La métamorphose du travail

A l’occasion de la sortie du 5e forum thématique du Digital Society Forum consacré aux transformations du travail à l’heure du numérique (la première édition était consacrée aux nouvelles relations, la seconde à la famille connectée, la troisième aux nouvelles formes d’apprentissage et la quatrième au migrant connecté).

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Ce forum réalisé en partenariat avec la Fing (et notamment son média, InternetActu.net), Psychologies Magazine et Orange, nous donne l’opportunité de republier la contribution d’Amandine Brugière, coresponsable du programme Digiwork de la Fing, qui dresse un bilan très synthétique des enseignements du groupe de travail.

En attendant Lift with Fing, qui du 21 au 23 octobre 2014, sera consacré à ce thème…

Les médias se font quotidiennement l’écho de la crise de l’emploi, des difficultés des entreprises, du malaise des individus, de la précarité grandissante… Depuis plus de 20 ans, le paysage est peu enthousiasmant, et des générations entières ont été formées et lancées sur le marché du travail avec le chômage pour épée de damoclès. Alors que le taux d’emploi ne couvre pas la population active [1], que les seniors sont « sortis » délibérément des entreprises [2], et que les jeunes mettent 7 ans en moyenne à trouver un emploi stable, des études récentes [3] font naître de nouvelles controverses : les robots et les machines intelligentes pourraient continuer, demain, à détruire des emplois.

Qu’est-ce qui ne va plus avec le travail ?

Qu’est-ce qui, depuis si longtemps, ne va « plus » avec le travail ? Alors même que les pays de l’OCDE n’ont jamais bénéficié de populations aussi instruites et formées qu’aujourd’hui [4] ?

Le travail et l’emploi sont au cœur du système capitaliste. La société salariale, qui s’est élaborée à partir de la 2e révolution industrielle, et s’est illustrée dans la figure de la « grande entreprise », s’est imposée comme le modèle dominant depuis plus de 2 siècles, et a connu son apogée pendant les trente glorieuses, période de plein emploi. Rappelons que l’organisation du travail s’est construite dans un rapport étroit à la technique et aux enjeux scientifiques de l’époque : il s’agissait d’exploiter des technologies et techniques nouvelles : l’électricité, la chimie, la métallurgie, la sidérurgie… La recherche scientifique a été intégrée dans des laboratoires de R&D au sein des entreprises. On a organisé et rationalisé le travail autour des machines et des chaînes de production. On a – petit à petit – « rassemblé » le travail dans une unité de temps, de lieu, dans un rapport de subordination, on lui a associé une rémunération, des droits sociaux. En deux siècles le travail est devenu un « fait social total », comme l’exprime Dominique Méda, sur lequel sont venus se greffer la sociabilité, le développement personnel… On comprend, dès lors, que faire évoluer notre rapport au travail, c’est faire bouger toute la société…

La « notion » de travail a toujours eu maille à partir avec la technique, « l’outil », alimentant, selon les points de vue, un rapport de transformation, de domination, d’aliénation, ou de libération… Or une nouvelle révolution technologique est en cours : celles des technologies de l’information et de la communication et de l’internet se superposant partout, et agissant comme une nouvelle membrane. Et si le modèle du travail que nous connaissons était en train de se fissurer, précisément car les technologies d’aujourd’hui autorisent de nouvelles manières de produire, d’apprendre, de travailler ensemble ?

Présentation : Les conclusions du groupe de travail de la Fing sur l’avenir du travail.

Tout n’est pas merveilleux, dans ce nouveau monde, loin s’en faut… Les TIC génèrent [5] des effets d’intensification du travail, de compartimentation de la chaine de production, de morcellement des tâches, et d’externalisation. Elles outillent le contrôle, le reporting, la traçabilité, la transparence subie. Elles engendrent de nouveaux risques psycho-sociaux.

Mais de l’autre elles autorisent une possible personnalisation du travail, une autre articulation des temps de vie, un travail plus mobile pour certaines catégories de travailleurs. En outre, les réseaux sont à la base d’un travail d’équipe beaucoup plus étendu, ne s’arrêtant plus aux frontières des organisations. La caractéristique de l’entreprise étendue, les initiatives d’innovation ouverte, la constitution de réseaux sociaux professionnels produisent des collectifs de travail protéiformes : évolutifs, apprenants, à cheval entre l’interne et l’externe. S’ils mettent en tension le management traditionnel, ils montrent aussi l’incroyable agilité des individus au travail. Les réseaux livrent aussi de nombreux exemples de collectifs de travail « productifs » s’étant forgés en dehors de toute unité de temps, de lieu ou de rapport de subordination (le logiciel libre, Wikispeed…). Certaines entreprises poussent le modèle à l’extrême en n’ayant plus d’employés et en faisant appel à des contributions externes, rémunérées si celles-ci apportent une plus-value à la production. Dans cette logique se range aussi « l’économie des plateformes » reposant sur la production par des millions de producteurs extérieurs d’applications ou de contenus. L’économie de la multitude, l’économie collaborative brouillent en profondeur les frontières entre producteurs et consommateurs, entre travail et activité.

Qu’est-ce que le travail ?

Qu’est-ce que l’on considère alors comme étant du travail ? Dans la théorie économique, ce qui crée de la valeur, c’est l’activité de travail. Donc pour trouver le travail, il suffit – normalement – de chercher la valeur. Jusqu’à présent le travail productif se trouvait clairement identifié dans l’entreprise. Il y était même circonscrit. Les activités développées dans la sphère privée étaient considérées comme non-productives, relevant de l’économie informelle. Or, avec la numérisation de l’ensemble des activités – sphères professionnelle et privée -, et la génération de données qui l’accompagne, la production de valeur ne se limite plus à la seule activité des entreprises… C’est un peu la même logique de raisonnement avancée par N. Colin et P. Collin dans leur rapport sur la fiscalité du numérique (.pdf) : la production d’informations et de données personnelles sur les réseaux, au cœur de la production de valeur pour les GAFA, pourrait être considérée comme du « travail gratuit ».

Peut-être est-ce alors moins le travail qui est en crise que la reconnaissance (symbolique et financière) d’une production de valeur, beaucoup plus fortement attachée à l’individu et à son capital « cognitif ». Le travail devient ainsi de plus en plus « vivant », comme le souligne Toni Négri. Son efficacité repose sur la capacité d’apprentissage, d’innovation, d’adaptation, de singularisation des individus.

Si l’on prend au sérieux cette approche du « capital cognitif », tout l’enjeu va être de soutenir l’individu dans la maîtrise de son « écosystème d’activités » : c’est-à-dire dans cet univers à la fois informationnel, cognitif, relationnel, technique qu’il se construit lui-même en partie et affine au fil de ses expériences personnelles, professionnelles, de loisirs, militantes. Cet écosystème est à la base de ses identités, de son évolutivité, de son employabilité (trouver des activités rémunératrices). Armer l’individu et l’aider à construire un écosystème d’activités « capacitant » pourrait nécessiter d’y associer, par exemple, un droit d’accès à des outils, un droit opposable à un lieu ou un espace de travail, une rémunération de base, une portabilité des droits de formation…

Mais un autre enjeu sera alors aussi de préserver l’humain d’une approche totalisante où l’ensemble de sa personne et tous ses pans de vie viendraient à « compter ». Quel sera le profil d’une société où le travail productif s’étend à tous les temps sociaux ? Autant de réflexions qui questionnent avant tout nos choix de société.

Amandine Brugière, pour Digiwork.
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Notes
1. En moyenne 7,6 % de la population active dans les pays de l’OCDE.
2. Taux d’emploi des travailleurs âgés (55 à 64 ans) en 2011 : 41 %, via Insee.
3. E. Brynjolfsson et A. McAfee, Race Against The Machine : How The Digital Revolution Is Accelerating Innovation, Driving, Productivity, and Irreversibly Transforming Employment and the Economy ; C. Frey et M. Osborne, The Future of employment : how susceptible are jobs to computerisation ? (.pdf) .
4. Lien entre niveau de formation et taux d’emploi, via OCDE (.pdf).
5. Voir à ce sujet le rapport du Centre d’analyse stratégique, Impact des TIC sur les conditions de travail, 2012.

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. Il vaudrait mieux remplacer cette notion périmée du travail par celle de valeur ajoutée.

  2. I. C’est très important que la FING exerce un rôle de vigie vis à vis des impacts des TIC, qui ne soit pas seulement d’engouement, comme il est habituel. D’ailleurs, les thèmes de l’automatisation du travail reviennent souvent sur « Internet Actu », et comme je l’évoquais dans ce bref commentaire, c’en est probablement un des principaux enjeux : http://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0203559899028-pourquoi-le-big-data-ninventera-jamais-rien-1012077.php ou http://www.lesechos.fr/idees-debats/sciences-prospective/0203513317428-pourquoi-le-big-data-ninventera-jamais-rien-1012369.php .

    II. Mais ces réflexions sont d’autant plus aiguës que le contexte s’y prête…et s’y prêtait déjà il y a quelques temps.
    2.1. « Dans la théorie économique, ce qui crée de la valeur, c’est l’activité de travail. ».
    Cette remarque de l’article m’a incité à rechercher et retrouver cet ouvrage : « Valeur et prix », http://f3.tiera.ru/1/genesis/685-689/685000/4f32da4c41b67480f4b8465e85ba8767 (1). Malgré son titre en moins de 140 caractères, qui ne dissimule pas toutefois l’ambiguïté, je déconseille vivement à tout esprit contemporain de le lire car il n’y comprendrait probablement rien (il s’agit quand même d’économie) et il n’arrangerait pas sa e-réputation en le citant. Pour résumer exa-grossièrement, la valeur-travail n’est pas un concept très facile à manier et n’a(vait déjà) rien d’évident en économie (2).
    2.2. Mais c’est néanmoins intéressant de la réintroduire dans les débats contemporains car si l’on cherche une vision historique, il semble bien que les nouvelles technologies (avec leur part informationnelle, comme l’homme a un cerveau qui s’occupe de tout) nous ont fait entrer dans un monde où la valeur ne proviendrait plus tant du travail humain, où l’enjeu principal pourrait bien être dans la distribution, et non plus dans la production (tout au moins sous l’angle de ce que peut apporter l’activité économique : améliorer le bien-être humain etc…), et qu’en ce qui concerne le travail, le salariat pourrait ne plus être le socle de la relation entre le travailleur et l’entreprise (en tant qu’organisateur du travail, qui peut donc être un « collectif »). L’article d’A. Bruguière porte bien sur les 1er et 3ème aspects. Mais les conséquences de la réduction du salariat sont peut-être sous-estimées en général, notamment car cette évolution s’impose doucement, par exemple portée par des modèles a priori contradictoires dans le secteur des TIC : Apple et l’open source, ce dernier ayant un caractère « progressiste » (rafales de critiques virulentes attendues). Les régimes communistes du 20ème siècle « ne seraient donc pas morts pour rien » (révélateur d’autres bouleversements…ce lien n’étant pas nouveau non plus pour certains).
    2.3. Le « travail vivant », qui correspond aussi à la part dominante des services dans l’économie, ne peut de toute façon plus être conçu que comme un travail « centaurique », où l’homme est assisté par des machines, qui ne sont plus inertes. Mais cette synergie, et même la substitution de la machine au travail humain, peuvent produire une très grande valeur ajoutée « sociale » au sein de « boucles stabilisatrices ». Ainsi des fermes automatisées qui voient le jour en Allemagne et des machines pilotables à distance, comme des drones, qui opèrent dans des endroits peu accessibles pour l’homme ou à des coûts très élevés ou sur des sites dangereux, où l’homme trouve peu de gloire à exposer sa vie.

  3. III. 3.1. La voie approfondie par A. Bruguière (« capacité d’apprentissage, d’innovation, d’adaptation… ») est tout à fait pertinente (3), mais elle comporte néanmoins des limites.
    a. Il n’est pas si facile pour chacun d’être un producteur indépendant ou un…. « auto-entrepreneur » en « mode libéral ».
    b. La coordination, un des principaux axes de la conduite des organisations, devient plus complexe, comme le souligne aussi A. Bruguière, et implique plus de confiance mutuelle.
    c. La concurrence exacerbée qui est accrue par ce régime conforte ceux qui répondent le mieux aux critères d’excellence, et n’est d’ailleurs pas propice à la confiance mutuelle, s’exerçant surtout dans le cadre de complémentarités provisoires.
    3.2. On retrouve d’ailleurs là « le contexte », car si tous les pays sont affectés par les mutations en cours, en particulier technologiques, et même si elles se déroulent justement dans des sphères qui leur deviennent de plus en plus étrangères, les pays où se posent le plus ces questions de travail sont aussi ceux où la population active est la plus dynamique et le chômage croissant (tout rapport entre les 2 derniers personnages n’étant pas complètement fortuit, un point qui ne semble pas bien compris, en France en particulier).
    Ces facteurs jouent d’ailleurs peut-être un rôle dans le défaut de coopération et le faible degré de confiance mutuelle souvent soulignés à propos de la France par des enquêtes internationales. De toute façon, ils renforcent les exigences des donneurs d’ordres, plus encore avec la mondialisation du marché du travail, et incitent plutôt au dénigrement qu’à la valorisation des compétences puisqu’il faut bien « sélectionner », les Français ayant de surcroît la réputation d’être de grands persifleurs. La « valeur » de l’individu est donc très subjective. Sera-t-on plus assuré d’impartialité de la part d’algorithmes apprenants ?

    IV. La complexification du travail complexifie aussi l’appariement entre offreur et demandeurs de travail dans la mesure où les demandes et les offres spécifiques (« singularisation ») se multiplient, ce qui est particulièrement notable dans le secteur des SI/TIC.
    Pour illustrer l’évolution des compétences, donc les phénomènes éventuels d’obsolescence, ce secteur est évidemment un laboratoire « idéal ». Or, on perçoit actuellement une tension peu explicite, qui concerne d’ailleurs au plus haut point l’Etat et les politiques publiques, entre une approche ancienne accordant une part substantielle à la « conception » et une approche plus novatrice mettant l’accent sur les réalisations visibles à brève échéance, un phénomène qui s’est notamment traduit par l’émergence des méthodes dites « agiles », la 2ème approche étant d’ailleurs systématique en matière d’ouverture des données publiques. Les différents ratés des grands projets informatiques de l’Etat récemment annoncés semblent consacrer l’échec de la première approche, sans que j’aie vérifié si on avait déjà cherché à y introduire de l’agilité. Mais la réforme de l’Etat, telle que conçue par le nouveau Secrétaire d’Etat, suggère l’adoption de la seconde.
    Malgré les externalités croissantes favorisant l’interconnexion des SI, la superposition de code etc…, il sera intéressant de voir si la « conception » a disparu et si les nouveaux systèmes s’en accommodent.

    P.S. : Par ailleurs, je tiens quand même à rassurer d’éventuelles relations qui verraient dans ces remarques un goût excessif pour la théorie : seules les choses concrètes m’intéressent vraiment, parmi lesquelles le code, forcément, puisqu’il est « LA LOI ». Mais je n’aurais pas écrit cette dernière phrase si je ne savais que l’auteure de l’article, pour laquelle j’ai la plus grande sympathie, est aussi engagée dans des actions très concrètes. C’est presque une conversation privée :).

    (1) Par coïncidence, j’ai lu aujourd’hui – donc après avoir retrouvé l’ouvrage – cet article paru vendredi : http://www.lesechos.fr/idees-debats/livres/0203595435656-faut-il-stopper-la-marchandisation-de-notre-quotidien-1018659.php : « …tout ce qui a de la valeur n’a pas forcément un prix ; et tout ce qui a un prix n’a pas forcément de valeur. ».
    (2) Les auteurs de la remarquable étude citée dans l’article, http://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/downloads/academic/The_Future_of_Employment.pdf – qui font le lien entre « big data » et « intelligence artificielle » comme je le faisais dans mon message précité sur le site des « Echos » – commencent d’ailleurs par citer Keynes : « …our discovery of means of economising the use of labour outrunning the pace at which we can find new uses for labour ».
    (3) A propos de « droit d’accès à des outils », j’ai aussi suggéré il y a un an l’accès à des « espaces cloud » pour les chômeurs. Les propositions de « mise en situation professionnelle » de « Pôle-emploi » vont aussi dans le sens de « droit opposable à un lieu ou un espace de travail, une rémunération de base ». L’opposabilité paraît cependant un peu « consumériste » :).

  4. J’ai écrit ci-dessus : « …un monde où la valeur ne proviendrait plus tant du travail humain, où l’enjeu principal pourrait bien être dans la distribution, et non plus dans la production (tout au moins sous l’angle de ce que peut apporter l’activité économique : améliorer le bien-être humain etc…), et qu’en ce qui concerne le travail, le salariat pourrait ne plus être le socle de la relation entre le travailleur et l’entreprise (en tant qu’organisateur du travail, qui peut donc être un « collectif »). L’article d’A. Bruguière porte bien sur les 1er et 3ème aspects. ».

    En fait, elle évoque bien aussi la problématique de la distribution (qui s’est d’ailleurs imposée au 20ème siècle à travers les politiques publiques et le « fordisme » en particulier) : « Peut-être est-ce alors moins le travail qui est en crise que la reconnaissance (symbolique et financière) d’une production de valeur,… ».

    Mais je me plaçais surtout dans la perspective de l’automatisation croissante, qui pourrait susciter de nouvelles formes de tension pour bénéficier de la « valeur » produite. Il est toutefois probable que des conflits potentiels intra-humains porteront aussi sur le contrôle de la production et des machines, donc selon une nouvelle approche des conflits autour de la production, éventuellement déjà apparue à travers les « coopératives ».
    Mais dans la phase actuelle, c’est surtout la compétition pour participer à la production qui structure les rapports sociaux.