Smart : qu’est-ce que nos internets ont en commun ?

SmartbookDans le prolongement de l’excellent Mainstream (2010), une passionnante enquête sur le fonctionnement et l’évolution des industries culturelles à travers le monde, le journaliste et sociologue Frédéric Martel (Wikipédia, @martelf), producteur de Soft Power sur France Culture, vient de publier Smart, enquête sur les internets. Et ce livre est tout aussi passionnant que le premier.

Il est passionnant parce que Martel, en nous emmenant avec lui de la Silicon Valley à Shenzhen, de Soweto à Mexico, de Bangalore à Skolkovo, de Tel-Aviv à Beyrouth, Le Caire ou Gaza… fait quelque chose que la meilleure utilisation des services web ne parviendra jamais à faire… Il les matérialise ! Il rend les internets concrets, réels. Derrière leurs fonctions et fonctionnements uniformes, il leur redonne de la diversité. Il donne l’impression de pouvoir prendre la mesure des différences, des hiérarchies, des jeux de pouvoir par exemple juste en décrivant de quelques phrases, l’allure des sièges sociaux des entreprises où il se rend (et il est très éclairant d’entendre parler du « Paternerplex » à côté du Googleplex, où Google héberge des sociétés partenaires, dont nous avons déjà tous entendu mille fois parler, tout comme le fait Facebook sur son propre siège social). Il met des noms, des visages, des stratégies, des descriptions sur l’uniformité numérique par laquelle nous sommes tous aspirés.

Internet, moteur de diversité ?

Le voyage auquel nous invite Frédéric Martel est passionnant parce que la thèse qu’il défend l’est tout autant… Pour lui, assène-t-il tout au long de son reportage, « internet n’abolit pas les limites géographiques traditionnelles, ne dissout pas les identités culturelles, n’aplanit pas les différences linguistiques : il les consacre ».

« Car même si nous avons accès aux contenus du monde entier depuis nos ordinateurs et nos smartphones, internet reste très local dans ses usages et s’adapte aux réalités de chaque espace. Il y a des plateformes globalisées, mais peu de contenus. Il n’y a pas d' »internet global » – et il n’y en aura jamais. Loin d’un mondialisme sans frontières, la transition numérique n’est pas une homogénéisation. L’uniformisation culturelle et linguistique ne doit pas être redoutée. La révolution numérique apparaît, au contraire, comme une territorialisation et une fragmentation : internet, c’est un territoire. »

Comme une réaction à la globalisation des industries culturelles que décrivait Mainstream, Frédéric Martel veut voir dans les internets, comme il les appelle, du fait de leur diversité, le moteur d’une nouvelle pluralité. Dans son voyage d’un continent l’autre, il tente de montrer que s’il y a des contenus globaux, qui font le tour de la planète, beaucoup d’autres sont fortement territorialisés. Que s’il y a des acteurs incontournables du net, ils ne sont pas tant globalisés que cela, du fait de l’existence de services nationaux ou continentaux concurrents, voire de clones ou de copies…

Certes, « tous les comptes Facebook sont différents : chaque individu y a ses propres amis, y discute dans sa langue et aucune page Facebook ne ressemble à une autre. » Mais la personnalisation qui entretient surtout l’homophilie peut-elle faire office de pluralité ? Le développement de communautés certes géographiquement internationales via internet ne sont-elles pas autre chose que les chambres d’échos sociales, que dénonce le chercheur Ethan Zuckerman dans son livre, Rewire ?

Oui, les contenus de l’internet ne sont pas globaux. Comme le soulignait une récente étude de McKinsey Global Institute, qui montrait que si le trafic web transfrontalier a été multiplié par 20 de 2005 à 2013, cette évolution n’est pas au niveau de l’augmentation du trafic total. « La grande majorité des transactions numériques sont toujours domestiques ». Si un tiers des flux financiers traversent les frontières, c’est le cas de seulement 17 % des flux de données… Certes, Frédéric Martel, nous parle de comment la culture devient de plus en plus riche, sophistiquée et diversifiée avec internet. Il montre que dans la musique, la télévision, les langues, les contenus, la vidéo… la part des productions locales ne se réduisent pas. Au contraire, comme si Internet démultipliait les niches…, mais c’est peut-être mal apprécier les effets superstars au détriment d’une longue traîne, certes, toujours plus longue et vivante, mais foncièrement incapable de venir concurrencer les acteurs dominants. C’est peut-être aussi mal apprécier la capacité de puissance globalisante des plus grands acteurs du Net et de la force d’internet à favoriser les leaders, les positions dominantes, les monopoles, comme nous l’expliquait très bien Nicolas Colin

L’angle mort d’internet comme système et modèle culturel

Pourtant à tant défendre, avec raison à nouveau, la diversité, la multiplicité des internets, Frédéric Martel semble ne pas vouloir voir combien leurs modes de fonctionnement, eux font système. A voir, les hommes, il oublie combien les tuyaux, les machines, sont partout semblables.


Vidéo : Le designer Timo Arnall signe Internet machine, un documentaire sur les infrastructures invisibles de l’internet, pour révéler la matérialité des serveurs, des câbles et des nuages où notre connectivé est gérée. Des espaces plus sécurisés qu’un aéroport, des machineries assourdissantes, des infrastructures redondantes, des architectures complexes pour gérer les systèmes électriques et hydrauliques pour en assurer le fonctionnement et le refroidissement… Une sorte de version vidéo de Tubes, le livre d’Andrew Blum croisé via Place de la Toile.

A voir les différents services de messagerie, de réseaux sociaux, de micromessagerie…, il oublie combien les interfaces, elles, sont proches et combien finalement tous les services de réseaux sociaux mettent des mondes, certes différents, sous des principes et fonctionnements similaires.
Or, partout où Frédéric Martel se rend semble flotter quelque chose de commun, une culture, une vision du monde que ceux qui font l’internet incarnent d’un bout à l’autre de la planète. Elle s’esquisse tout le long du livre par de petits détails : cet anglais, ce globish (qu’il s’appelle Singlish à Singapour, Spanglish chez les hispaniques des Etats-Unis, Chinglish en Chine, ou Tanglish chez les Tamouls d’Inde), quel que soit la manière dont il est parlé, qui demeure la langue de la « coolitude » partout sur la planète. Cette culture on la trouve aussi dans ces cantines d’entreprises à la mode, que tous les incubateurs et startups copient, offrant non pas partout le même menu, mais le même idéal de menu (café, burger, bagels, salades…), projetant d’un bout à l’autre du monde le même modèle de vie commune (la cantine, cool et gratuite pour ses employés), et derrière, un modèle social et économique commun.

Partout, Martel évoque l’optimisation fiscale et le capitalisme (à l’exemple des sociétés chinoises de l’internet cotées au Nasdaq et immatriculées dans les îles Caïman). Mais également, d’un bout à l’autre du monde, il évoque en creux une certaine vision du travail et de l’individu dans l’entreprise et dans la société. Partout il évoque ces slogans, ces mantras… qui s’affichent en anglais dans les bureaux et qui sonnent comme autant de valeurs communes. Partout cette « ambiance californienne  » recherchée à dessein (Wi-Fi, culture du sport, de la jeunesse, des pauses babyfoot ou des jeux de fléchettes…) qui fait ressembler tous les bureaux du monde à un de ces impersonnels Starbucks.

Tout autant de signes qui montrent que des choses ont été assimilées globalement via les internet, au moins des codes culturels. Certes, comme le dit Martel en conclusion « Les villes qui ont réussi à devenir des capitales numériques à travers le monde n’épousent pas forcément, contrairement à ce que l’on croit, le modèle de la Silicon Valley. Elles s’en inspirent certes, mais elles savent aussi s’en émanciper pour s’adapter au contexte local ou se nourrir d’autres modèles. » Cela n’empêche pas me semble-t-il que des codes culturels communs se répandent.

Partout, même si leur niveau économique est différent, Martel évoque la montée des classes moyennes qui semblent vivre à côté de la société, que ce soit dans des quartiers privilégiés et ultrasécurisés en Inde, ou au milieu de la contreculture qu’ils pensent incarner à San Francisco, à Recife, à iHub au Kenya en passant par les rêves de Smart City russe. De la liberté qui caractérise autour du monde cette classe privilégiée, incarnée dans la figure modèle du programmeur auquel entreprises et autorités concoctent un espace de vie différent, notamment par le fait d’avoir accès à des choses auxquels les autres n’ont pas accès (connexion, liberté, divertissement). Partout on semble voyager auprès d’une nouvelle élite, pas nécessairement super-riche, mais en tout cas privilégiée. Une nouvelle élite qui se retrouve jusque dans l’uniformité des profils rencontrés : tous sont jeunes – et tout le monde semble donner beaucoup d’importance à ce critère – tous travaillent sans fin, tous ont une passion à côté de leur travail, comme pour matérialiser la réalité de leur existence. Partout, il évoque la « contamination culturelle occidentale »… qui s’incarne dans cette contreculture online et underground, où, à défaut de libertés publiques, on adopte les libertés privées, « le portable et internet ».

Partout, Martel évoque cette relation complexe entre innovation et autorités (l’armée, l’Etat), faite d’attirance, de rapport de force, d’aides, de pilotage… ou de défiance. Partout, il nous parle du même capitalisme (voir même du nationalisme qui s’y incarne), de la manière dont on protège son marché ou de sa recherche d’expansion internationale (les deux semblants poursuivre le même but). De la manière dont chacun cherche à protéger son monopole sur les contenus et les infrastructures… Partout il nous parle d’un world wild web qui ressemble au wild wild west. Partout cette croyance, cette idée qui s’instillent que la technologie c’est le développement. Qu’elle va « changer le monde » et que ceux qui la maîtrisent en seront les nouveaux maîtres. Partout il évoque l’opposition entre la discipline et la hiérarchie, le contrôle vertical de l’information, et la nature horizontale et non hiérarchique du web, faisant d’internet à la fois un instrument de libération et de répression.

Alors que Frédéric Martel ne cesse de nous répéter combien l’internet n’est pas global (et, il a raison, il ne l’est pas), il ne cesse de nous montrer combien sa globalité est inscrite dans l’interpénétration de nos différences culturelles. Ou plutôt, ce qu’il ne nous dit pas et qu’on peut lire en creux dans son livre, c’est combien ces services, parce qu’ils utilisent des technologies et des interfaces similaires, agissent sur nos comportements d’une manière assez uniforme, nous rendent semblables les uns aux autres. Partout sur la planète, nous devenons des gens devant des écrans (et de plus en plus avec la même interface, les mêmes systèmes d’exploitation, donc avec des valeurs culturelles intrinsèques embarquées que nous avons tous du mal à identifier). Car en s’intéressant autant aux acteurs, aux puissants, Frédéric Martel oublie peut-être combien l’expérience du net est finalement assez similaire pour les utilisateurs… qu’ils utilisent un service global ou un service local, l’original ou l’une de ses copies.

Partout aussi, il nous parle de censure, sans que les internautes et les services qui la subissent ne la maîtrisent vraiment. Partout, de la Chine à Israël, de l’Inde, de la Russie à Gaza, il nous parle de projets de surveillance massifs de la population via les technologies, qu’il soit d’Etat ou privé, partout il évoque la fin des modes de régulations d’un capitalisme débridé par la technologie… Et partout, les utilisateurs s’ingénient à trouver les moyens de la contourner, de l’obfusquer, de comprendre son fonctionnement ou de tenter de trouver sa cohérence pour le détourner… Partout il montre les « voies inattendues qu’emprunte l’internet pour se diffuser », comme outil d’intégration ultime… Certes, les sites de rencontres mondiaux forment une incroyable mosaïque culturelle qui ne se réduit pas à Match et Meetic, mais cette diversité n’en uniformise pas moins la manière même de faire rencontre sous la forme d’un paradigme de marché.

Certes, « l’internet territorialisé va s’imposer ». Certes, le web reflète les différences culturelles et leur permet de s’épanouir… Mais cette territorialisation ne montre pas pour autant qu’une certaine forme de standardisation ou de mondialisation n’est pas à l’oeuvre. Certes, « la mondialisation numérique n’est pas un phénomène de déculturation ni de déracinement », mais contrairement à Frédéric Martel, il me semble qu’elle instille partout certaines idées fondées plus sur la promotion des libertés individuelles que collectives, sur l’individu que sur l’égalité, sur les communautés que sur la fraternité.

Le monde que dévoile Frédéric Martel est passionnant et les innombrables services qu’il évoque – et qu’il faut prendre le temps d’aller découvrir en ligne, même si vous n’en parlez pas la langue – aussi. Certes, il semble n’en montrer qu’une partie, mais la pluralité des points de vue qu’il donne à lire permet de relativiser nos certitudes, et montre, en fait, que ce qui fait que l’internet est si divers n’est peut-être rien d’autre que le fait que chacun n’en voit qu’une partie.

Hubert Guillaud

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