Du design de la dépendance

AddictionByDesign_Cover2Sur Ethnography Matters, Rachelle Annechino livre une longue interview de l’anthropologue Natasha Schüll, l’auteur d’Addiction by Design, qui s’intéresse à la conception de la dépendance dans l’univers des machines à sous.

Comment les interfaces renforcent-elles la dépendance ?

Natasha Schüll s’intéresse aux effets addictifs des interfaces. « Tout bon chercheur sur ce sujet reconnaîtra que la dépendance est en grande partie une question de rythme des récompenses et renforcements, c’est-à-dire une question de fréquence. » Il est donc logique d’interroger les formes que prennent celles-ci dans nos interfaces. Quand vous jouez sur les machines à sous ou à un vidéo poker, vous pouvez jouer jusqu’à 1200 fois par heure, soit beaucoup plus que dans le réel, où il y a beaucoup de pauses et de socialisation entre joueurs… « Les interfaces de jeu électronique sont solitaires, continues et rapides » et tendent à créer un sentiment de fusion avec la machine qui créé une forme de dépendance. C’est le cas de nombre de nos expériences contemporaines avec les écrans, qui nous proposent sans cesse, de manière impérieuse, de cliquer pour obtenir une réponse, rappelle la chercheuse.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, les gens du monde du jeu en général ne se considèrent pas comme des entreprises produisant de la dépendance et sont plutôt curieux de savoir comment l’éviter, estime Natasha Schüll. L’année dernière lors d’une conférence dédiée à la compréhension des habitudes qui se tenait dans la Silicon Valley, Schüll expliquait la prévalence croissante de ces « petites boucles ludiques » dans la conception pour retenir l’attention des utilisateurs (voir la vidéo de sa présentation). Pour Schüll, le succès des Candy Crush et autres applications ludiques sur lesquelles les gens passent leur temps s’explique par le fait qu’elles aident les gens à moduler et gérer leurs humeurs. Elles sont addictives parce qu’elles sont disponibles au bout de vos doigts et qu’il suffit de cliquer pour créer une boucle de stimulus et de réponses et entrer dans ce que la chercheuse appelle « la zone de la machine », ce moment entre l’hypnose et la fascination… que l’on contrôle par un simple mouvement du doigt. Ce « moment où l’esprit en arrive à oublier le corps dans la tâche à réaliser », ce moment où « le mécanisme devient lui-même le point », ce « piège de la conception » que dénonçait le journaliste Alexis Madrigal. Contrairement à ce que l’on croit souvent, jouer n’est pas tant prendre un risque. La plupart des « toxicomanes » du jeu n’évoquent jamais leur relation au jeu et aux machines sous l’angle de l’excitation ou du risque. Au contraire. Leur relation à cette activité tient de ce qui est rassurant, fiable, prévisible. Jouer, c’est réduire la zone de risque à deux options claires : gagner ou perdre.

Faut-il réguler le design ?

Pour Schüll, il est important de comprendre non seulement l’utilisateur, mais également la technologie, la conception, la configuration et la façon dont on peut contraindre, diriger et guider le comportement… Mais également le réglementer souligne-t-elle. Certes, il n’y a pas d’équivalent à l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux (la fameuse FDA qui autorise et homologue la commercialisation des médicaments et des aliments sur le territoire américain) pour la technologie. Il n’y a pas d’organisme réglementaire définissant des limites à la conception. Pourtant, il ne serait peut-être pas totalement idiot de rendre impossible le fait de jouer 1200 fois d’affilées sur une machine ou de passer 4 heures d’affilée à cliquer sur Facebook… estime la chercheuse. Chercheurs et politiciens devraient discuter de la façon dont les choses affectent les gens d’une manière intime comme physiologique, explique Natasha Schüll.

« Un joueur m’a demandé une fois « pourquoi est-il légal que je puisse aller jusqu’à l’anéantissement de moi-même, jusqu’à ma propre destruction de cette façon ? » », explique la chercheuse. Or, on repousse toujours la responsabilité sur la personne, comme si jouer était de la seule responsabilité du joueur sans voir les responsabilités de l’industrie du jeu et de la conception de ses produits. Comme le souligne Cass Sunstein, l’un des plus fervents promoteurs de l’économie comportementale, il y a toujours une architecture de choix : les choix se déroulent toujours en contexte.

Pour Natasha Schüll, nous ne pouvons pas demander aux entreprises qui conçoivent des systèmes qui ont pour but de retenir l’attention des gens de faire le travail éthique nécessaire, de définir leurs propres limites. C’est à la réglementation de le faire souligne la chercheuse. « C’est un problème systémique qui ne se limite pas au monde du jeu. Les concepteurs de jeu avec qui j’ai parlé étaient assez d’accord avec cela : il serait plus facile s’ils pouvaient concevoir les choses au sein de certains critères fixés par les régulateurs limitant ce qu’ils peuvent faire. »

A la conférence sur les habitudes, des intervenants ont montré que certaines entreprises savent très bien combien de temps les gens jouent, comment ils s’engagent… Et certaines mesures du comportement sont très inquiétantes à observer. Les casinos et nombre d’applications de jeux et d’environnements en ligne ont ainsi des informations très détaillées sur les comportements compulsifs des gens. Ces données pourraient être utilisées pour intensifier l’emprise de ces environnements et produits sur les gens, mais elles peuvent aussi être utilisées pour comprendre comment réduire les conduites addictives.

Au Canada, les assureurs, par crainte d’un recours en justice de joueurs, ont demandé aux casinos de mettre en place des protections. En s’appuyant sur les mêmes données que les algorithmes de marketing, ils ont ainsi développé des algorithmes de la dépendance, afin de surveiller quand les comportements deviennent addictifs et verrouiller alors l’accès au joueur. Reste à savoir comment gérer cela, le modérer… Mais pour les entreprises, ce n’est pas là une question d’éthique, c’est une façon de protéger leurs profits, de ne pas détruire leurs propres marchés. « Cette question va devenir une préoccupation croissante pour les fabricants de jeux et d’applications de médias sociaux » assure Natasha Schüll : « comment conserver ses clients tout en les amenant à s’engager de manière plus modérée ? »

Hubert Guillaud

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