Jusqu’à présent, la fonctionnalité Safety Check imaginée par Facebook n’avait été activée que pour des catastrophes naturelles. A l’occasion des terribles attentats de Paris, Facebook a activé la fonction, pour la première fois pour « des désastres humains », comme l’explique Mark Zuckerberg lui-même. Au-delà de la polémique, légitime, sur le fait que cette fonction ait été activée pour les attentats de Paris, mais pas pour ceux de Beyrouth ou dans d’autres régions du monde, revenons un instant sur ce service.
La sécurité nationale doit maintenant composer avec Facebook
Le Safety Check (voir également sa page Facebook) fonctionne à partir de votre géolocalisation. Comme l’expliquait Facebook au lancement de l’application, celle-ci est déterminée par la ville que vous avez indiquée dans votre profil, par la dernière localisation indiquée par une autre application de FB, l’application Amis à proximité (Nearby Friends – qui, si vous l’avez activée, utilise votre historique de localisation pour proposer un service de géolocalisation social), et par la ville d’où vous vous connectez habituellement (donc votre adresse IP). Ce qui signifie que, hormis les utilisateurs qui ont activé le service de géolocalisation permanent, l’information de localisation dont dispose Facebook n’est pas (encore) d’une précision exacte.
Les personnes présentes dans une région touchée par une attaque ou un désastre délimité par FB sont invitées à valider un bouton pour dire à leurs proches qu’ils sont en sécurité. Leurs proches et relations peuvent également l’activer pour eux et signaler ainsi que telle personne présente sur une catastrophe est saine et sauve. Si vous ne l’avez pas indiqué vous-même, l’application indique alors le nombre de personnes qui ont signalé que vous étiez sain et sauf : ce nombre agissant comme un phénomène de validation social.
Imaginé suite à l’incident de Fukushima en 2011, cette fonctionnalité créée en octobre 2014 par Naomi Gleit, Sharon Zeng et Peter Cottle a été utilisée 4 fois depuis sa création : durant les séismes d’avril et mai 2015 au Népal, en octobre lors du passage d’un ouragan au Mexique… et vendredi 13 novembre à Paris.
Cette fonctionnalité a déjà été abondamment critiquée, comme l’explique Konbini se posant la question de savoir si elle participait plus à l’affolement qu’autre chose. Comme le souligne très bien Julien Lausson sur Numerama, l’outil ne peut pas donner de nouvelles de ceux qui ne sont pas sur le réseau social, pas plus qu’il ne peut livrer de renseignement de ceux dont on n’a pas de nouvelles, sans qu’ils soient nécessairement en danger. FB pourrait même bien plus l’automatiser en ne l’activant que pour les personnes qui ne se sont pas reconnectées sur le réseau social et en validant pour l’utilisateur la fonction simplement du fait qu’il se reconnecte sur FB.
Selon Europe 1, c’est plus 5 millions de personnes qui ont utilisé le bouton d’urgence mis en place par Facebook dès vendredi soir permettant à quel que 360 millions de personnes d’être informées de la situation de leurs proches. Selon Alex Schultz, vice-président de Facebook, c’est le taux anormal d’activité sur le réseau qui a motivé Facebook a lancer la fonctionnalité à Paris, rapporte VentureBeat. « ll faut donc comprendre que les lieux sans un nombre suffisant d’abonnés au réseau ou sans intérêt pour la firme n’auront qu’à se tourner vers d’autres services », tranche Marin Lessard sur le blog techno de Radio Canada. La sécurité nationale doit maintenant composer avec Facebook et les réseaux sociaux.
On l’a vu, les réseaux sociaux ont joué un rôle très important pour la plupart d’entre nous lors de ces événements, et pas seulement pour nourrir la désinformation, comme on le dit trop facilement : ils ont d’abord été un formidable moyen d’information, de communication, de communion et de mobilisation. S’il illustre l’importance qu’ont jouée les réseaux sociaux et les technologies dans ces événements, pour le meilleur, Safety Check laisse bien des questions dans l’ombre de son apparente vertu. Doit-on laisser aux entreprises technologiques le soin de décider d’activer des fonctionnalités que l’on pourrait qualifier de service public ?
Vendredi soir, pour qui la fonctionnalité était-elle active ? Pour ceux qui vivaient ou travaillaient dans les Xe et XIe arrondissements ? Pour ceux qui y avaient été géolocalisés ? Qui décide du périmètre d’activation de la fonctionnalité ? A quel moment ? Durant les dernières 24 heures ? Pendant les événements ? Habituellement ? A quel niveau de précision territorial l’outil peut-il être activé ? Quel sera le niveau du « taux anormal d’activité » sur le réseau qui permettra à nouveau de déclencher la fonctionnalité ?
« Plus nous nous voyons nous tourner vers ces fonctionnalités et plus il semble réaliste d’imaginer qu’un jour elles seront activées en permanence –et lorsqu’il y aura un accident de la route ou un immeuble en feu dans une communauté, les gens pourront indiquer de manière proactive qu’ils sont en sécurité. Est-ce qu’au bout de quelques jours des publicités ciblées pour des assurances incendie ou des traitements du syndrome post-traumatique, en fonction de la nature de la catastrophe, vont commencer à apparaître sur nos réseaux sociaux ? Et que se passera-t-il si vous n’avez pas envie de répondre à la question « Êtes-vous en sécurité ? » (…) ? », questionnait Slate.
Facebook : délégation de service public ?
Comme le souligne très justement le chercheur Olivier Ertzscheid sur son blog dans un billet que je vous invite à lire du début à la fin, le problème est que Facebook n’est pas un gouvernement. « Quel sera le seuil d’activation ? Pourquoi dans certains cas et pas dans d’autres ? Systématiser le Facebook Safety Check serait un problème ? Y aurait-il un risque de le banaliser ? Est-ce un moyen, un de plus, d’affirmer le règne d’une toute-puissance qui assied sa force sur la part d’aléatoire qu’elle se réserve comme un nouveau « fait du Prince » ? »
L’activation de ces dispositifs, véritables services publics, ne dépend que de la discrétion de ces plateformes. Ce qui pose la question de leur gouvernance qui est loin d’être partagée par les services publics ou les utilisateurs, alors que leurs actions sur nos existences ne cessent de prendre de l’importance. Pour Olivier Ertzscheid, cela pose la question de savoir si nous devons accepter cet « arbitrage arbitraire », nationaliser ces services ou en déployer des versions publiques ?
Pour le chercheur, nous ne pouvons pas laisser cette fonctionnalité à ces seules plateformes. Mais pouvons-nous en faire un service public – ou une délégation de service public – comme il nous y invite et si c’est le cas de quelle nature, avec quels garde-fous ? Safety Check montre le bon côté de la géolocalisation permanente, dans sa fonction de réassurance, mais nous savons tous que la géolocalisation permanente peut se révéler bien plus ambiguë pour les libertés publiques. Rappelons-nous de l’envoi de SMS aux manifestants des rues de Kiev. A l’heure du renforcement de la surveillance de masse via les technologies, Safety Check peut être utilisé de bien d’autres façons que pour « sauver le monde ».
Que préférons-nous ? Depuis les révélations d’Edward Snowden, depuis que nous sommes conscients de la mise sous surveillance permanente dont nous sommes l’objet par les Etats et les entreprises, aucune des réponses proposées ne paraît satisfaisante. Aujourd’hui, Facebook apparaît comme barrière trop poreuse à la surveillance des Etats. Safety Check ne participe-t-il pas plus à l’escalade sécuritaire qu’à son apaisement ? A l’heure où s’annonce en France un Etat d’urgence de longue durée qui s’apprête à appliquer l’état d’urgence aux technologies, à faire taire nos droits et libertés publiques, comme le droit à nous regrouper ou à manifester, Safety Check pose bien plus de questions qu’il n’apporte de réponse. Et l’idée de la nationalisation de tels services d’urgences ne peut se bâtir sans étendre ses contreparties, sans rééquilibrer les pouvoirs de la démocratie. Or, ni les entreprises ni les gouvernements ne nous en dessinent le chemin.
Hubert Guillaud
0 commentaires
Autre implication de la géolocalisation par exemple… La gendarmerie nationale demande à ne pas signaler les contrôles et les positions des forces de l’ordre sur les applications GPS type Waze ou Coyotte…
Alors que la grogne monte à l’égard des méthodes de modération de Facebook des contenus « djihadistes » (voir Le Monde et Arrêt sur Images), et que le gouvernement français pourrait demander une plus grande fermeté vis-à-vis de ces contenus dans le cadre de l’Etat d’urgence… le journaliste Sébastien Bailly, avec humour, pose une intéressante question à Facebook. A l’heure où le réseau social mondial ne cesse de « prendre soin de la vie affective de ses utilisateurs » (par exemple avec le statut pour gérer les ruptures permettant de minorer la visibilité de certaines relations par rapport à d’autres) pourquoi ne fait-il pas quelque chose pour minorer l’endoctrinement djihadiste plutôt que le favoriser ? « puisque tu en as le pouvoir, plutôt qu’un bouton pour dire que ça va, je ne suis pas mort dans les attentats, tu pourrais peut-être protéger un peu mieux ma petite voisine des cinglés de Daesh plutôt que de son ex. »
Le débat sur le rôle et l’influence de Facebook dans nos existences ne fait que débuter.
Sur Medium, la chercheuse Zeynep Tufekci revient aussi sur le Safety Check et le People Finder de Google. La communication de crise est éminemment précieuse et profondément politique rappelle-t-elle, rappelle la chercheuse d’origine Turque qui aurait rêvé d’avoir accès à ce type d’outils lors du séisme de 1999 en Turquie par exemple.
Le problème explique-t-elle, est que Facebook sera désormais seul à décider quels événements nécessitent d’activer cette fonction, distinguant d’ailleurs, dans la plus grande opacité les moments de crise aigu des crises endémiques (guerres, épidémies…) qui, n’ayant ni début ni fin claires, rendent impossible de savoir quand quelqu’un est vraiment en sécurité. Or ces questions sont aussi le reflet de la division de notre monde, entre riches et pauvres, nantis et démunis, entre ceux qui comptent et ceux qui ne comptent pas, entre ceux qui entrent dans « la hiérarchie de l’empathie » et les autres. Les gens pourront-ils décider s’ils doivent être intégrer à ces contrôles de sécurité ? Pourront-ils s’auto-déclarer ?… L’activer constamment et par défaut aurait pour effet de diminuer sa fonction de signalement… au profit d’une fonction d’empathie politique. Son activation relève toujours d’une décision politique des plateformes. « Les gens qui dirigent ces plateformes nous signalent qui ils pensent digne d’empathie. Et c’est ce qui rend leurs décisions politiques ». Ces décisions n’ont rien à voir avec la technologie. Tout comme le chiffrement ne peut pas être désactivé pour certaines personnes (les méchants), sans rendre tout l’internet moins sûr. « La politique de la technologie est de la politique, mais ce n’est jamais pourtant seulement de la politique. »
Et la chercheuse d’en appeler à développer l’éducation à l’éthique de l’informatique, à son impact social. « Il est temps pour toutes les plateformes de devenir plus explicites et plus ouvertes sur leurs choix politiques ».