Travail et automatisation : la fin du travail ne touche pas que les emplois les moins qualifiés

Quel est le risque que votre emploi soit automatisé dans les prochaines années ? questionnait une récente étude (.pdf) réalisée par un économiste et un ingénieur d’Oxford et signalée par Martin Lassard sur Triplex. Pour les auteurs, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, 47 % des postes décrits dans les nomenclatures professionnelles traditionnelles (soit environ 702 professions analysées) sont susceptibles d’être remplacées par des machines, des formes d’automatisation logicielles ou robotiques. Selon eux, cette évolution devrait se faire en deux temps, la première touchant principalement le secteur des transports et de la logistique, les emplois de bureaux et d’administration et les fonctions de production. Mais dans un second temps, l’automatisation devrait toucher des emplois dans les services, dans la vente et la construction notamment, du fait du développement de robots et logiciels capables de créativité et d’intelligence sociale.

Si « le travail humain devrait avoir encore longtemps un avantage comparatif dans les tâches qui requièrent des formes de manipulation et de perception complexes », pour les auteurs, les jobs qui nécessitent de développer de nouvelles idées sont à terme les moins susceptibles d’être affectés par l’informatisation, ce qui devrait être le cas pour les métiers du management, les affaires, la finance, l’éducation, la santé, les arts et les médias. Pour les chercheurs, l’informatisation devrait surtout porter sur des emplois peu qualifiés. Ils n’ont réalisé aucune estimation pour évaluer le nombre d’emplois touchés par l’automatisation dans les années à venir, mais ils concluent leur prédiction en expliquant que les employés peu qualifiés et les professions à bas salaires qui devraient être les plus touchées devront être réaffectés à des tâches qui ne sont pas sensibles à l’informatisation, comme celles nécessitant de l’intelligence créative et sociale, compétences qu’ils devront acquérir, rejoignant par là les conclusions d’Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, dans leur livre, Le second âge des machines, qui en appelaient à un sursaut éducatif.

Mais est-il si sûr que l’automatisation n’affecte que les emplois les moins qualifiés ?

La généralisation de la déqualification

Certes, le déplacement de l’emploi du fait de l’automatisation n’est pas nouveau, comme le rappelait Marc Giget aux derniers Entretiens du Monde industriel. Mais pourquoi tout le monde semble être d’accord pour laisser les machines prendre le relai ?, interrogeait Nicholas Carr sur son blog il y a quelques mois.

Il y a quelque chose de profondément rassurant à l’idée que la technologie pousse les travailleurs à des occupations plus élevées. Cela rassure nos inquiétudes sur la perte d’emplois et la baisse des salaires. « L’échelle de l’occupation humaine va toujours vers le haut, qu’importe la hauteur à laquelle nos machines grimpent, il y aura toujours un autre échelon pour nous ». Mais ne sommes-nous pas là face à un fantasme ? Le problème avec ce « mythe de l’échelle sans fin » repose sur le flou de la revendication… Qu’est-ce qu’un travail de plus grande valeur ? Est-ce une valeur pour l’employeur ? Pour l’employé ? Est-ce une valeur en terme de productivité ? De profit ? De compétence ? De satisfaction ?…

Non seulement ces valeurs sont différentes, mais elles sont souvent en conflit, rappelle Nicholas Carr. Si l’automatisation peut améliorer le travail, le rendre plus stimulant et intéressant, une machine trop sophistiquée peut aussi générer de la déqualification, transformant un artisan compétent en opérateur de machine modérément qualifié.

Bien sûr, si l’automatisation réduit les besoins en compétence dans une profession, elle peut contribuer à la création de nouvelles catégories de travail. C’est en tout cas ce que nous racontent les « mythologues de l’échelle sans fin ». Mais les temps sont différents et les machines ont changé, estime Carr. Les robots logiciels peuvent désormais prendre en charge bien plus de travail que les machines des usines n’en étaient capables. Les travailleurs de la connaissance sont eux-mêmes en train de se déqualifier, ressemblant de plus en plus à des opérateurs informatiques, estime Carr.

S’il y aura toujours de nouvelles découvertes permettant de concevoir de nouveaux produits et de nouveaux emplois, il n’y a aucune garantie que le déploiement des ordinateurs va ouvrir de vastes et nouvelles étendues d’emplois intéressants et bien rémunérés comme l’a fait le déploiement des machines d’usines. Les mythologues de l’échelle sans fin attribuent à la technologie une volonté bienfaisante qui nous libère des tâches difficiles et nous propulse dans un travail plus gratifiant. Mais la technologie ne nous libère pas plus qu’elle nous propulse, rappelle Carr. Les gens qui les conçoivent sont surtout motivés par le désir de gagner de l’argent. « Les emplois ont toujours été un sous-produit de la main invisible du marché, pas son but ». Les plus grands bénéficiaires du mythe de l’échelle sans fin sont ceux qui ont acquis une énorme richesse par les effets de concentration engendrés. Nous ne devrions en tout cas pas supposer que les machines ont l’intérêt des travailleurs au coeur, concluait-il.

Dans un billet plus récent, il revient à nouveau sur le mythe de l’échelle sans fin. Désormais, rappelle-t-il, les ordinateurs jouent un rôle nouveau dans les secteurs où l’on a besoin d’analyse et de décisions. En lieu et place d’une « échelle sans fin », nous pourrions désormais être confrontés à une « rampe descendante », estime le professeur d’économie du MIT David Autor, qui parle aussi de polarisation (.pdf). Plutôt que de nous libérer des travaux les plus contraignants pour des travaux plus intéressants et plus stimulants, l’automatisation pourrait nous apporter demain tout le contraire !

Dans le New York Times, Thomas Edsall revient sur une étude (.pdf) des économistes Paul Beaudry, David Green et Ben Sand qui mettent en avant une érosion généralisée de l’employabilité depuis les années 2000, quel que soit le niveau de compétence. Si dans les 20 dernières années du XXe siècle nous avons connu un exode des emplois les moins qualifiés vers des emplois qualifiés et très qualifiés, la perte d’emploi se fait désormais dans tous les domaines de compétences.

Pour les chercheurs, les employés sont poussés vers le bas de « la rampe de compétence » : « Après deux décennies de croissance de la demande pour des professions nécessitant de hautes compétences cognitives, l’économie américaine a connu une baisse de la demande pour ces compétences. La demande pour des tâches cognitives était dans une large mesure le moteur du marché du travail américain avant 2000. Mais, une fois ce moteur inversé, le taux d’emploi dans l’économie américaine a commencé à se contracter. » En fait, depuis les années 2000, la concurrence dans les emplois manuels peu qualifiés s’est accrue et les travailleurs plus qualifiés ont pris la place des moins qualifiés pour des emplois eux-mêmes moins qualifiés.

11edsall-chart1-articleLarge
Graphique tiré de l’étude de Breaudry, Green et Sand montrant l’augmentation constante de 1980 à 2000 des emplois nécessitant de fortes compétences cognitives… et leur chute depuis.

Edsall rapporte que deux autres études, l’une (.pdf) par Andrew Sum et l’autre par Lawrence Mishel, qui mettent également en évidence la montée de la déqualification. Pour Andrew McAfee, le coauteur du Second âge des machines, c’est là une bien mauvaise nouvelle.

Pour Carr, c’est une preuve de plus qu’il faut remettre en question non seulement l’hypothèse que les avancées technologiques poussent les gens vers de meilleures qualifications, mais également l’idéologie même de la Silicon Valley tout entière pétrie de cette hypothèse, comme l’exprimait encore récemment l’investisseur libéral Marc Andreessen.

Hubert Guillaud

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. Et voilà, on confond encore « travail » et « emploi » en employant indifféremment les deux termes. Cette confusion entre “travail” et “emploi”, entretenue par les politiques de tous bords et malheureusement – on le voit ici – par beaucoup d’économistes et de chercheurs en sciences sociales, a un coût énorme pour la société aussi bien financièrement que socialement. Les pathologies sociales et psychiques qu’elle entraîne ne sont tout simplement plus soutenables.

    Ce qui disparait assurément avec la robotisation, etc., ce sont les « emplois ». Par contre le travail est toujours d’actualité, et sa tâche est immense !

    Il est plus que jamais nécessaire que chacun puisse travailler, d’abord à prendre soin de lui-même, de ses parents, de ses enfants et de ses proches, travailler ensuite pour contribuer aux biens communs accessibles à tous (connaissances, arts, culture, logiciels, etc.), travailler enfin à inventer et à mettre en œuvre à toutes les échelles les moyens qui permettront de léguer une planète vivable aux générations futures.

    Bref, il faut d’urgence « remettre les gens au travail », en leur donnant tout simplement un revenu leur permettant de le faire. C’est le but du Revenu de Base.

    http://revenudebase.info/

  2. Effectivement, à moins de se montrer tout à naïf, il faut admettre qu’à l’avenir, le marché du travail ne pourra plus assurer l’intégration sociale de toute la population. L’automatisation est en soi est un bien car elle génère du temps libre pour l’homme. Cependant elle limite le nombre d’emplois disponibles et le marché du travail en ressent déjà grandement les conséquences. Et ce n’est qu’un début ! Alors pourquoi ne pas tirer profit de ce temps libre en développant des activités de types sociétales qui font tellement défaut à l’heure actuelle ? Les arts, la culture, le développement personnel au sens large, l’écologie, l’aide au plus démunis, la prise en charge des personnes âgées, … autant de domaines qui n’ont aujourd’hui qu’une place marginale dans nos emplois du temps. Développer une économie sociétale parallèlement à l’économie marchande actuelle me paraît être une solution pour remédier au chômage qui, je le crains, va nous toucher de plus en plus durement. Le revenu de base est un bon moyen pour aller dans cette direction. Mais voilà, les réticences seront nombreuses. Il nous faudra changer de paradigme. Toute nos croyances seront tenaces. Bercée depuis toujours par le jeu de l’offre et de la demande, la société aura du mal à accepter qu’une activité peut ne pas être rentable économiquement.

  3. Autre alternative de réponse que le revenu de base et que j’aurai pu signaler dans cet article, la marche arrière… Comme semble l’initier Toyota. Les constructeurs automobiles ont été les premiers adeptes de l’automatisation. Le Japon est le second pays (derrière la Corée du Sud) en terme d’équipement en robots industriels. Mais cela n’a pas empêché Toyota de revenir en arrière en recréant des lignes de productions manuelles, explique Quartz. Pour Toyota, l’automatisation fait disparaître la qualification des employés. Si les robots savent faire rapidement des choses à faible coût, les hommes apportent une compréhension des processus de conception, de la cohérence et de la qualité. Pour Toyota, la course à la réduction des hommes abouti au développement de procédés moins efficaces. Seuls des employés au fait des processus pourront permettre d’améliorer les machines.