L’Histoire est un des champs les plus prometteurs des nouvelles « humanités numériques », et elles sont déjà nombreuses les tentatives qui visent à intégrer les data collectées sur notre passé dans diverses bases de données. On a déjà parlé dans InternetActu de projets comme Pantheon, qui utilise la Wikipédia pour analyser la production culturelle globale, ou encore de l’analyse des mythes par les réseaux sociaux…
Le New Scientist nous présente un projet dans la même eau, mais bien plus ambitieux, nommé Seshat (d’après la déesse égyptienne du même nom, compagne ou fille de Thoth, selon les versions, et patronne des archivistes et architectes). Sehsat est une gigantesque base de données de faits historiques, concernant toutes les civilisations, et reliés entre eux par le système des « linked data » du web sémantique.
Parmi les cofondateurs de Seshat, on retrouve Peter Turchin, le créateur de la cliodynamique (voir notre dossier sur le sujet), et Harvey Whitehouse, lui plutôt spécialiste des l’histoire des rituels religieux.
L’espoir d’une histoire plus « objective »
Selon le New Scientist, Seshat est une réponse possible à l’accumulation des data qui a transformé la profession des historiens, et pas forcément dans le sens de la facilité. Selon le magazine, cette brusque augmentation des informations a amené la plupart des spécialistes du domaine à travailler isolément : qui sur la démographie, qui sur les institutions, qui sur la religion, etc. Tant et si bien qu’il devient très difficile de percevoir les schémas globaux. De plus si certains patterns historiques sont assez évidents, d’autres sont bien plus masqués et ne peuvent se révéler que lorsqu’on associe plusieurs sources.
L’un des premiers buts de Seshat sera de vérifier des hypothèses, et éliminer les moins vraisemblables. Son objectif, pour employer l’expression de Turchin, sera de procéder à un « massacre des théories », autrement dit à une large série de réfutations d’hypothèses sur les différents aspects des civilisations. Le New Scientist nous donne quelques exemples des débats que Seshat pourrait aider à trancher. Par exemple l’hypothèse popularisée par Jared Diamond selon laquelle la civilisation Maya se serait effondrée à cause d’un changement climatique. A cela d’autres répondent que les Mayas étaient de grands innovateurs dans le domaine agricole, et qu’ils auraient pu survivre à ce genre de difficulté. Qui a tort ou raison ? C’est le genre de chose que Seshat pourrait aider à tester. Autre exemple, l’agriculture est-elle le principal, voire le seul, moteur de la création des empires de l’antiquité ? Turchin, par exemple, pense que la technologie militaire aurait largement contribué à la complexification des sociétés. Là encore il va falloir vérifier, et, comme le reconnaît Turchin, « si mes théories sont réfutées, qu’il en soit ainsi ».
Naturellement, un tel projet n’est pas sans susciter quelques critiques, nous rappelle le New Scientist. Par exemple Jennifer Edmond, du Trinity College de Dublin, qui dirige un projet analogue d’archivage numérique, CENDARI, reconnaît que « chaque fois que vous utilisez une base comme Seshat ou CENDARI, on trouve l’empreinte de ceux qui l’ont assemblée… Nous ne pouvons pas éviter cela. La question est, comment pouvons-nous rendre cela aussi minimal ou transparent que possible ?« . Pour Kalev Leetaru, informaticien travaillant à l’université Georgetown de Washington et créateur de projet GDELT, qui a pour objectif d’analyser tous les médias, c’est quand la machine n’aura plus besoin de collaborateurs humains qu’on pourra espérer atteindre un véritable niveau d’objectivité.
Comment fonctionne Seshat ?
Les concepteurs de Seshat ont divisé le monde en dix grandes régions. Ensuite, pour chacune d’entre elles, ils ont pris trois échantillons, chacun correspondant à un niveau de complexité de la société. Par exemple, pour l’Europe, l’Islande figure comme une société de « basse complexité ». Le bassin parisien se trouve au milieu, et la région de Rome est l’exemple d’une société complexe (n’oubliez pas qu’il ne s’agit pas d’actualité, mais d’une analyse historique couvrant plusieurs millénaires, en gros depuis la préhistoire jusqu’au début du XXe siécle). Bien entendu, c’est assez limité, mais les chercheurs espèrent, tôt ou tard, couvrir le monde entier.
L’équipe a ensuite entré une série de « faits » couvrant les différents aspects des civilisations étudiées. 150 000 de ces faits ont actuellement été entrés. A chaque fait correspond une notation binaire : « présent » ou « absent ». Chacun de ces faits s’accompagne d’un commentaire un peu plus précis. Lorsqu’on va sur le site de Seshat, on reste un peu sur sa faim : j’aurais bien aimé m’amuser un peu avec ! Mais on a quelques exemples de codage concernant par exemple l’Empire Romain (.pdf). Ainsi, si l’on veut observer le rituel collectif du « Triomphe », la cérémonie couronnant une victoire militaire on apprend que parmi les éléments « dysphoriques » c’est-à-dire effrayants ou douloureux, la privation de sommeil, la douleur physique, ou les mutilations sont des phénomènes indiqués comme « absents », tandis que l’humiliation ou le risque de mort sont tagués « présents » (pour les prisonniers de guerre, mais un commentaire nous indique qu’il n’est pas sûr que la présence de ces prisonniers ait été très fréquente). En revanche, les éléments « euphoriques » sont souvent signalés comme « présents » comme par exemple le festin ou les chants, mais pas de sexe ou de prises de drogues, comme cela peut se dérouler lors de rituels d’autres civilisations.
A l’opposé, un rituel essentiellement « dysphorique » comme celui – non officiel – du culte de Cybèle, on a « mutilation » catégorisée comme « présente » (les adeptes pratiquaient la castration), ce qui implique aussi le « risque de mort » (ce genre d’opération peut se passer très mal). La danse est « supposée présente », tandis que le chant est « supposé absent ».
Cette analyse du rituel semble bien porter la patte d’un des cofondateurs de Seshat, Harvey Whitehouse. Selon sa théorie, la religion fonctionnerait essentiellement sur la mémoire. Il existerait donc deux sortes de rituels, ceux qui fonctionnent sur le traumatisme et ceux qui se basent sur la répétition. La plupart des religions contemporaines fonctionnent sur la répétition, tandis que dans d’autres civilisations on cherche plutôt à marquer la mémoire en créant un traumatisme. D’où l’importance pour lui de cette notion de « dysphorie » typique du culte de Cybèle. Whitehouse est très investi dans l’analyse des phénomènes contemporains, comme le terrorisme (il raconte son expérience en Libye dans un article pour Aeon), mais pas seulement. Par exemple, l’un des derniers posts du blog de Seshat mentionne ses théories sur les supporters des clubs de football. La cohésion des clubs se supporters repose selon lui largement sur une mémoire partagée, et ce ne sont pas seulement les événements heureux, mais également les souvenirs des périodes douloureuses ou tristes qui contribuent à cette fusion d’individus dans une même communion. C’est pourquoi les défaites répétées d’un club ne provoquent pas la fuite les supporters vers une autre équipe. Au contraire, elles tendent à resserrer les liens entre les fans.
Il est intéressant de noter que cette séparation entre dysphorique et euphorique n’est pas propre à la fiche sur l’Empire Romain. Elle figure dans le code book, c’est-à-dire l’ensemble des catégories sémantiques propre à l’analyse d’une société donnée. Ce qui tend à donner chair au point de vue de Jennifer Edmond. Cela ne signifie pas pour autant que les analyses effectuées par Seshat seront orientées par les auteurs du système : les théories de Whitehouse peuvent aussi bien être réfutées que confirmées par les recherches. Mais cela montre en tout cas que les spécifications subissent l’influence des théories jugées « intéressantes » par leurs concepteurs. Mais on peut supposer qu’à l’avenir, de nouvelles variables seront introduites au sein du code, afin de tester de nouvelles hypothèses…
Un outil pour comprendre le présent… et l’avenir ?
Mais Seshat n’a pas seulement un intérêt historique. Les membres de l’équipe n’hésitent pas à penser que ce genre d’outil pourrait permettre une réflexion sur l’état présent de nos structures politiques et économiques. Évidemment, avec la faillite récente des « experts » sur l’élection présidentielle américaine et le Brexit, ces recherches vont devoir se montrer sacrément efficaces… A noter toutefois, comme nous le rappelle le magazine Inverse, que Peter Turchin avait observé une montée de la violence aux USA tous les 50 ans environ (voir à ce sujet notre article sur la cliodynamique). La dernière a eu lieu dans les années 70, avec l’irruption des Black Panthers et des Weathermen. 50 ans plus tard, cela nous amène aux alentours de 2020, soit pendant le mandat du président Trump. Et partie comme c’est, la prédiction a de fortes chances de se réaliser…
Rémi Sussan