique Ce qui nous arrive sur la toile à 8h45.

L’émission du 24 mai 2014 de Place de la Toile (#pdlt) s’intéressait aux enjeux géopolitiques du cyberespace en compagnie de Frédérick Douzet, professeur à l’Institut français de géostratégie et titulaire de la chaire Castex de géostratégie, de Danilo D’Elia et Alix Desforges, chercheurs, tous contributeurs au dernier numéro de la revue Hérodote consacrée à ce thème.

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0 commentaires

  1. Fine
    Everything is fine
    When you’re enslaved, by design
    When you’re focused on getting
    Smart
    Everything is smart
    Smart homes and friends with no heart
    « Smart » is the new « Human »

    Delusion Squared « Copyrighted Genes »
    http://DelusionSquared.com

  2. Cela mériterait certainement une discussion politique honnête, ce dont on est très loin.