Demain, les bureaux existeront-ils encore ? Après tout, les changements apportés par le numérique ne nous dispensent-ils pas de nous rendre tous en un même lieu dédié, pour nous permettre de travailler chez nous, ou au moins dans un « tiers-lieu » ouvert au public ?
Pour répondre à cette question, sur la scène de Lift France, le professeur de design Jeremy Myerson a mis l’histoire du bureau en perspective, remontant ainsi aux origines des professions du secteur tertiaire.
Myerson enseigne au
Image : Jeremy Myerson sur la scène de Lift France.
Le bureau tayloriste
Le bureau a connu trois grandes vagues de changement : le taylorisme, le bureau « social-démocrate » et enfin, l’actuel bureau en réseau, résume Jeremy Myerson.
A l’origine, les premiers travailleurs tertiaires (comptables, notaires, etc.) disposaient comme ils le souhaitaient de leur espace personnel. C’était l’époque du bureau à cylindre, solide, mastoc et assez protecteur.
Avec Taylor et ses théories sur la « division scientifique du travail », cette période individualiste prend fin. L’heure est à la normalisation, à la maîtrise de la production. Les bureaux se ressemblent tous, et les individus eux-mêmes sont considérés comme des unités de production. C’est l’univers kafkaïen des Temps Modernes de Chaplin, qui ne touche pas que l’usine et le monde industriel, mais l’ensemble des professions. Myerson a pointé la similitude des images de sorties d’usine à l’époque et une photo extraite de A nous la liberté de René Clair, qui montre une cohorte de prisonniers. Il a aussi comparé deux clichés impressionnants : l’un d’entre eux présente une secrétaire devant sa machine à écrire. Ses légendes spécifient de manière très précise quels doivent être les gestes à accomplir. Sur l’autre image, issue de Playtime de Jacques Tati, on voit une multitude de travailleurs enfermés chacun dans de petites boites. Lorsque Myerson montre cette image, certains participants s’écrient : « Mais j’ai travaillé là ! » Preuve que le bureau tayloriste n’est pas encore mort !
Myerson a également mentionné quelques œuvres d’art qui parodient cette mécanisation de l’activité, comme la « Machine à salaire minimum » de Blake Fall-Conroy (où il faut tourner une manivelle pour gagner un penny) ou la vidéo de Revital Cohen et Tuur Van Balen, « 75 watt », sur laquelle on voit des travailleurs chinois travailler à la chaîne pour construire un objets à l’utilité douteuse et inconnue, mais dont la série de gestes nécessaires à son assemblage constituent une chorégraphie…
Vidéo : 75 Watt – trailer from Revital Cohen & Tuur Van Balen on Vimeo.
Le bureau « social-démocrate »
A partir des années 60, la bureau tayloriste n’a plus la cote. Sous la pression des syndicats, cet espace se réhumanise. L’intention derrière cette amélioration n’est pas dénuée de certaines considérations paternalistes et intéressées. C’est l’époque où l’industrie perd son importance par rapport au secteur tertiaire. On cherche à attirer les ouvriers vers ce dernier, non pas en les payant plus, mais en améliorant leur cadre de vie.
L’aspect social prend le pas sur les impératifs de production. On espère donner au monde du travail un visage humain et on souhaite créer des communautés de type préindustriel.
Dans ces bureaux paysagés, très appréciés dans les pays du Nord, on se concentre plus sur les interactions entre les gens que sur leur productivité proprement dite. Dans l’immeuble de Centraal Beheer, conçu par l’architecte Herman Hertzberger aux Pays-Bas, le lieu est divisé en « îles de travail » abritant 16 employés qui peuvent amener leurs plantes et même leurs animaux de compagnie.
A Stockholm, l’architecte Niels Torp a conçu le bâtiment de Scandinavian Airlines Systems comme une véritable communauté urbaine, possédant des rues avec leurs arbres et même des boutiques…
Le grand classique de cette époque est le livre de Jane Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, un texte fondamental de l’histoire de l’urbanisme qui conteste l’idéologie moderniste, et qui critique sévèrement l’organisation « productiviste » de la ville américaine, avec ses quartiers divisés en blocs géométriques, lui opposant la structure plus chaotique (et plus européenne) du Greenwich Village de New York.
Le réseau ou le bureau ?
Le bureau en réseau, contemporain, reprend pas mal d’idées de la période « social démocrate ». D’ailleurs, comme l’a souligné Myerson, les lieux de travail chez Google ne sont pas si différents de ce qu’on a imaginé aux Pays-Bas dans les années 70. Toujours est-il que la configuration du travail a changé. Avec ses ordinateurs portables, smartphones, etc., on peut emmener son travail partout. Ce qui, au-delà de la question de l’espace dédié, interroge aussi notre conception du temps. La division en cours depuis un siècle (et qui au début était une revendication syndicale) qui séparait de façon nette notre journée en 8 heures de travail, 8 heures de vie privée et 8 heures de sommeil, n’a plus cours.
Pourtant, les bureaux sont encore nécessaires et tout en gardant certains aspects de la période « social-démocrate », ils tiennent compte de nouveaux comportements. En effet, on est passé d’une économie de la production à une économie de la connaissance, non répétitive. Dans son texte « Power of the network« , Myerson divise en quatre grandes catégories cette nouvelle forme de travail :
- L’Académie, qui est un regroupement collégial d’employés se formant à une discipline ou cherchant à acquérir des connaissances communes. L’espace lui correspondant est le learning lab, à l’image de celui, emblématique, imaginé par le Centre d’innovation pour l’apprentissage de Stanford.
- La Guilde, qui s’inspire du Moyen âge : c’est un site où un groupe de gens s’adonnent à une même tâche. Dans les villes médiévales, il y avait ainsi un quartier des horlogers, des joailliers, etc. L’espace adapté est le cluster de coworking. L’Hospital Club de Londres, par exemple est un lieu dédié aux « professions créatives » (musique, art, film..) et doté des équipements et studios adéquats pour enregistrer images et son…
- L’Agora est le lieu ouvert sur le monde ; c’est typiquement le tiers-lieu.
- Enfin, la Loge abolit la distance entre vie privée et professionnelle, c’est l’aire de travail intégrée à sa maison, chez soi : le bureau distant.
Si ces nouveaux espaces donnent une plus grande impression de liberté à ceux qui y travaillent, il ne faut pour autant pas se faire d’illusion. Aujourd’hui, plus besoin de superviseur pour vérifier si vous faites bien votre boulot. Votre trace numérique peut être suivie par votre patron, où que vous soyez…
Comment les architectes s’adaptent-ils à cette nouvelle configuration ? Ils essaient aujourd’hui de favoriser la créativité en produisant des environnements plus chaotiques, favorisant la sérendipité, explique Myerson. On construit ainsi des lieux parfois bizarres et un peu escheriens, avec des escaliers tortueux, pour encourager les rencontres et les événements imprévus. La créativité en sort-elle grandie ? Pas forcément systématiquement, rappelle Myerson, qui cite à ce propos un livre de Susan Cain, La force des discrets, qui prend la défense des introvertis et remet en cause l’obsession actuelle pour les réseaux sociaux et la communication à tout prix.
Les interactions de l’internet ne s’adaptent pas si bien au monde physique d’un bureau paysagé. Le ludique a aussi ses limites, et ce qui marche quelque part ne fonctionnera pas obligatoirement ailleurs : « les employés de Google à Zurich ne veulent pas toujours descendre un toboggan pour aller chercher un café » a ironisé Myerson.
Une autre tendance qui ne pourra que s’amplifier est le retour du « bâtiment fin ». Les immeubles de bureaux de l’ère de la première informatisation devaient caser les câbles dans des faux plafonds ou faux planchers, abriter des serveurs, etc. Or, tout se trouve désormais dans le cloud, on peut donc se contenter de constructions beaucoup plus légères.
A la fin de sa conférence, Myerson s’est livré à un exercice souvent repris lors de ce Lift 2014, celui des trois points : quelles sont les trois idées à retenir de sa conférence ? Tout d’abord, il nous dit qu’il ne faut pas s’imaginer que l’avènement du réseau va faire disparaître complètement les lieux de travail ; ensuite, que les particularités du monde de l’internet ne doivent pas forcément se reproduire dans l’espace physique. Enfin, il nous appelle à considérer les choses sur le long terme. Le monde du travail ne s’est pas transformé brutalement au cours des dernières années. Les transformations s’intègrent à un continuum de changements qui nous ramènent à la révolution industrielle. Ce qui est nouveau, a-t-il conclu, ce n’est pas le changement, c’est son rythme !
Rémi Sussan