Tout récemment, la revue en ligne Regards sur le Numérique (@RSLNmag), posait la question : « Comment travaillerons-nous demain ? ». Parmi des réponses plus ou moins attendues, on trouve celle du bien connu bloggeur Thierry Crouzet (@crouzet), que je me permets de vous citer un peu en longueur :
« Les musiciens, les écrivains, les peintres, les développeurs de logiciels libres, les parents qui restent à la maison pour s’occuper de la famille, les bénévoles dans une multitude d’associations, les élus municipaux… tous ont un travail, ils n’en cherchent pas. Nous sommes de plus en plus nombreux à nous vouer à des tâches non rémunérées. […] C’est en même temps une envie, née d’un plus haut degré d’éducation et des nouvelles opportunités offertes par le numérique, et une nécessité économique, les machines et les algorithmes prennent nôtre place, les coûts de production tendent vers zéro et les revenus avec.
[…] Sans changements de notre organisation économique, seuls les propriétaires des robots et des algorithmes, et quelques artistes vedettes et fonctionnaires réussiront à gagner leur vie. Tendance déjà manifeste quand vont voit se creuser l’écart entre les pauvres et les riches. Pour nous sortir de cette impasse, nous devons bannir l’usage du mot chômage et instaurer un revenu de base inconditionnel.
Nous serons alors libres de ne pas travailler pour un salaire et coopérerons, créerons et innoverons davantage, motivés par nos désirs profonds et non par les seules contraintes du marché. […] Ce renversement s’imposera comme la conséquence de l’automatisation des processus physiques et cognitifs. Nous n’allons pas vers une société d’oisifs, mais une société de travailleurs indépendants. »
Image : L’université d’été du Revenu de base, organisé par le mouvement français pour un revenu de base (@revenudebasefr), aura lieu du 21 au 23 août 2014 à Coulounieix-Chamiers en Dordogne.
Bien sûr, les économistes sérieux auront beaucoup à redire sur le modèle proposé, mais faut-il écouter les économistes sérieux ? Ce qui me semble intéressant dans les propos de Thierry Crouzet, c’est la combinaison de l’ancien et du nouveau. Ancien, car il reprend à son compte la vieille idée du revenu de base inconditionnel – qui prend avec variation d’autres noms « revenu universel », « allocation universelle », « revenu minimum d’existence » et qui consiste à fournir inconditionnellement à tout citoyen un revenu de base qui est le même pour tout le monde, ne dépend donc pas de l’âge, des revenus etc. Une mesure qu’on a vu portée par des libéraux (dans l’idée que cela pourrait alléger la bureaucratie de l’Etat–Providence en substituant à nombres de dispositifs existants comme le RSA, la prime pour l’emploi, les allocations familiales etc.) et par la gauche vraiment de gauche (dans l’idée que cela pourrait être le début de la fin du capitalisme). Mais Thierry Crouzet articule cette mesure à une question très contemporaine : le remplacement de l’homme par la machine (ou tout au moins l’algorithme) dans nombre de ses fonctions. Vieille crainte, me direz-vous, d’être remplacé par des machines. Oui, mais réactivée plus que jamais par l’augmentation exponentielle de la puissance de calcul et par le constat de certains des analystes les plus subtils des questions numériques.
Je pense en particulier à quelqu’un comme Jaron Lanier – mais il est loin d’être le seul -, pionnier de l’internet, inventeur de ce magnifique terme de « réalité virtuelle », critique acerbe de ses dérives contemporaines, et qui clame depuis plusieurs années déjà que la classe moyenne est en train de disparaître aux Etats-Unis. Ce qu’on craignait depuis la fin du 19e siècle est en train de se produire, dit Lanier, des machines et des programmes occupent une partie des emplois qui étaient ceux de la classe moyenne, accroissant le fossé entre un prolétariat toujours nécessaire à l’économie numérique et l’élite de cette même économie. La solution de Lanier est intéressante : que le simple fait d’être internaute soit rémunéré, car après tout, en fournissant des données à des entreprises qui ensuite les monnaient, nous créons de la valeur. La solution est très différente du revenu de base inconditionnel mais le constat n’est pas éloigné : le travail change, il faut imaginer de nouvelles formes de rémunération.
Ne retrouve-t-on là une question qui est centrale dans l’intermittence : comment rémunérer ce qui est échappe aux vieilles définitions du travail ? Comment penser et caractériser ce qui est entre le travail ? Est-ce que le chômage est toujours de l’inactivité ? Parfois, on regrette (mais comme on le regrette à d’autres moments de la vie politique, quand on parle des retraites par exemple), que ces discussions ne soient pas l’occasion d’un vrai débat sur le travail, sa nature et son avenir. Car par bien des aspects, l’intermittence pourrait être un laboratoire permettant d’anticiper les mutations que va nous imposer la technologie, plutôt qu’un statut dont on a l’impression que beaucoup aimerait voir le disparaître.
Xavier de la Porte
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Pas de Place de la toile cette semaine à cause du Marathon des mots sur France Culture… Mais que cela ne vous empêche pas de réécouter les archives.
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Je n’avais pas lu cet article avant de commenter celui d’A. Brugière : https://www.internetactu.net/2014/06/27/la-metamorphose-du-travail/ . Je me permets d’y faire référence car les deux articles se complètent évidemment et j’aurais pu aussi poster une partie de mes commentaires sous celui-ci.
Toutefois celui-ci m’en suggère d’autres. J’ai proposé quelque chose de très semblable à la proposition de T. Crouzet dans une dissertation d’économie il y a très longtemps et c’est pourquoi j’ai écrit dans mes autres commentaires relatifs à l’article d’A. Brugière: « II. Mais ces réflexions sont d’autant plus aiguës que le contexte s’y prête…et s’y prêtait déjà il y a quelques temps. »,
le chômage de masse étant en effet déjà « senior » et les perspectives d’automatisation aussi anciennes.
J’ai néanmoins des doutes aujourd’hui. Sans bien connaître la littérature sur l’allocation universelle, le revenu de base ou l’impôt négatif (avec leurs différences), il me semble que la vision de T. Crouzet se situe dans une sorte d’économie de l’abondance où les robots assureraient déjà l’essentiel de la production, et surtout une production satisfaisant les besoins humains. Nous n’y sommes quand même pas encore et nombreux sont les scénarios qui pourraient enrayer une telle « mécanique ».
Certes, l’allocation universelle existe déjà au RU, mais elle continue à s’inscrire dans la philosophie de la « réparation » ou de l’assistance, et c’est d’ailleurs un moyen pour faire des économies budgétaires, alors que croissent les inégalités (je dispose de quelques données sur le RU mais ce n’est pas le lieu de faire une étude).
Or, si l’on croit en un âge d’or où l’automatisation permettrait aux humains – mais lesquels parmi 10 milliards ? – de vivre comme des créatifs bienheureux, il faudra beaucoup d’efforts pour y parvenir et il est difficile d’envisager que cela ne repose pas sur la compétition, entre pays, entre firmes…, même si des « collectifs » peuvent aussi s’y atteler explicitement.
L’enjeu est donc surtout de s’organiser pour exercer un contrôle démocratique et citoyen sur ces évolutions et faire en sorte que continue à s’opérer la redistribution envers ceux qui s’adaptent difficilement. On n’est pas sorti de la compétition humaine et les changements à cet égard sont très progressifs. Quand la paix régnera sur Terre, peut-être grâce aux robots, il sera éventuellement possible de changer d’organisation économique dans le sens évoqué – bien que d’autres modes d’organisation économique puissent aussi contribuer à la paix – ce qui n’empêche pas de poursuivre sur la voie des améliorations en essayant d’éviter les « retours en arrière » (régulations économique, financière, environnementale, démographique…). Un peu plus de bienveillance ou de détachement à des « échelles de proximité », constituerait déjà un grand progrès.
Quant à la proposition de J. Lanier telle que présentée dans l’article, elle est beaucoup plus « immédiatement » réaliste, mais elle pourrait aussi consacrer une très forte hiérarchie sociale avec des contraintes accrues sur ceux qui n’auront à vendre que leurs données, dont la valeur pourrait être indexée sur les revenus et le patrimoine. Mais cela pourra néanmoins améliorer l’ordinaire s’ils le souhaitent.
La société va devoir venir à cette “allocation universelle” mais cela pose le problème de ceux en marge comme les clandestins et les handicapés.
Les clandestins en France en particulier car souvent un moyen pour eux de rentrer dans le système est de payer des impôts directs.