L’injonction à la déconnexion est-elle autre chose qu’une critique morale ?

Dans le New Inquiry, le sociologue Nathan Jurgenson (@nathanjurgenson) livre une critique sans concession du dernier ouvrage de la psychologue Sherry Turkle, Reclaiming Conversation. Ce n’est pas la première fois que Jurgenson remet à sa place la psychologue, dont il avait vertement critiqué le précédent ouvrage, Seuls ensemble (voir « Nous ne serons plus jamais déconnectés »).

La société contre la technologie

Pourquoi cherche-t-on à nous faire croire que les gens qui communiquent avec des téléphones auraient oublié ce qu’est l’amitié ? De nombreux médias et spécialistes véhiculent des propos sur la toxicité de nos outils, plus attiré par la dénonciation des dépendances qu’ils développeraient que par l’apologie des opportunités qu’ils permettent ou que par la dénonciation de l’inégalité communicationnelle qu’ils renforcent. Pour les déconnexistes, les écrans détruisent l’attention, l’empathie, les relations profondes… Les allégations de Turkle sont flatteuses, estime Jurgenson. Elles nous font croire que les « déconnectés » sont les derniers humains debout dans un monde totalement déshumanisé… Mais cela suppose de croire que les écrans sont inhumains et antisociaux. Or, la littérature sur notre relation au numérique est plus complexe que cela. Pour la sociologue Jenny Davis, qui a pointé les lacunes méthodologiques du livre de Turkle, les études montrent pourtant qu’ils n’ont pas vraiment d’effets sur l’empathie, contrairement à ce qu’affirme la psychologue.

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Image : « Si c’est ce que vous voyez, vous ne regardez pas assez bien », dessin de Rosangela Ludovico, décembre 2013, via André Gunthert.

Toutes les technologies (la télévision ou l’automobile notamment) ont été accusées de développer l’isolement social. Leur imbrication dans la vie sociale est bien plus compliquée… « La technologie n’est pas une chose distincte qui pourrait être soustraite de la vie sociale ». Cette simplification oublie que la communication est toujours médiatisée par le pouvoir, les institutions, la langue, les infrastructures de communication… Prescrire, recommander une forme de communication comme étant supérieure à une autre (parler en face à face, écrire…) exige surtout de mieux décrire et analyser le contexte : qui parle à qui, comment, à quelles fins et pourquoi ? Tout au long de son livre, la psychologue fait l’hypothèse, que la conversation et la connexion doivent se faire sans écrans, refusant de voir que la communication via les écrans est bien plus humaine que machinique, même si elle est opérée par les machines. Elle oppose la société et la technologie, comme si l’un était le contraire de l’autre. Elle plaque sur son analyse un dualisme numérique un peu simpliste assurant que nos téléphones remplacent l’autre, mais qui refuse de voir que nos téléphones contiennent les autres. Elle craint que, en ligne, nous soyons tentés de nous représenter comme nous aimerions l’être, comme si cela n’était pas aussi le cas dans le monde hors ligne. « Le dualisme numérique permet à Turkle d’écrire comme si elle défendait l’humanité, la conversation et l’empathie, quand finalement elle privilégie seulement la géographie » des rapports sociaux. Chaque fois que nous utilisons les mots « IRL », en « face à face » ou « en personne » ou « en vrai », nous définissons la proximité par la localisation, par la géographie plutôt que par d’autres aspects de la proximité comme l’attention, l’empathie, les centres d’intérêt, l’affect… qui tous peuvent être expérimentés à distance.

Pourquoi la proximité géographique serait-elle la seule proximité authentique ?

Certes, la proximité géographique est très souvent une variable importante. Mais pourquoi devrait-elle être la seule ? Instister sur la co-présence dévalorise toutes les autres formes de proximité. Etre proche géographiquement de quelqu’un (partager une même pièce) ne signifie pas pour autant qu’on prenne activement soin de lui, qu’on l’écoute, qu’on l’apprécie ou qu’on partage des choses avec lui.

Affirmer que la proximité géographique est la seule façon qu’ont les humains pour être proches est une manière d’affirmer une suprématie morale des rapports traditionnels, physiques. Cela induit que le statu quo est la seule solution aux problèmes qu’engendre parfois le numérique. Turkle fait ainsi l’éloge de la désintoxication numérique comme mesure palliative ou prophylactique. Pourtant, la psychologue ne nous invite pas à nous débarrasser de nos téléphones et de nos médias sociaux. Elle nous demande d’utiliser nos outils avec « une plus grande intention ». « Tout au long du livre, elle demande pour cette « intention » que nous soyons plus « volontaires » et « conscients », que l’on trouve « équilibre » et « modération » dans notre rapport à nos outils. Si cela peut sembler équilibré, cela demande que nous fassions « de notre relation avec notre connexion numérique hyper-présente dans nos vies, une préoccupation constante, sinon une obsession ». « Cela suppose de faire de nos connexions et de nos déconnexions une pratique rituelle qui doit être monitorée et confessée. Or l’attention constante et la conscience de soi qu’elle décrit comme une façon « saine » et « normale » d’utiliser nos téléphones est aussi une forme de contrôle social intériorisé ». Cette prescription suppose que notre conscience de soi serait une entité interne stable. Or, ce n’est pas vraiment le cas, rappelle Jurgenson. Notre rapport à soi est une construction, comme l’ont souligné ceux qui ont étudié l’identité. La « performance de soi », c’est-à-dire la manière dont on se construit devant les autres, n’est pas née avec le numérique. Notre construction de notre identité, de notre rapport aux autres n’est pas statique et nécessite au contraire une confrontation permanente, fluide et mouvante, entre ce que l’on projette de soi et comment cette projection est perçue par les autres. Nous ne sommes pas en droit d’attendre de l’attention des autres juste parce qu’ils sont géographiquement proches de nous.

La question de l’autonomie, plus que celle de l’attention

Pour le sociologue, plus que de prôner une autorégulation par « l’attention » ou « l’équilibre », nous devrions évaluer notre relation avec la connexion en terme d’autonomie. N’est-ce pas plutôt l’aliénation du travail par exemple qui rend impossible toute déconnexion ? Le privilège de la déconnexion qu’évoque Turkle, n’est-il pas le privilège de ceux qui disposent encore de formes d’autonomie et à l’extrême inverse, de ceux qui sont exclus économiquement et socialement de l’autonomie. Quand la connexion n’est pas un moyen de contrôle, elle peut transcender le rapport à la productivité. Le faux sentiment qui nous fait croire que notre santé et notre humanité sont en jeu dans notre rapport aux écrans suggère que nous sommes déjà conscients de la façon dont nous sommes connectés.

Dans une autre tribune publiée en novembre, le sociologue expliquait encore que le mouvement déconnexionniste ne vise pas tant à se retrouver soi-même qu’à étouffer le désir d’autonomie que la technologie peut inspirer.

Il y passait déjà en revue les innombrables discours sur la panique morale provoquée par “l’addiction” aux technologies, pour se demander d’où venaient ces juges autoproclamés qui viennent faire la morale à notre connexion immodérée ? Chez eux, la connexion est décrite comme quelque chose visant à nous avilir, quelque chose de contre nature. Elle est dépeinte comme un désir dangereux, un plaisir malsain, une toxine addictive… qui met en danger notre intégrité humaine elle-même. Elle décrit une tension entre le soi comme produit d’une construction individuelle et le soi comme produit d’une construction sociale. Or, nous avons du mal à admettre que nous sommes le résultat d’interactions sociales. Le discours de la déconnexion pourtant propose surtout de revenir à des interactions sociales réelles (IRL) plus que de s’en défaire.

La déconnexion est une critique morale

“L’inauthenticité” semble le nouveau problème technologique que la déconnexion propose de résoudre, réduisant par la même la complexité de l’authenticité à son degré de connexion numérique. Mais ne sommes-nous pas là face à un réductionnisme, à un solutionnisme un peu facile qui rappelle la responsabilisation néolibérale décrite par la chercheuse Laura Portwood-Stacer visant à transformer les problèmes sociaux en problèmes personnels auxquels le marché saura toujours apporter des solutions ?

Certes, les médias sociaux changent les “performances identitaires”, rendant les processus plus explicites : nous sommes désormais conscients d’être un objet aux yeux des autres ; mais cela ne devrait pas pour autant nous aveugler sur le fait que le théâtre identitaire ne date pas de Facebook et ne se termine pas quand on éteint son téléphone… Le journaliste Paul Miller qui avait fait l’expérience d’une déconnexion durant un an avait d’ailleurs reconnu que l’abstinence numérique ne rendait pas plus réel. Reste que “plus nous soutenons que la connexion numérique menace le soi, plus le concept de soi s’impose”.

Mais d’où vient et que veut dire cette obsession de “l’authenticité” ? D’où vient ce désir de délimiter le “normal”, le “sain” ? Les propos prônant l’austérité numérique passent par la pathologisation des comportements. La connexion est en passe de devenir une maladie, un problème de santé publique. Sur son blog, le chercheur en histoire visuelle, André Gunthert, était revenu sur l’histoire de la psychiatrisation des faits sociaux, soulignant le succès de l’explication simpliste et de la condamnation morale du narcissisme de notre rapport aux écrans. A l’image de la dénonciation morale des selfies, le narcissisme de notre rapport au réseau cristallise tous les méfaits de la société contemporaine. En l’absence de toute description positive des pratiques connectées, nous sommes coincés devant l’écran qui semble faire écran à nos échanges les plus élémentaires, explique encore André Gunthert dans un autre billet. “Le smartphone est devenu l’emblème de l’absorbement, de la solitude et du refus de communiquer – sacré paradoxe pour un objet connecté.” Le portable est entré dans nos vies et reconfigure les codes sociaux, comme à leur époque la voiture ou la télévision. Pour le spécialiste de l’analyse des images, l’image des personnes absorbées par leur smartphone, déconnectées de la réalité est un symbole, une caricature, que la posture déconnexionniste dénonce en bloc. Elles façonnent une « image sociale », une représentation abstraite des rapports sociaux, que l’anthropologue Stefana Broadbent avait aussi très bien décryptée.

Ostracisée comme l’a été la folie, la délinquance ou la sexualité – comme l’a montré Foucault – la connexion et son remède, la déconnexion, sont en passe de devenir le nouveau concept pour organiser le contrôle et la régulation des nouveaux désirs et plaisirs sociaux. Or, le smartphone est une machine, une machine de stimulation qui produit désirs et plaisirs qui viennent toujours perturber le statu quo. La vertu d’austérité que porte la déconnexion nous ramène à ce qui est dit « humain », « réel », « sain », « normal ». Les déconnexionnistes établissent une nouvelle gamme de tabous comme un moyen d’établir de nouvelles distinctions sociales. “Le vrai narcissisme des médias sociaux ne porte pas sur l’amour de soi, mais plutôt sur notre préoccupation collective à la réglementation de ces rituels de connectivité”. La déconnexion est comme un officier de police qu’on télécharge dans nos têtes pour nous rendre toujours conscients de notre relation personnelle à nos désirs.

Pour Jurgenson, les appareils numériques ne doivent pas nous dispenser de poser des questions morales quant à leur utilisation. Mais les discours des déconnexionnistes demeurent de mauvaise foi en s’intéressant plus aux différences insignifiantes de quand et comment on regarde l’écran plutôt qu’aux dilemmes moraux de savoir ce qu’on fait avec les écrans… et aux dilemmes politiques de savoir ce que les entreprises qui opèrent les services que nous utilisons nous laissent faire avec les écrans.

Hubert Guillaud

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0 commentaires

  1. Mille mercis, Hubert, de donner de la visibilité aux saines critiques de Nathan avec lesquelles nous sommes plusieurs en France à être en phase depuis longtemps, à l’opposé du dogme déconnexionniste.

  2. Je suis surpris de trouver encore sur ce site, pourtant spécialisé, l’acronyme IRL (In Real Life), qui est aussi daté et pertinent que le fameux NTIC. Ceux qui ont les mains dedans (infomaticiens etc.) utilisent l’expression AFK (away from key board), plus appropriée. Car les écrans sont DANS notre vie, IRL ne veut donc plus rien dire depuis un moment déjà.

  3. Très intéressant article qui permet d’approfondir la discussion sur la connexion et la déconnexion.
    Mais j’aurais plusieurs bémols à apporter
    Il faut aller au-delà d’un jugement sur la connexion maléfique/innofensive. C’est évidemment les 2 à la fois. La relativisation ou le déni ou la dénégation des aspects toxiques de la technologie rejoignent la démarche opposée de diabolisation. Fondamentalement je crois que nous sommes et peut être pour longtemps en phase de désajustement (Stiegler référence à Bertrand Gille) entre la société préconnectée d’il y a vingt ans et les technologies de connection qui vont actuellement plus vite que notre capacité à les penser. Et donc on en est réduits au ping pong entre pro et anti.
    Certainement la connexion mobile apporte quelque chose à ceux/celles qui la pratiquent j’ai seulement du mal à le comprendre depuis ma position (je suis pro et anti connexion en même temps!!!).
    Mais nous n’en sommes plus là, il y a déjà eu pas mal de dégâts. Si vous avez un fils ou une fille qui passe sa journée à se connecter et qui ne reste plus à table ou avec sa famille, ou qui mange en cinq minutes et ne vous parle plus, vous risquez de nourrir quelque rancune pour ces maudits appareils…
    A propos de « moralité » implicitement à exclure dans l’article, je ne suis peut-être pas moraliste mais par contre je ne suis pas non plus un sans-cœur ou un amoral ! Je pense que dans le monde actuel chacun cherche un sens à la vie en société, avec ou sans instruments ; pour moi le lien social que tout le monde cherche au fond du tunnel c’est une croyance en des valeurs communes, comme par exemple le progrès dans la société pré-connectée.

  4. enfin les choses sont dites. il faut vivre avec son époque et non pas faire du protectionnisme ou du conservatisme. oui le monde évolue et les moyens de communiquer aussi. nous devons accepter la mutation comme évolutive et non comme la perte de notre humanité( non pas humanisme).
    L’homme de l’an 3000 pensera et communiquera en pensée, aujourd’hui on s’exerce à penser plus vite et à se détacher de cet intégrisme sociétal, Il sera conforme d’être rapide, et néo-communiquant, le conformisme de l’an 3000 est né. Merci pour l’article

  5. Intéressant, mais fort naïf.
    Relisez Milgram, et ce que ses expériences disent de la relation physique (et le sens du toucher) sur l’empathie humaine. Aurait-il lui aussi commis des « erreurs méthodologiques »?
    La première erreur méthodologique des « sciences » humaines, c’est de croire que l’on peut connaître l’homme en tant qu’homme, qui est un sujet, en le considérant comme un objet.
    Un sujet ne s’approche pas comme une chose, et pour un sujet, le sens d’une existence est très exactement nourri de ce qui échappe par méthode aux sciences: les événements non reproductibles et non quantifiables…
    Ce n’est pas la connexion qui rend moins humain, c’est ce qu’elle empêche, à savoir la présence. Car le temps nous est compté, et celui que nous passons accrochés à l’écran nous refuse le temps de la présence.
    Et tant que nous y sommes, je vous invite à (re)lire Michel Terestchenko (« Un si fragile vernis d’humanité »), afin de comprendre l’enjeu fondamental de la présence à soi (qui passe par la présence à l’autre), puisqu’il s’agit de la pincipale différence séparant le bourreau des hommes libres.
    Bien à vous.

  6. quel dommage que ce site ne permette pas de répondre à une réponse, et permettre ainsi le dialogue.
    je répondrai toutefois à PVY par ce biais, et de mon bureau car le temps m’est compté.
    je pense que c’est réellement un pas avant (dans le domaine de l’humanité de l’humain si on peut dire) que d’utiliser les outils de communication de notre époque.
    Enfant nous n’avions pas le téléphone et nous communiquions donc moins. j’avais la flemme d’écrire car je trouvais trop barbant d’attendre la réponse qui aurait mis des lustres.
    aujourd’hui je m’éclate et j’apprends 10 fois plus qu’à cette époque, je rencontre plus de gens, j’échange sur des sujets que je n’imaginais pas, je vois enfin,j ‘entends enfin, je parle enfin.
    je terminerai sur cette petite touche de « positif », relativisme, ou réalisme au choix :
    le monde est vif (de vivifiant), nous sommes comme lui, vivants, ne nous renions pas.

  7. Bonjour allegra2,
    Merci d’avoir pris le temps de me répondre.
    Apprendre à ne pas avoir peur de s’ennuyer est à mon sens le plus sûr moyen de ne pas avoir peur de son propre vide. Les méthodes de « communication » nous permettent de remplir notre vie, mais de quoi ? Les moyens de communication ne sont pas neutres. Ils conditionnent nécessairement le fond. Et celui qui ne sait lire que des articles de 2 pages sera incapable d’écouter une pensée dans ses véritables développements, auxquels un ouvrage complet permet parfois d’accéder.
    Attendre 15 jours la réponse à sa lettre est une autre forme de communication, sans doute plus profonde que celle de l’immédiateté, mais certainement pas à mon sens une communication moindre. Tout dépend de la dimension de Qui vous êtes que vous décidez de privilégier. Pour ma part, il me semble que l’immédiateté est le temps de l’ego, et que celui-ci ne nous avantage guère.
    A-t-on vraiment besoin de techniques de communication dernier cri pour entendre et pour voir ? Permettez-moi mes doutes.
    Nous sommes vivants, vous pensez vraiment cela ? Je nous trouve souvent pâles, pour des vivants. Nous pourrions certes être plus vivants, mais le voulons-nous seulement ? Voulons-nous affronter le TRAVAIL sur soi-même que cela nécessite ? Pouvons-nous sérieusement croire qu’une technique résoudra pour nous la question du sens ? Voilà qui me semble bien loin des cocoricos transhumanistes beaucoup trop complaisants pour être honnêtes.
    L’Internet m’a permis d’entrer en contact avec des gens précieux, qu’il m’aurait été difficile d’aborder autrement. Mais c’est une recherche personnelle étrangère à Internet qui me donne l’envie d’aller à eux. L’Internet a parfois la réponse, mais seulement pour celui qui porte une question.

  8. J’aimerais revenir sur deux points de cet article qui m’inquiètent profondément, puisqu’il semble que je n’ai pas été compris là où je désirais l’être.

    Concernant le passage relatif à la proximité, l’argument défendu par Sherry Tuckle semble mal compris et caricaturé pour pouvoir être attaqué plus facilement. Il est évident que la proximité géographique n’est pas la SEULE forme de proximité, mais elle en est indéniablement le référentiel. La proximité est un référentiel en ce sens que vous ne pouvez pas connaître l’intime de quelqu’un si vous n’êtes entré en contact avec lui autrement que par courriel ou par SMS… Pourquoi une notion de référence est-elle ici remplacée par une interprétation absolue ? Ce procédé n’est-il pourtant pas critiqué par ailleurs dans le même article lorsqu’il est attribué à Turckle ? D’où vient ce besoin de dévaloriser par le ridicule une réflexion qui embarrasse nos propres a priori technophiles (car l’approche de l’article reste, malgré ses dénégations de forme, essentiellement technophile) ?

    « Etre proche géographiquement de quelqu’un (partager une même pièce) ne signifie pas pour autant qu’on prenne activement soin de lui » : qui prétend le contraire ? Jurgenson pense-t-il vraiment que quelqu’un puisse être assez sot pour imaginer que le bourreau, parce qu’il se trouve dans le même pièce que sa victime, lui est « proche » et « empathique » (même si Milgram a montré que cette proximité pouvait lui donner l’occasion de s’apercevoir qu’il avait affaire à un être humain bien concret) ?
    Ce n’est pas le statu quo qui est proposé par Sherry Turkle (la preuve: « la psychologue ne nous invite pas à nous débarrasser de nos téléphones et de nos médias sociaux »), c’est peut-être un progrès (donc un changement) n’allant pas dans la direction que prend le numérique… ce qui n’est pas du tout la même chose. Dans ce cas, on peut sans doute reprocher à Turkle de ne pas aller jusqu’au bout de sa réflexion. Turkle ne prône donc pas le statu quo, la pure déconnexion, mais une réflexion constante sur nos conditions de vie. Ce qui s’applique à nos connexions peut ainsi s’appliquer à toute « consommation ».
    Le culte du virtuel cache souvent – et plus qu’on ne veut bien le penser – le rejet de notre nature physique, limitée et mortelle. Les transhumanistes en sont un exemple frappant.

    Le second point m’inquiète plus encore par son parti pris.
    Il concerne le passage suivant:
    “Or l’attention constante et la conscience de soi qu’elle décrit […] suppose que notre conscience de soi serait une entité interne stable. Or, ce n’est pas vraiment le cas, rappelle Jurgenson. Notre rapport à soi est une construction, comme l’ont souligné ceux qui ont étudié l’identité. »

    J’ai étudié la question de l’identité, et il est un peu léger de prétendre qu’elle est une pure construction. Faute de cela, le « Je » perd tout sens, rien de moins. Nathan Jurgenson accepterait-il cette conséquence, cette réduction de sa personne au point d’ôter tout sens fondamental à ses prises de paroles ? Permettez-moi d’en douter. Le fait que la personne se construise « sous le regard » de l’autre n’implique en rien qu’elle soit une « construction » des projections de l’autre (qui serait lui-même une simple projection de tiers, dans une perpective en abîme diluante). Et si quelqu’un comme Miguel Benasayag parle de l’individu comme d’un mythe (« Le Mythe de l’individu »), il considère uniquement par ce terme la construction égotique enflée par le capitalisme (qui finance grandement, soit dit en passant, le numérique). Vraiment, lisez Michel Terestchenko, c’est rafraîchissant et son approche a le mérite d’être passé au crible de la réalité de la guerre et des contraintes extrêmes qu’elle nous impose.

    La personne, faut-il le rappeler, ne se limite pas à l’ego et à ses petits caprices du moment. Il est vrai que l’industrie s’échine actuellement à nous faire croire le contraire, mais le Soi, que je sache, n’est pas né de l’imaginaire de Turkle. Jurgenson va devoir faire la critique de Jung et de bien d’autres avant de se révéler pleinement convainquant dans sa critique de Sherry Turkle.
    Le vrai débat de fond pourra alors commencer. Je serai le premier à m’en réjouir.
    Bien à vous.

  9. mais alors la relativité restreinte elle répond quoi ?
    La relativité restreinte est une théorie, prouvée expérimentalement, qui démontre que la notion de temps,
    ===>>>> tout comme la notion de distance,
    est relative à l’observateur qui le mesure.

    « Etre proche géographiquement de quelqu’un (partager une même pièce) ne signifie pas pour autant qu’on prenne activement soin de lui”

    n’ai je pas pris soin de l’autre sans que l’autre s’en soit aperçu?