Vers des technologies de l’empathie ?

Bientôt, non seulement nos systèmes techniques seront dotés de personnalités, mais il sauront aussi prendre en compte la personnalité de ceux avec lesquels nous interagissons, rapporte Aviva Rutkin (blog, @realavivahr) pour le New Scientist. Par exemple, en nous aidant à être plus empathiques dans nos manières de communiquer…

Demain, le « correcteur comportemental »

C’est ce que propose dès à présent Crystal Knows qui présente son application comme « la meilleure amélioration apportée à l’e-mail depuis le correcteur orthographique » et qu’on pourrait qualifier de « correcteur comportemental ».

Crystal Knows suggère des corrections lorsque vous écrivez un e-mail pour traduire votre propos selon la personnalité de votre correspondant. Pour cela, le système s’informe sur les gens avec qui vous communiquez en récupérant de l’information sur eux sur les réseaux sociaux pour en établir un profil, selon le fameux modèle des cinq facteurs de la personnalité (voir nos explications) permettant de classer vos correspondants selon 5 grands traits psychologiques, à savoir leur tendance à l’extraversion, au névrosisme, à l’agréabilité, à avoir un caractère consciencieux et à l’ouverture à l’expérience. Une méthode d’analyse utilisée par la plupart des grands outils de profilage reposant sur l’analyse des réseaux sociaux, pour caractériser les types de comportements des utilisateurs.

Disponible pour l’instant seulement pour Gmail pour Chrome, l’application s’ajoute à votre webmail. Lorsque vous rédigez un mail, elle vous propose de vous renseigner sur votre correspondant et établit son profil psychologique par l’analyse des contenus qu’il a posté sur le web social. Puis Crystal Knows vous dresse une liste de recommandations pour mieux rédiger votre message. Outre des conseils généraux, il vous fait des conseils sur le style à employer (écrivez des phrases courtes, utilisez un langage familier ou soutenu, utilisez des formules de politesse ou n’utilisez pas de salutations formelles), mais également des conseils sur comment mieux capter son attention ou comment avoir un échange avec cette personne pour lui vendre quelque chose. Ces recommandations sont pour l’instant assez basiques, mais, en s’adaptant au profil de chaque utilisateur, elles soulignent ce à quoi votre interlocuteur devrait être sensible ou allergique, pour mieux engager la conversation avec lui.

CrystalHGprofil
Image : Mon profil psychologique établi par Crystal Knows. Indice de confiance : 40 %. Hubert est très orienté relation et sincère. Il préfère un plan établit que d’aller à l’aventure.

Quand vous parlez avec Hubert : préférez présenter votre projet avec politesse et respect (plutôt que de manière audacieuse) ; parlez-lui de philosophie ou d’idées abstraites ; ne le mettez pas sur la sellette ; faites attention à ne pas être véhément.

Quand vous envoyez un e-mail à Hubert : signalez vos points communs comme des relations ou des centres d’intérêt ; utilisez une phrase pour exprimer vos remerciements pour son temps ; commencez par vous présenter ; n’écrivez pas d’une façon qui puisse sembler froide ou rapide.

Quand vous travaillez avec Hubert : si vous argumentez, prenez en considération ses sentiments ; apportez une critique objective et bienveillante ; ne soyez pas froissé s’il est un peu en retard ; ne lui offrez pas de critique constructive mal taillée.

Quand vous voulez vendre quelque chose à Hubert : parlez-lui de choses qui n’ont rien à voir avec le travail ; posez-lui des questions sur ses réalisations passées ; ne vous inquiétez pas de lui demander sa permission avant de l’appeler ; ne prévoyez pas d’heure de fin pour vos appels ou réunions.

Il est naturel pour Hubert de : réconforter quelqu’un dans des situations douloureuses ; de percevoir facilement les émotions des autres ; de chercher le consensus du groupe avant d’agir ; de se sentir obligé d’aider les autres.

Il n’est pas naturel pour Hubert de : prendre la parole pour ramener tout le monde au sujet lors d’une réunion ; de se sentir anxieux des décisions prises par d’autres à son propos ; de dire quelque chose crûment qui offenserait accidentellement quelqu’un ; d’être froissé si quelqu’un arrive en retard à un rendez-vous.

Pas sûr que toutes ces recommandations fonctionnent, mais certaines semblent assez adaptées.

Le fondateur de Crystal Knows, Drew D’Agostino pense que son programme peut aider les gens à renforcer leurs relations. « Tout le monde est anxieux à l’idée d’envoyer un e-mail. Cristal ne vous aide pas à être un robot et à envoyer des e-mails préprogrammés. Il aide les gens à comprendre comment écrire aux autres. » Dans le but de mieux se faire comprendre…

Pour Aviva Rutkin, des programmes de ce style vont nous aider à contenir l’avalanche des e-mails sous lesquels nous croulons, en nous aidons à prendre soin de nos interlocuteurs. Teller, une startup suédoise, travaille à un logiciel de courrier qui traque le comportement de l’utilisateur, observant à quels e-mails il répond et ceux qu’il ignore, pour mieux lui montrer les messages importants. Charlie, une autre startup américaine, utilise, elle, l’intelligence artificielle pour améliorer les réunions en cherchant sur l’internet de l’information sur les personnes avec qui vous avez rendez-vous pour vous envoyer un court résumé sur chacune avant de les rencontrer ! Pour son fondateur, Aaron Frazin, « la technologie rend la communication plus rapide. Ce qui signifie que nous avons besoin de nous adapter et être sûr que la communication est aussi efficace que possible ».

Mieux comprendre les autres ou mieux les manipuler ?

Le but de ces applications est-il de mieux se faire comprendre des autres et de mieux comprendre leur fonctionnement psychologique ou de proposer des outils pour mieux les manipuler ? La distinction n’est pas si simple.

L’information que propose Crystal Knows nous permet d’entrevoir le rôle des profils psychologiques automatisés qu’utilisent nombre d’outils de profilage. Votre page de profil révèle ses forces et faiblesses. Outre que l’indice de confiance n’est pas toujours optimal (Crystal Know n’établit pas de profil pour ceux qui n’ont pas d’activité suffisante sur les réseaux sociaux), l’interprétation psychologique est bien sûr loin d’être parfaitement fiable. Plusieurs des recommandations du logiciel sur mon profil par exemple, seront certainement peu opérantes si vous décidez de les appliquer. Pourtant, quand on observe les profils psychologiques de nos proches, une bonne part des recommandations semblent assez justes. Même si c’est le cas d’une sur deux, c’est déjà un résultat que beaucoup jugeront intéressant.

Pour l’instant, Crystal Knows ne s’applique qu’aux correspondances directes. Mais demain des programmes de ce type devraient être capables d’améliorer les e-mailing de masse personnalisés ou les outils des centres d’appels pour qu’ils atteignent toujours mieux les cibles que nous sommes. Face à cette perspective, on comprend rapidement que l’empathie n’est pas le seul objectif de ces outils. Si la prise en compte de nos personnalités peut-être un levier pour améliorer la communication et le lien social, il peut aussi être s’avérer être un meilleur moyen de manipulation des autres. L’amélioration de la compréhension émotionnelle et psychologique de nos outils par le nudge, ce coup de pouce si prisé par l’économie comportementale, ne va pas s’arrêter à nos objets, mais va devenir une caractéristique fondamentale de notre avenir connecté. Et comme tout outil, il porte sa propre ambiguïté. Il va à la fois nous aider à relever la malédiction de la connaissance que dénonce le psychologue Steven Pinker, c’est-à-dire nous aider à mieux comprendre les autres, en nous aidant à nous mettre à leur place, à comprendre leur point de vue pour mieux nous adresser à eux. Et cette même compréhension va nous permettre d’aller plus avant dans le rôle social de l’argumentation, et donc dans la manipulation.

En attendant d’être capable de répondre à ces mises en profil de nous, Crystal Knows nous offre une fenêtre sur les profils psychologiques que les profileurs construisent par-devers nos données (à l’image de ceux que produit la segmentation publicitaire d’Acxiom que mettait en avant Yves Eudes sur Le Monde ou nous-mêmes sur A lire ailleurs). Il montre aussi que l’obfuscation de nos données devient plus que jamais urgente tant qu’un meilleur respect de leur utilisation ne sera pas envisagée.

Hubert Guillaud

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  1. Sur Passcode, l’un des blogs du Christian Science Monitor, Evan Selinger (@evanselinger) revient également sur cette application. Pour lui, Crystal agrège les données que nous avons laissé traîner inopinément sur les réseaux sociaux pour dresser de chacun de nous un profil révélateur, on ne peut plus intime, puisque psychologique. Certes, son principal problème est relatif au contexte : où puise-t-il les informations pour établir les profils ? Sur les réseaux sociaux ? Mais lesquels ? Et plus encore, comment nous les utilisons-nous ?

    Pour la spécialiste de la vie privée, Elana Zeide, Crystal prend en compte des éléments tirés des médias sociaux pour en faire un actif. Or ces éléments nous caractérisent-ils vraiment ? Ce que nous affichons sur les réseaux sociaux ne correspond pas pleinement à ce que nous sommes…

    Autre problème, Crystal tire de nos profils des caractéristiques statiques : si tout le monde se met à nous écrire avec les mêmes tics, il n’est pas sûr que nous y demeurions sensibles. Pour Selinger, il y a là une approche assez réductrice de la communication.

    Pour Selinger, Crystal pose beaucoup de problème. Celui de la distorsion : face aux profils inexacts (et nous ne savons pas ceux qui sont inexacts…), les recommandations seront erronées. Celui du jugement de valeur sur le caractère d’une personne – « une dimension fondamentalement morale de nos identités » – tout en minimisant ce jugement.