Susie Cagle pour Medium revenait récemment sur la Share Conference, la conférence de l’économie du partage qui se tenait il y a quelques mois aux Etats-Unis, pour faire part de son exaspération. « Le succès de l’économie du partage est inextricablement lié à la récession économique », rappelait-elle. Nous sommes face à un « capitalisme de catastrophe ». Un capitalisme qui prospère sur la crise de l’emploi…
Image : la consommation collaborative vue par Susie Cagle pour Medium.
L’hyperflexibilité partout
En développant des exigences professionnelles pour des particuliers qui louent leur appartements sur Airbnb, des amateurs qui fabriquent des objets sur Etsy, des covoitureurs qui sous-louent leur moyen de transport sur Blablacar, des habitants qui proposent des repas sur Cookening ou des bricoleurs leurs outils de bricolage sur Zilok… les plateformes de la consommation collaborative agissent sur la forme même des rapports sociaux. Elles privilégient l’échange marchand contre l’échange non marchand, elle promeuvent l’efficacité contre l’inanité, le calcul contre le désintéressement, l’utilitarisme contre l’inutile, l’individualisme contre la solidarité, la propriété contre le bien commun. Elles permettent, comme le disait récemment le patron d’Airbnb a tout un chacun de devenir « sa propre entreprise en 60 secondes ». Mais est-ce vraiment une forme d’entreprise ?
Jérôme Marin pour Silicon 2.0 revient en détail sur le fonctionnement d’Instacart, ce service de livraison lancé dans une dizaine de villes américaines qui propose à des particuliers de faire vos courses pour vous contre rémunération. Jusqu’à présent, tous les efforts d’entreprises pour attaquer ce marché ont suivi un modèle similaire : bâtir une activité de bout-en-bout, incluant entrepôts, stocks, camions et modèle de livraison. Ce modèle a pour l’essentiel reproduit celui de la grand surface, avec ses coûts et sa complexité. A l’opposé, Instacart n’a ni entrepôt, ni stocks à gérer, ni camion de livraison. Grâce à son modèle, Instacart n’emploie que 55 personnes – pour environ 1 000 livreurs indépendants, pour lesquels la société ne paie pas de charges. La start-up peut donc également opérer à moindre coût. Et proposer un service plus compétitif que les grands acteurs qui se lancent sur ce secteur comme Walmart, Amazon Fresh ou Google Shopping.
Reste à savoir combien gagnent les livreurs via ce système. « La startup fait miroiter jusqu’a 25$ par heure, mais se refuse à communiquer un salaire moyen ».
Task Rabbit est un service en ligne lancé en 2009 qui permet à des individus de proposer un microjob à d’autres selon un principe d’enchères (cf. « La technologie la plus libérale peut-elle être mise au service des services publics ? »). Mais depuis l’été 2013, les offres ont diminuées et ce alors que le nombre de gens proposant leurs services et ceux en cherchant n’a jamais été aussi élevé… La raison de cette baisse n’est pas liée à la crise économique, pas plus qu’à la concurrence qui pourtant s’exacerbe, notamment avec l’arrivée de services sur le même créneau comme Handybook ou Thumbtack : elle est liée à la complexité du système d’enchère, rapporte The Verge. Le système prenait trop de temps pour trouver un employé et les employés ne savaient pas à combien se vendre… Task Rabbit a donc décidé de supprimer les enchères et s’apprête à devenir un système plus proche d’Uber. Pour chaque demande, Task Rabbit présentera désormais trois types de profils correspondants avec un niveau d’expérience et de prix différents et permettant d’accéder à chacun directement via une messagerie instantanée. Le but : permettre aux clients de planifier un employé de service très rapidement et savoir avec qui vous allez travailler, quand et à quel prix.
Ce que montre ces exemples, c’est que le digital labor s’élargit au monde réel via des micro-boulots de plus en plus flexibles payés à la tâche… L’économie collaborative propose-t-elle autre chose que de mettre sur le marché les miettes du marché de l’emploi, des emplois extrêmement précaires, à la tâche, très segmentés qui font paraître les horaires fractionnés des caissières comme un luxe ? L’industrialisation de la consommation collaborative est-elle en train de créer sur la crise de l’emploi un nouveau digital prolétariat « d’indépendants », de travailleurs à la tâches ?
Nous sommes bien loin d’un modèle de société très collaboratif que la consommation collaborative était censée soutenir ! Pire, les employés comme les utilisateurs sont plongés dans une opacité sur les critères qui influent directement sur leur visibilité et leurs tarifs… régulés par le seul marché, ou plutôt par les seuls algorithmes des plateformes de ces intermédiaires. Derrière le joli mot de « consommation collaborative », n »est-ce pas un modèle de société des plus libéral qui s’avance masqué ?
L’hypercapitalisme : bienvenue à l’ère de l’auto-exploitation
Le développeur Alex Payne (@al3x), qui travaille au “département pour une meilleure technologie”, une société qui développe des logiciels pour les administrations, signe une belle réponse à l’investisseur Marc Andreessen (@pmarca), qui dans un de ses derniers billets faisait une vibrante apologie néo-libérale de l’innovation technologique en s’en prenant à ceux qui pensent que les robots vont prendre leur travail et leur emploi.
« Ce que le travail veut est de l’auto-détermination, pas un ralentissement de l’évolution technologique », lui répond Alex Payne. Les chauffeurs de taxis qui protestent contre Uber ne disent pas qu’ils ne veulent pas d’application dans leur voiture. Ils veulent pouvoir négocier les salaires et les conditions de travail plutôt que d’être seulement démolis [par la technologie]. L’opposition repose sur les modèles économiques de l’exploitation, pas sur la technologie !
« Laissez les marchés fonctionner », dites-vous, « afin que le capital et le travail puissent rapidement être ré-alloués pour créer de nouveaux secteurs et de nouveaux emplois ». Mais, voilà trente ans que nous sommes dans une ère de déréglementation systémique et de financiarisation. Pour quel résultat ? Récession mondiale, chômage structurel et persistant et accumulation du capital au sommet de la pyramide économique. Dans ce climat, le capital a effectivement été réaffecté… en classes d’actifs difficiles à taxer, difficiles à réguler (…). Les prêts aux petites entreprises sont toujours difficiles, et l’austérité règne alors que les dizaines de milliards de bénéfices de sociétés restent à l’abri de paradis fiscaux off-shore. »
La révolution technologique actuelle a mis les moyens de production à la portée de tout le monde, livrée sous la forme d’un smartphone ou d’une tablette connectée à haut débit à l’internet mobile, dit encore Andreessen. Mais les “travailleurs prospèrent quand ils possèdent les moyens de production”, rappelle Payne en citant Marx. “Le propriétaire de l’usine s’enrichit. Le travailleur à la chaîne pas tellement.” C’est la même chose dans le monde des plateformes de l’économie collaborative…
« Posséder un smartphone n’est pas l’équivalent de posséder une usine. J’ai payé pour mon iPhone, mais Apple possède le logiciel qui tourne dessus, les brevets sur le matériel à l’intérieur et le droit exclusif sur le marché des applications. Si je veux participer à ce marché, Apple peut arbitrairement rejeter ma demande, que ce soit en coupant mes ventes quand ils l’entendent ou en changeant les termes du contrat quand ils le veulent. (…) On espérait que beaucoup de gens allaient devenir riche dans « l’économie des applications ». En dehors d’Apple et Google, il semble que ce ne soit pas vraiment le cas. (…) L’argent réel dans la technologie est dans les plateformes, dans les effets de réseau et d’échelle. »
Si nous choisissons collectivement un modèle de société qui assure à chacun un filet de sécurité, la technologie n’y parviendra pas seule, rappelle Payne. Bien que les progrès technologiques n’aient cessé d’accélérer l’expansion capitaliste de ces dernières décennies, force est de constater que la plupart des habitants de cette planète ont plus que jamais besoin d’un filet de sécurité. Le marché ne le leur a pas fournit. Pourquoi en serait-il différent dans un avenir robotisé ?, interroge Payne. “Ai-je râté une loi d’Asimov qui dirait que les androïdes sont toujours programmés pour avoir plus d’esprit social que les néo-libéraux ?”
Quand il évoque l’économie du partage sur son blog, Rob Honing, le rédacteur en chef du New Inquiry, n’y va pas avec le dos de la cuillère :
« La montée de l’économie de partage est un reflet de la nécessité du capitalisme de trouver de nouvelles opportunités de profit dans les aspects de la vie sociale longtemps à l’abri du marché, comme le temps de loisir (…). Ce que les entreprises et les applications de partage nous invitent à faire est de transformer une plus grande partie de nos vies en capital, notre temps libre en temps de travail par hasard, étendant ainsi la portée du capitalisme et reconnaissant toujours plus avant le marché comme le moyen le plus approprié, efficace et bénéfique pour la médiation des interactions entre individus. Pour l’économie du partage, les relations de marché sont les seules relations sociales. »
« Bien que l’économie du partage s’approprie le langage du changement progressif et de la collectivité pour faire le prosélytisme de leurs applications et modèles d’affaires, leur effet est d’atomiser de manière plus approfondie les individus, exigeant qu’ils se considèrent comme une sorte de petite entreprise tout en réduisant leur utilité sociale à leur capacité à mobiliser sur les plateformes de ces courtiers. Les utilisateurs sont invités à purger leur vie du temps et des ressources commercialisables, les invitant à accomplir un travail que les entreprises de l’économie du partage organisent et dont elles les exproprient.
« Tout comme les usines ont permis aux travailleurs déqualifiés de coopérer et de créer de la valeur au profit du propriétaire de l’usine qui les a réunis, les applications de l’économie du partage coordonnent des utilisateurs disparates et extraient de la valeur de leurs êtres réunis en réseau. Mais, contrairement aux travailleurs qui se rencontrent sur le plancher de l’usine, les utilisateurs des applications ne se rencontrent que comme des adversaires commerciaux. Ils ne construisent pas de solidarité, mais simplement de la confiance qui facilite l’échange mercantile.
« Les applications de l’économie du partage discréditent le concept même de don et imposent une exploitation réciproque des utilisateurs au bénéfice des entreprises. La mascarade des applications en réseaux semblent un ersatz de communautés, alors que ces réseaux constituent en fait un moyen pour découvrir les avantages et les asymétries des utilisateurs pour mieux chercher les personnes à exploiter. Les liens sociaux non monétisés sont fait pour ressembler à des occasions manqués. Les seules « vraies » obligations entre personnes sont celles vérifiées et rationalisées par des échanges sur les marchés, expliquées en terme d’incitations économiques et d’intérêts. En dehors des plateformes, le partage réel est inexplicable, irréel.
« La rhétorique des sociétés de l’économie du partage tend à célébrer l’utilisation libératrice de la technologie, qui tord l’inefficacité des pratiques sociales héritées tout en libérant les utilisateurs des fardeaux des désagrément et des coûts de transaction. Or, en fait, l’économie du partage incarne le déploiement de technologies permettant d’intensifier les inégalités, notamment par la création de monopoles qui agrègent et cooptent l’effort et les ressources de nombreux utilisateurs, qui sont opposés les uns aux autres au sein des plateformes. Le réseau est en fait anti-communautaire… L’empathie et la convivialité n’y sont plus que des tactiques où aucun secours ne peut-être trouvé sans passer par le prix fixé. »
Pour Rob Horning, si ces services étaient génériques (nous dirions peut-être publics de ce côté-ci de l’Atlantique) peut-être permettraient-ils de tendre vers l’idéal communiste permettant à chacun de chasser le matin et d’écrire une critique le soir…
« Mais sans un revenu de base garanti, la précarisation du travail qu’annoncent ces plateformes, qui plongent les rapports humains jusqu’à l’inutilité, laisse les travailleurs dans une plus grande insécurité économique, les rendant encore plus désespérés de partager, c’est-à-dire, de s’auto-exploiter ! »
Face à ce constat sans appel, Trebor Scholz (@TreborS), le père du concept de Digital Labor, lui, reste confiant. La politique de l’économie du partage ne doit pas nous leurrer. Ce qui importe, ce ne sont pas les entreprises qui profitent de l’économie du partage, « ce qui importe sont les collectifs et les pratiques économiques sans cupidité qui sont infusées avec des valeurs relatives à des problèmes écologiques ». Bien sûr, nul ne souhaite devenir la roue d’un wagon d’un milliardaire en devenir… souligne-t-il en rappelant que nous devons être critiques vis-à-vis des entreprises qui prônent et profitent de ces nouvelles formes d’échanges. Reste que “la valeur qui est créée par l’économie collaborative est basée sur la connectivité sociale, elle est fondée sur les communautés, elle est basée sur la connectivité, elle est fondé sur l’utilisation omniprésente des téléphones mobiles, la collaboration et les économies d’échelle. » Et c’est cela qui est important.
On voudrait pouvoir être aussi confiant que lui.
Hubert Guillaud
Le dossier, Qu’est-ce que l’économie du partage partage ?
- 1ère partie : la professionnalisation de nos rapports sociaux
- 2e partie : la régulation en question
- 3e partie : un capitalisme de catastrophe
- 4e partie : liberté ou insécurité ?
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Cette petite série m’a rassurée : ainsi il y a d’autres gens que l’économie dite collaborative laisse dubitatifs et pour qui il s’agit plus d’un système (voire d’un système D) de pauvre que d’une économie riche.
Ce qui est consternant c’est que ce constat n’est pour l’instant pas très répandu.
Personnellement je ne suis pas optimiste du tout sur ce sujet.
Merci de cette réflexion salutaire!
Elle me rappelle un constat établi lors de la « ruée vers l’or » au XIXème siècle: ceux qui faisaient fortune, ce n’étaient pas les chercheurs d’or qui bien souvent mouraient dans la misère, mais les marchands de pelles et de pioches… L’analogie me semble frappante.
A l’époque on appelé cela le système D.
Merci à l’auteur pour ce beau travail! Il est intéressant d’avoir une vision différente sur cette économie collaborative. A la lecture de cet article je me rend compte que j’ai peut-être trop rapidement « adhéré » à ce mouvement qui frémit depuis 5 ans au moins. Il s’agit d’en analyser un peu plus profondément les différentes implications, ce que vous avez plutôt bien fait dans cette série.
Je retiendrais cette citation de Rob Honing: « La montée de l’économie de partage est un reflet de la nécessité du capitalisme de trouver de nouvelles opportunités de profit dans les aspects de la vie sociale longtemps à l’abri du marché, comme le temps de loisir (…). »
Cela m’a rappelé mes premiers cours d’éco au lycée. On y apprend qu’une des règles de base du capitalisme est la nécessité constante d’expansion. Etant donné qu’a quelques exceptions prés (Cuba, la Corée du Nord, Birmanie…) l’expansion géographique mondiale est accomplie il ne reste plus qu’au système capitalisme la possibilité d’une expansion « a-géographique » pour maintenir sa cohérence. Expansion se matérialisant au sein de la société et dans les interstices de nos relations humaines qui ne sont pas encore soumises aux lois du marché. On peut sans difficultés percevoir les danger allant de pair avec ce type d’évolution…
C’est là que la théorie de K. Polanyi du « désencastrement » de l’économie de la société qui la contient est intéressante.
Je vous renvoie vers ce lien pour plus sur le sujet : https://en.wikipedia.org/wiki/The_Great_Transformation_%28book%29
C’est là qu’