Avons-nous besoin de gourous ?

13bookvance-blog427_0L’idée que, dans le domaine de la technologie et de l’innovation, certains grands hommes font l’histoire, perdure. Le self-made man, brillant programmeur, ingénieur, capitaine d’industrie ne cesse de se renouveler, estime Amanda Schaffer pour la Technology Review. Dernier en date : Elon Musk est en passe de détrôner Steve Jobs au Panthéon des grands gourous de la techno.

Pourtant, les historiens spécialistes de la science et de la technologie savent bien que les innovations les plus importantes ne sont pas portées par un inventeur isolé, explique l’historien Daniel Kevles (voir également l’article de Rémi Sussan, « Les mécanismes de la créativité »). Les grands leaders comptent sur les ressources et les possibilités que le contexte leur offre, ce qui signifie qu’ils ne façonnent pas tant l’histoire qu’ils sont moulés par les moments dans lesquels ils vivent. Le storytelling autour du succès de Musk par exemple ne parvient pas à reconnaître l’importance des innovations qui le précèdent dans le domaine des batteries, des cellules photovoltaïques ou du voyage spatial, pas plus qu’il ne mesure le rôle des subventions pour le développement des véhicules électriques ou des panneaux solaire ou le rôle de la recherche fondamentale publique des années précédentes… 

“Le problème avec ces représentations, c’est qu’elles ne sont pas seulement inexactes et injustes pour de nombreux contributeurs aux nouvelles technologies. En déformant la compréhension populaire de la façon dont les technologies se développent, le mythe du grand homme menace de saper le développement des structures qui sont réellement nécessaires pour les innovations futures”, estime la journaliste.

En s’appuyant sur la récente biographie de Musk publiée par Ashlee Vance (mais elle aurait pu également s’appuyer sur celle de Bezos par Brad Stone ou celle de Jobs par Walter Isaacson), Amanda Schaffer rappelle que le succès de Musk dépend fortement de personnes ayant bien plus d’expériences que lui dans l’aéronautique ou l’énergie et plus de savoir-faire dans la gestion des organisations que le colérique patron de Tesla. SpaceX a capitalisé sur des années de recherche spatiale de la Nasa, à un moment où le soutien public à celle-ci a diminué. Les batteries lithium-ion de Tesla reposent sur les recherches menées dans les années 80 grâce aux financements de la National Science Foundation (NSF) et les sociétés de Musk ont énormément bénéficié de prêts garantis et de subventions du ministère de l’énergie et du Nevada pour des montants de plusieurs milliards de dollars (voir notamment « Construire l’Etat innovant »).

Le comportement de ces grands hommes (Musk comme Jobs ou Bezos…), qui tous semblent avoir pris au sérieux leur succès, fait qu’ils sont bien souvent leur pire ennemi. Leur comportement « désagréable » les empêche plus qu’il ne les aide, comme le souligne Tony Schwartz, le spécialiste du management libéré qui pilote le projet Energie, dans le New York Times, en se moquant du mauvais comportement de ces grands visionnaires. Leur comportement antisocial, cruel, tyrannique, souvent inadmissible avec leurs collaborateurs, ne cadre pas avec la recherche en science des organisations et en psychologie qui montre que les meilleurs employés sont plus épanouis et productifs quand ils sont respectés et appréciés

654961_les-debuts-de-jeff-bezos-et-damazon-web-0203339705103Alors pourquoi des hommes si brillants, souvent décrits comme sensibles, se comportent-ils ainsi ? Pour Tony Schwartz, la première explication est qu’ils le peuvent. Ils ont les moyens de leurs colères et les clients se moquent de comment a été fait le produit. Les employés eux-mêmes sont prêts à sacrifier beaucoup de choses pour travailler avec des visionnaires, des gens passionnés, inspirants, charismatiques. Comme le souligne Vance dans son livre sur Musk, malgré son style brutal ou ses attentes parfois ridicules, ceux qui ont travaillés avec lui, même s’ils ont été licenciés, le vénèrent souvent et parlent de lui comme d’un super-héros ou d’un dieu, comme le faisait remarquer Pierre Haski dans la synthèse qu’il faisait du livre pour Rue89. Pour Schwartz, ce comportement ne s’explique pas tant par un sentiment de supériorité que par un sentiment d’insécurité et de perte de contrôle. Reste que ce style de management n’amène pas les gens à mieux travailler de manière durable. Pire ajouterai-je, en quoi est-il un modèle pour l’avenir du travail ? L’ambition et la volonté qu’incarnent ces leaders charismatiques, ne font-ils pas plus partie des maux qui nous accablent que de leur résolution ? L’autorité, et la soumission à celle-ci qu’ils représentent, ne sont-ils pas d’abord et avant tout un faux modèle qui ne nous aidera en rien à faire face à la complexité du monde ? 

Pour Amanda Schaffer, ce mythe du héros d’industrie a d’autres conséquences négatives. D’abord, cette figure du patron isolé permet à ces grands patrons de retirer des richesses disproportionnées par rapport à leur contribution. Le storytelling du self made man permet aussi de ne pas avoir à retourner ses bénéfices aux organismes publics qui ont permis la recherche fondamentale originelle, comme la NSF, que ce soit par l’impôt ou par une moindre optimisation fiscale que celle que ces sociétés pratiquent. Enfin, ces héros de la technologie tendent à déformer notre vision de l’avenir : pourquoi le gouvernement devrait-il travailler à réparer et améliorer les problèmes de transports de la Californie quand Musk promet l’hyperloop ? Pourquoi la Nasa devrait-elle s’intéresser à la colonisation de Mars ? N’y-a-t-il pas des programmes plus importants qui ne sont pas mis dans l’agenda des priorités de recherche du fait des lubies de célébrités isolées ? 

Dit autrement, ces leaders et les visions qu’ils imposent au monde, empêchent peut-être le développement de propositions alternatives, prises sur des bases plus partagées, au profit du bien commun, et pas seulement des quelques sociétés dont ils restent d’abord et avant tout les représentants autoproclamés.

Managers brutaux, management brutal

jobsisaacsonLe comportement brutal de ces leaders a peut-être une autre conséquence également : celle de favoriser la reproduction d’un management brutal et d’une surveillance, d’un contrôle permanent, des employés. Natasha Lennard pour Fusion revenait récemment sur la polémique suscitée par l’enquête du New York Times sur les fonctionnements brutaux du management d’Amazon envers ses employés (voir la synthèse en français de Slate.fr). Pour elle, ce mode de management basé sur la surveillance et l’épuisement des employés est précisément la façon dont fonctionnent les entreprises de technologie. Les lieux de travail gouvernés par les données qui mettent les travailleurs sous surveillance constante, exacerbent la compétitivité et ne peuvent pas produire d’autres formes d’organisation que la compétition puisque le but même de ce management piloté par les données est d’améliorer toujours la performance et les résultats. Le rêve de management de Bezos n’est qu’un cauchemar cybernétique, où toutes les tâches et tous ceux qui les accomplissent sont mesurés, confrontés les uns aux autres, et transformés en données, créant un écosystème punitif de plus en plus compétitif.

« L’empathie n’y est nulle part favorisée. Il n’y a rien de neutre dans les données. Elles servent le but de compter ce qu’on a choisi d’énumérer. Le modèle d’Amazon repose sur l’efficacité et le volume, il n’est pas conçu pour le bien être. »

Bezos n’est pas à l’origine de ce modèle de management, mais il est l’un de ses apôtres, rappelle la journaliste. Certes, les données libèrent le management de l’autonomie des travailleurs et facilitent la prise de décision, mais elles ne libèrent pas l’employé. Les entrepôts d’Amazon ne sont pas seulement des “ateliers clandestins” brutaux, ils sont avant tout un rêve tayloriste où chaque mouvement est décomposé et mesuré (voir le reportage de la Technology Review de cet été dans l’entrepôt le plus récent d’Amazon qui y teste les limites de l’automatisation et de la collaboration homme-machine).

Karen Levy, chercheuse à l’Institut de recherche Data & Society, a réalisé une étude sur trois ans pour comprendre comment le suivi du rendement nuisait à l’industrie du transport. Les dispositifs GPS de surveillance des conducteurs routiers, installés à l’origine pour s’assurer que les employés respectaient les pauses auxquels ils étaient tenus a été détourné pour diminuer leur résistance à la surveillance. “Si vous distrayez les travailleurs avec l’idée qu’ils doivent jouer le jeu, ils ne remettent pas en cause les règles du jeu”, expliquait la chercheuse au New York Times.

Comme on ne gère bien que ce qu’on mesure, pour le spécialiste de l’entrepreneuriat Michael Schrage dans la Harvard Business Review : si la culture des chiffres d’Amazon se soucie du bien-être de ses employés, comme l’a depuis affirmé Jef Bezos en répondant à l’enquête du New York Times, alors Amazon doit intégrer le bien-être à ses métriques. Reste à trouver le chemin pour produire des nouvelles métriques qui favorisent l’empathie, la compassion, le bien-être… 

Hubert Guillaud

MAJ du 09/11/2017 : Deux ans plus tard, on constate que certaines choses changent un peu. Pour Quartz, un nouveau type de leader émerge dans la Silicon Valley. A l’image de Satya Nadella, le successeur de Steve Ballmer de Microsoft, qui valorise l’empathie. La « mode » est aux leaders qui écoutent et qui valorisent leurs équipes comme Sundar Pichai de Google ou Dara Khosrowshahi de Uber… voire même Tim Cook d’Apple. Ce nouveau management est un changement de direction, qui consiste à ne plus placer le PDG au centre de l’univers. Wired en ajoute une couche en voyant poindre la fin du culte du fondateur. « L’énergie entrepreneuriale peut certes faire des miracles, mais elle peut aussi mener à des erreurs arrogantes et des solutions trop rapides ». Les fondateurs croient ardemment et innocemment qu’ils font bien et voient leurs entreprises comme des leviers pour faire du monde un monde meilleur. Mais quand les problèmes commencent, quand les empires deviennent trop gros pour être gérer simplement et que les idéaux un peu simples arrivent en conflits avec la réalité, alors le culte du fondateur omniscient s’estompe au profit de la valeur de l’équipe pluridisciplinaire qui reconnaît ne pas avoir toutes les réponses…

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0 commentaires

  1. Il se joue aussi là un débat entre modèle individualiste anglo-saxon et modèle plus collectiviste ailleurs (en France catholique en particulier). Mais comme le premier modèle est assez dominant, beaucoup d’analystes (dont vous-mêmes qui citez essentiellement des articles anglo-saxons) extrapolent et imaginent que le monde entier est peut être à la recherche de gourous technologiques.
    Bonne journée

  2. Depuis plus de dix ans que je lis internetactu, c’est le billet qui m’a le plus irrité. Oui, il y a des héros d’industrie. Avec ce raisonnement, on dira que votre succès dans le journalisme masque l’expérience de votre prof de français. Oui, plusieurs technologies sont le résultats de recherche d’organismes publics mais ramener ce problème au niveau des entrepreneurs, c’est viser faux. L’approche de Mariana Mazzucato avec son livre  » The Entrepreneurial State: debunking public vs. private sector myths » me semble plus crédible. L’histoire est remplie d’individus qui prennent moins de risques. Mieux vaut, comme le soutient Nassim Taleb, mettre en avant ceux qui prennent des risques pour faire avancer notre société, en se rappelant que ce sont aussi des hommes, avec leurs qualités et leurs défauts. Quand il faut définir le budget de la DARPA ou son agenda de recherche, les tâtonnements d’un Elon Musk ou qui que ce soit ne sont pas pris en compte. Qualifiés les entrepreneurs de gourous…