Nous vivons dans un monde plus interconnecté que jamais et toujours plus complexe, rappelle Sophie Lamparter (@sophielamparter), responsable de l’équipe interdisciplinaire et directrice associée de Swissnex San Francisco, une agence publique privée qui tisse des partenariats entre entreprises suisses et américaines dans le domaine de la science, de la technologie, de l’art et de l’innovation, en introduisant la 3e session de la 11e édition de la conférence Lift à Genève.
Pour relever cette complexité, il nous faut devenir plus intelligents de manière exponentielle et collectivement, à la manière des essaims d’oiseaux qui parcourent les cieux. Encore nous faut-il des perspectives, des savoir-faire, des expériences et adopter des approches multidisciplinaires. Pour cela, il nous faut des gens qui nous apprennent à dépasser le cadre de leur propre discipline pour nous aider à voir la grande image, le grand dessin. Joi Ito, le patron du Media Lab du MIT est de ceux-ci. Cet entrepreneur sans diplôme, qui cherche à fédérer des gens aux frontières du design et des sciences se définit comme anti-disciplinaire. Le terme antidisciplinaire semble d’ailleurs avoir été forgé au MIT, comme il l’expliquait sur son blog. Si le travail interdisciplinaire consiste à faire travailler ensemble des gens provenant de différentes disciplines, un projet antidisciplinaire n’est pas une somme d’un ensemble de disciplines. Pour lui, antidisciplinaire est ce qui n’entre pas dans un champ traditionnel, dans des méthodes définies. C’est l’espace qui est entre les disciplines. Pour lui, cela signifie trouver des problèmes communs à différentes disciplines, c’est-à-dire faire une science unique plutôt que des disciplines fragmentées.
Pour Sophie Lamparter, les gens qui l’ont le plus inspiré sont souvent des gens difficiles à caser, des gens dont les compétences étaient sur plusieurs domaines, sur plusieurs niveaux. Des gens différents. Et c’est eux qu’elle nous invite à découvrir…
Garder l’esprit ouvert
Pour le spécialiste en physique théorique Subodh Patil, la physique est une science à la frontière des autres, qui s’intéresse à l’origine de notre existence et qui pour cela doit garder l’esprit ouvert. Pour faire des découvertes en physique il faut changer de perspective, modifier ses façons de faire, comme le montre l’histoire de la découverte des ondes gravitationnelles. Or, il n’existe pas de manuels pour réaliser des découvertes. Nous sommes sur les épaules des géants, disait Einstein. Nous sommes les bénéficiaires d’une métalogique que nous avons apprise. Dans l’heuristique, l’art d’inventer, l’essentiel est de se demander ce qui est essentiel et superflu à un problème. Comment le régler plus simplement ? Comment le regarder sous un autre angle ? Comment l’ignorer ?… Ce sont les questions qui favorisent la découverte. Un bon physicien est paresseux et cherche à s’attaquer à des problèmes simples. L’univers lui-même est paresseux de façon intrinsèque. Il vise l’économie et la simplicité. Les mécanismes de son existence sont simples et universels. Les structures s’y reproduisent à des échelles différentes. Les mouvements collectifs forment des ondes et les excitations locales transportent de l’énergie.
Image : Subodh Patil sur la scène de Lift, photographié par Ivo Naepflin.
Bien sûr tout ne s’explique si simplement. Mais la phénoménologie, l’étude des phénomènes, demeure stimulante et complexe. Et tout l’enjeu est de parvenir à déformer les lois de la physique pour expliquer ce qu’on n’arrive pas à comprendre, comme le montre la physique et la mécanique quantique et le principe d’incertitude d’Heisenberg. Notre relation à l’espace-temps est complexe et mesurer où se trouve quelque chose, son déplacement l’est tout autant.
Il n’y a pas de règle pour faire des découvertes, explique le jeune physicien. Être sur les épaules des géants ne suffit pas. Comme le disait Niels Bohr, « votre théorie est folle, mais elle n’est pas assez folle pour être juste ». On est sur des épaules de géant, mais ça ne suffit pas. Il faut regarder ce qui marche ailleurs. Se rappeler qu’il n’y a pas de règles pour la découverte. Travailler avec différents esprits. Comprendre l’art, le métier. Être attentif au contexte. Se méfier des critiques. Être espiègle.
Le Fablab antidisciplinaire
Espiègle, Sarah Brin semble l’être bien plus que le très sérieux Subodh Patil. Sarah Brin (@dinosaurrparty, blog), est écrivain et conceptrice de jeu. Elle est surtout chargée de la gestion des programmes publics à Pier 9, l’atelier de fabrication numérique géant d’Autodesk à San Francisco, la société de logiciels pour la conception. Un lieu chargé d’accueillir des artistes en résidence pour réfléchir et expérimenter l’avenir de la conception.
Par sa formation, Sarah Brin est historienne de l’art et conservateur. Rien ne semblait la prédisposer à exercer une profession créative. Être antidisciplinaire est une lutte. Cela consiste à travailler sur des projets sans savoir ce qu’ils vont produire. Cela consiste à travailler dans plein de domaines différents, sans être vraiment spécialiste d’aucuns. Pour Sarah Brin, qui commence par nous raconter sa vie, tout l’enjeu a consisté à refuser d’entrer dans un système. À préférer les programmes interdisciplinaires au lycée et dans ses études, pour apprendre à réfléchir de façon « latérale ». C’est ce qui l’a amené à s’intéresser aux jeux vidéo artistiques.
Image : Sarah Brin, photographiée par Ivo Naepflin.
En 2009, le critique de film, Roger Ebert avait annoncé avec provocation que les jeux vidéo ne seraient jamais de l’art, et ce alors même que des étudiants commençaient à faire des choses magnifiques avec, à l’image de Flower de ThatGameCompany. Et la jeune conservatrice s’est intéressée à ses jeux qui défiaient la conception populaire de ce média, malgré le scepticisme de ses professeurs. Elle a organisé plusieurs expositions.
Ce travail entre l’art et la technologie l’a conduit à être embauché par Autodesk, une entreprise de logiciel spécialisée dans la fabrication numérique sous toutes ses formes. L’atelier qu’ils ont inauguré à San Francisco sert à faire se rencontrer artistes, artisans et entreprises pour interroger l’avenir de la fabrication. L’enjeu est de « raffiner la relation entre les logiciels que fabrique Autodesk et les outils qui amènent ces conceptions numériques à la vie ». Dans cet atelier, on trouve une menuiserie, une cuisine, un atelier textile, un atelier d’électronique… À voir les photos que Sarah Brin égraine dans sa présentation, le lieu semble ressembler à un Fablab géant ou un Fablab qui aurait d’énormes moyens. Depuis son ouverture, le lieu a accueilli quelque 200 personnes – architectes, chefs, artistes, artisans, designers… – pour tester et comprendre les limites des logiciels et du matériel proposé par Autodesk. Sarah Brin nous présente ainsi quelques-unes des réalisations, comme le travail de Robb Godshaw sur l’optique pour créer des lentilles permettant de réaliser des effets de filtres que l’on trouve sur Photoshop. Ou encore celui de Coby Unger qui a travaillé à développer un bras de superhéros (vidéo), c’est-à-dire une prothèse évolutive pour un enfant à base de Lego, ou permettant d’attacher un archet de violon ou une manette de Wii… Elle évoque aussi le projet de Morehshin Allahyari, utilisant l’impression 3D pour recréer des objets détruits par Daech et dans lesquels on trouve les instructions pour les dupliquer.
Pour Sarah Brin, ces artistes sont quelques-unes des personnes antidisciplinaires qu’accueille Pier 9 (voir la chaîne vidéo de l’atelier) qui utilisent des technologies qu’elles ne connaissent pas nécessairement pour développer des solutions engageantes, des solutions qui posent des questions et qui invitent le public à demander des réponses. Ces processus ne sont pas toujours confortables ou simples, mais nous invitent à trouver notre propre niveau d’inconfort, ce moment qui nous dérange et nous pousse à puiser dans de nouvelles ressources.
Vidéo : vidéo promotionnelle du programme « artistes en résidence » de Pier 9.
L’antidiscipline c’est tracer sa propre voie
Le designer James Patten (@pattenstudio), membre du Tangible Media Group du MIT, est devenu antidisciplinaire par accident.
Comme Sarah Brin, son parcours scolaire n’a pas été simple, nous raconte-t-il sur la scène de Lift. À l’école d’ingénieur où il était inscrit, sans passion, il a découvert le design d’interaction, en travaillant à un projet sur la réalité virtuelle réunissant des gens de plusieurs disciplines : neurologues, psychologues, ingénieurs… Les espaces pluridisciplinaires s’avèrent très polarisants. Pour certains, c’est une perte de temps, pour d’autres, c’est une expérience extraordinaire. Cela à donné à James Patten le goût de travailler sur l’interaction entre l’homme et l’ordinateur, mais ni le département informatique ni le département des arts de l’université de Virginie ne pensaient que cette spécialité relevait de leurs disciplines. « Quand on travaille dans un espace disciplinaire qui ne correspond pas à ceux existants, cela nécessite de tracer sa propre voie, et le plus difficile demeure souvent de décider soi-même de ce qui est important pour son travail. »
Image : James Patten photographié par Ivo Naepflin.
En s’intéressant à de nouvelles relations à la technologie, aux nouvelles formes d’interaction, James Patten a voulu travaillé avec le célèbre professeur Hiroshi Ichi du Medialab du MIT, qui travaillait à l’époque aux interactions haptiques, comme le projet InTouch visant à communiquer le toucher à distance. Le Media Lab est un lieu où se croisent des personnes très différentes les unes des autres qui travaillent sur les sujets de leurs choix. L’enjeu du Medialab reposait sur l’idée que 90 % des projets qui en sortiraient seraient des échecs, mais que 10 % seraient des projets perturbateurs, surprenants, différents ou révolutionnaires. Ce genre d’espace, qui se situe en dehors des disciplines, nécessite des méthodes d’enseignement adaptées et différentes. C’est pourquoi au Medialab, ce sont les étudiants qui donnent des enseignements les uns aux autres, partageant ainsi compétences et connaissances. Le groupe des médias tangibles s’intéresse aux interactions via le toucher avec des objets qui soient à la fois physiques et numériques. Et tous les projets nécessitent l’apport de disciplines différentes pour être réalisés.
James Patten évoque ainsi plusieurs anciens projets du Tangible Media Group, comme les Curlybot, des robots capables de répéter le mouvement qu’on leur apprend en le leur faisant faire… Ou encore, bioLogic (vidéo), un projet plus récent de « tissus vivants », inspirés du fonctionnement des bactéries, où les matériaux entre la mode, l’ingénierie et la biologie, deviennent eux-mêmes interactifs.
Patten Studio, le studio que James Patten a créé à Brooklyn a été pensé comme le Medialab. C’est « espace bordélique pour favoriser la créativité ». Outre le studio de James Patten, qui semble ressembler à un fablabs, l’immeuble accueille une coopérative d’artistes et de designers, un laboratoire de biologie synthétique ouvert au public, un espace de coworking… et nombre de jeunes entrepreneurs, d’architectes, de concepteurs, rassemblés là par le designer écolo Al Attara. Un espace improbable, pareil à un mini Medialab, qui rassemble d’ailleurs plusieurs anciens étudiants du Medialab. Un souk sur plusieurs étages où chacun peut trouver une foule d’objets récupérés prêts à être réinventés et un écosystème de personnalités stimulantes.
Image : les bureaux de Patten Studio, image extraite de la présentation de James Patten.
C’est depuis la richesse de cet espace que le Patten Studio à réuni les personnalités nécessaires à la réalisation de ses projets, comme Patterned by nature (vidéo), une sculpture d’affichage incurvée de 30 mètres de long, composée de petites tuiles de cristaux liquides, qui montre des phénomènes scientifiques, installée au Muséum des sciences naturelles de Caroline du Nord. Ou encore Thumbles (vidéo), des petits robots qui se réorganisent en fonction de ce que l’utilisateur souhaite faire, permettant de rendre une surface tactile bien plus interactive.
Le travail antidisciplinaire est un travail pour lequel, par essence, vous ne pouvez recevoir aucun retour de gens de votre discipline, puisqu’elle n’existe pas, mais c’est un travail dont l’impact est par nature différent. A l’heure où les surfaces sont appelées à devenir intelligentes, où notre environnement va devenir omniprésent, l’antidiscipline est appelée à devenir notre environnement, notre expérience commune, pareille à l’eau du bocal des poissons rouges, comme le soulignait David Foster Wallace cité par Brian Solis.
Hubert Guillaud
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Tout à fait intéressant, cet article. Le problème, en France surtout – un des pays les plus « scolaires » du monde faut-il le rappeler – c’est que ce genre de personne trouve rarement chaussure à son pied au niveau de l’emploi : il n’est pas assez étiquetté, défini, et donc utilisable, malléable, pour la tâche qu’on lui assigne. Difficile voire impossible à caser. Sa trajectoire professionnelle est une suite d’inaboutissements, d’échecs. La plupart du temps en « recherche d’activité » (pour ne pas dire au chômage), il ère dans les interstices de l’emploi avec ses méta-idées et sa grande intelligence inadaptée. C’est terrible de se dire qu’on aurait besoin de personnes comme elles, mais que le marché du travail est aujourd’hui encore peu disposé à les accueillir. Il serait temps que ça change, et votre article va dans ce sens.
Cette approche nécessite d’être en décalage avec la pensée commune donc la plupart du temps n’être pas compris. Elle nécessite d’être toujours en mouvement à l’écoute des contradicteurs pour ajuster et faire évoluer le corpus des idées.
L »approche conceptuelle est souvent considérée comme usine à gaz trop détaillée ou trop futuriste.
Quand elle finit par déboucher, le résultat est souvent décevant car les « pragmatiques » qui s’en emparent prennent une photo de vos idées, abandonnent la moitié des idées en chemin… Quand Ils pensent avoir tout compris, ils arrêtent de réfléchir sur le fond.
Un peu comme si vous conceviez un homme, mais que les esprits pragmatiques qui vous entourent trouvent plus simple et pertinent de fabriquer un robot qui imite l’homme… c’est plus mode! c’est plus sexy! plus dans l’ère du temps! plus simple! plus innovant!