Digital Labor : comment répondre à l’exploitation croissante du moindre de nos comportements ?

Pour le sociologue Antonio Casilli (@AntonioCasilli, blog), le travail numérique que nous accomplissons en ligne prête à confusion, explique-t-il en conclusion de cette 6e édition de Lift France. Pour donner de la matière à cette confusion, il montre une image de Google Hands, le livre réalisé par le designer américain Benjamin Shaykin, une compilation d’images provenant des livres numérisés par Google qui montrent les mains des opérateurs chargés de scanner les livres qui composent l’incroyable bibliothèque de Google. Une manière de montrer les petites mains, les hommes à l’oeuvre derrière l’immense entreprise de numérisation des connaissances humaines.

Mais il n’y a pas que des opérateurs qui travaillent pour Google. Nous travaillons tous pour lui, explique-t-il en évoquant ReCaptcha, ce service gratuit qui permet de distinguer un homme d’un robot logiciel pour valider une authentification ou un commentaire. En utilisant cet outil, nous contribuons tous à améliorer la numérisation accomplie par Google Books ou par Street View, puisque nous contribuons à identifier des numéros ou des mots pour les services de Google. Avec ReCaptcha, nous réalisons des tâches assimilables au travail. C’est ce que les scientifiques, à la suite du livre éponyme de Trebor Scholz ont appelé, le Digital Labor. La différence entre les opérateurs de Google chargés de numériser des livres anciens et nous, c’est qu’eux sont rémunérés. Depuis 2011, plusieurs voix se sont élevées pour dénoncer les Gafa qui exploitent les contributions des utilisateurs sans leur offrir de rémunération en retour.

Doit-on, peut-on, pour autant parler d’exploitation ? Chaque like que nous déposons sur Facebook mesure notre participation comme notre performance. Chaque like permet de construire une réputation, un capital social, mais aussi mesure notre parcipation sur ces plateformes. En fait, il suffit de saisir une recherche dans un moteur de recherche pour produire de la valeur pour lui, permettant d’améliorer son moteur et ses résultats. Le problème est que ce travail est un travail de « faible intensité » qui, pour cela, peine à être reconnu comme tel. Pourtant, s’enregistrer sur Skype nous rend bel et bien travailleur pour Skype, puisque chaque contribution permet d’améliorer le modèle logiciel.

L’un des exemples les plus fameux de cette exploitation des contributions de la foule que l’on désigne souvent sous le terme de crowdsourcing, est bien sûr le fameux Mechanichal Turk d’Amazon (Wikipédia). Ce service, basé sur la métaphore du turc mécanique, ce faux automate du XVIIIe siècle, permet de faire distribuer par un logiciel des tâches simples et répétitives à une foule de contributeurs humains, pour accomplir ce que les intelligences artificielles ont encore bien du mal à accomplir, comme reconnaître des visages, trier ou étiqueter des images, ranger des chansons dans des playlists, extraire des données d’images… explique-t-il en montrant une fiche de paye d’un travailleur enregistré sur Mechanichal Turk. Le turc mécanique d’Amazon est l’emblème de la fragmentation, de la parcellisation et de l’atomisation du travail.

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Image : Antonio Casilli sur la scène de Lift France, via la Fing.

Le travail au sens large est en train de changer, estime Antonio Casilli. Sa définition devrait être mise à jour pour prendre en compte le brouillage entre activité travaillée et temps de vie. Et le sociologue de parler de Weisure (Work et Leisure) ou de Playbor (Play et Labor), pour marquer cette confusion. « On ne sait jamais si on s’amuse ou si on produit de la valeur pour quelqu’un. Quand je like quelque chose, est-ce que je fais un signal amical à quelqu’un ou est-ce que je produis de la valeur pour la plateforme que j’utilise ? » Le temps des luttes syndicales passées cherchant à imposer la journée de 3 fois 8 heures (8 heures de travail, 8 heures de repos et 8 heures pour s’amuser) est terminé. Désormais on relève ses e-mails avant de prendre son café. On ne sait plus départager l’activité travaillée du temps de vie.

Le temps et la séparation des activités ne sont pas les seuls brouillages en cours, rappelle Antonio Casilli, en évoquant le livre de Marie-Anne Dujarier sur Le travail du consommateur, qui pointe le brouillage entre la figure du producteur et celle du consommateur. « Chez Ikea on achète le privilège de monter son meuble comme Facebook nous donne le privilège de pouvoir discuter avec nos propres amis ». Le Digital Labor est bien ce travail cognitif qui tire profit de nos relations humaines, de nos affects, de nos sociabilités ordinaires, qui va extraire de la valeur du fait de parler à notre famille, d’avoir des amis, de faire communauté.

Force est de reconnaître que les théoriciens de l’internet n’avaient pas anticipé ce processus de captation de valeur. Richard Barbrook, le théoricien de l’idéologie californienne dans son article The Hi-Tech Gift Economy (L’économie du don high-tech), en 1998, émettait l’hypothèse que l’internet relevait de l’économie du don et promettait de nous ramener aux sociétés prémodernes. Force est de constater qu’on en est revenu. Les situations d’exploitation algorithmique tout comme l’économie du partage nous en ont détournés. Désormais, comme l’explique le journaliste italien Carlo Formenti (Wikipédia, blog) dans Felici e sfruttati (Heureux et frustré), des entreprises captent cette valeur et mettent les utilisateurs dans la situation paradoxale d’être à la fois heureux et exploités. Car le paradoxe est bien là. Dans cette exploitation croissante du moindre comportement, l’utilisateur ne se sent ni aliéné, ni détaché de sa propre production, de sa communauté ou de sa sociabilité. Au contraire. Ces plateformes prédatrices sont la condition de son inscription.

Ce paradoxe exprime très bien le problème de perception du Digital Labor et de ses effets. Une prise de conscience est cependant engagée, estime le sociologue. En Allemagne, la confédération s’est insurgée contre le travail précaire favorisé par le numérique. Partout, on voit se multiplier le hacking, le sabotage des plateformes ou le piratage des données pour les rendre à la communauté. Certes, ces gestes sont illégaux, mais le désarroi qu’ils expriment traduit bien un changement de perspective sur l’apport de ces plateformes. Partout, on voit poindre un désir de régulation qu’expriment très bien les actions collectives menées contre Google ou Facebook. La class action Europe vs Facebook lancée par l’Autrichien Maximilian Schrems a rassemblé 25 000 signataires réclamant une rémunération symbolique de 500 euros chacun pour l’usage de leurs données (il est d’ailleurs toujours possible de la rejoindre).

Cette question de la rémunération des internautes se cristallise aujourd’hui autour de deux grandes options, résume rapidement Antonio Casilli. La première, portée par Jaron Lanier notamment, repose sur le modèle du micropaiement et le principe des royalties et consiste à rétribuer l’usager quand on utilise ses données. Certes, ce modèle semble adapté à ce travail à faible spécialisation et intensité décrit. Mais l’internet est-il encore le lieu de publication de contenus ? Une grande partie de l’internet est désormais basée sur la publication et l’émission de données. A l’heure de l’informatique ambiante, des capteurs, de l’internet des objets, l’internet devient de plus en plus un outil d’émission de données. La volonté de publier de l’émetteur n’est plus nécessaire. D’où l’idée de la seconde option, qui a visiblement la préférence du sociologue, celle d’un revenu inconditionnel universel des internautes. En évoquant l’initiative citoyenne européenne pour le revenu de base inconditionnel, Casilli explique que ce revenu inconditionnel universel serait à la fois un moyen de sortir le travail de l’activité privée, de donner du pouvoir aux utilisateurs face à des entités qui ont plus de puissance qu’eux et également de reconnaître la nature collective de ce travail. Pour Casilli nous devons oeuvrer à faire en sorte, qu’à travers le revenu universel, on puisse redonner aux Communs, c’est-à-dire redonner à tous la valeur et la richesse que cette collectivité a elle-même produite.

Mais la valeur produite par les utilisateurs permet de rendre ces services gratuits, remarque un participant. « Oui, on dit souvent que si vous ne payez pas c’est que vous êtes le produit », rappelle Antonio Casilli. « Il me semble plutôt que si vous ne payez pas, c’est que vous êtes le travailleur, l’ouvrier du service. » Or, si on produit le service, nous devons en retirer un avantage, mais également une contre-partie équitable. On peut imaginer ainsi que l’utilisateur soit demain payé pour mettre à disposition son carnet d’adresses à un tiers. Quel mécanisme d’enchère permettra de trouver le prix juste ? Et surtout, ce mécanisme pourra-t-il être équitable, c’est-à-dire faire de manière qu’il n’y ait pas de différence de pouvoir entre l’utilisateur et le service. On voit bien aujourd’hui que quand une application vous demande d’accéder à vos données, il n’y a rien d’équitable. Les Communs promettent de nouvelles manières de produire et de faire société, nous devons nous y intéresser pour favoriser leur essor, conclu Antonio Casilli. On ne pouvait rêver mieux pour conclure cette journée de conférence sur le travail que de le faire sur la défense des biens communs. Si la vie privée a cessé d’être un droit individuel pour devenir une négociation collective, comme le souligne Antonio Casilli dans un récent article, alors, comme l’explique le juriste Lionel Maurel, il reste à en faire émerger les institutions qui permettront d’en faire un véritable bien commun. C’est en ce sens qu’il faut certainement lire ce que nous dit Casilli sur le revenu de base. Le voir comme un moyen, un levier, pour changer notre rapport au travail.

Hubert Guillaud

Pour ceux souhaitant prolonger ce sujet, les 14 et 15 novembre à New York se tiendra une grande conférence scientifique sur le Digital Labor (#DL14), à laquelle participera d’ailleurs Antonio Casilli.

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  1. Il n’y a qu’une différence d’échelle entre cette forme de participation (ReCaptcha ou les likes facebook) et la pratique usuelle de collecte d’informations, qui a toujours existé. Cette différence de degré me parait un peu mince et floue pour être à la base d’une distinction entre ce qui est de l’exploitation et ce qui n’en est pas.
    Les supermarchés n’ont pas attendu le web pour collecter des données afin de savoir qu’une personne qui achète des spaghettis achète aussi en général de la sauce tomate. Les supermarchés peuvent aussi vendre ces informations à Barilla ou autres. Est-ce une exploitation du comportement des consommateurs ? Et on peut facilement imaginer des mécanismes similaires de collecte de données pré-internet qui ne font pas intervenir d’argent.

    Toute l’argumentation d’Antonio Casilli tient sur ce glissement entre « exploitation des informations » vers « exploitation des consommateurs ». C’est bien vu mais je crois que ce faisant on simplifie beaucoup trop les choses, alors que le fond du problème est plutôt que le consommateur n’a pas à l’heure actuelle assez de moyens pour refuser la collecte de ses données, comme on aurait le choix entre aller au supermarché et aller à la petite épicerie du coin. On peut discuter et traiter ce problème sans posture marxiste.

  2. A propos de Facebook c’est utilisé par les journaux qui font semblant d’accueillir des commentaires mais en fait n’en veulent pas car c’est une barrière feutrée mais efficace.

  3. En réaction à et article, Bastien Guerry sur son blog suggère une autre piste de réponse pour forcer les entreprises à être plus respectueuses de la vie privée des utilisateurs : initier une responsabilité numérique des entreprises (RNE). Dont il reste encore à construire l’indicateur.

    – est-ce que l’entreprise soutient la neutralité du net?
    – est-ce que l’entreprise contribue au développement de logiciels libres?
    – est-ce que l’entreprise contribue à Wikipédia ou aux autres projets de la fondation Wikimédia?
    – est-ce que l’entreprise contribue à OpenStreetMap?
    – est-ce que l’entreprise contribue à la sensibilisation du public sur la façon dont les données personnelles sont commercialisées?
    – Etc.

    Une proposition à rapprocher du « 1% open », pour inciter les entreprises à se consacrer à des projets ouverts, défendu par Without Model et repris parmi les nombreuses propositions du récent rapport Lemoine. Lionel Maurel livre la synthèse de ces apports.