Chaque année, la prestigieuse revue en ligne Edge.org (@edge) demande à des dizaines de collaborateurs, pour la plupart de fameux artistes, penseurs ou scientifiques, de répondre à une même question. InternetActu.net a plusieurs fois couvert ce rendez-vous annuel : sur les idées scientifiques à abandonner, sur la façon dont l’internet change nos manières de penser, sur les raisons d’être optimistes ou encore sur les idées dangereuses.
Ce mois de janvier, la question était : « quel terme ou concept scientifique devrait être mieux connu ? ». Au menu, 206 réponses qui couvrent tant la physique que la biologie ou les sciences sociales. Pas question bien évidemment de les mentionner toutes, mais de nombreuses contributions tournent autour de la psychologie et des sciences cognitives, explorant notamment la notion de biais. Nous en avons sélectionné quelques unes.
Bien choisir ses erreurs
Phil Rosenzweig professeur de stratégie et d’affaires internationales à Lausanne, s’est penché sur les catégories d’erreurs, qu’il nomme erreur de type I ou erreur de type II. En science, explique-t-il, on cherche surtout à rejeter des erreurs de type I, autrement dit à éviter de valider des résultats faux. Quitte à risquer parfois de commettre du coup une erreur de type II : refuser de valider une hypothèse qui s’avérera juste par la suite. C’est pareil dans le domaine judiciaire : on ne condamne une personne que si on est certain qu’elle a commis un crime. Avec pour possibilité de laisser s’échapper des coupables. Pour résumer, le conseil pour éviter une erreur de type I est : n’entreprenez rien si vous n’êtes pas sûr du succès de votre action.
Mais il existe des situations où l’erreur de type II peut s’avérer plus catastrophique qu’une erreur de type I, par exemple dans les affaires. Dans le cas (bien fréquent dans le monde des startups) où les profits n’iront qu’à quelques uns, voire à une seule compagnie, ne rien faire revient à laisser aux adversaires plus téméraires la possibilité d’emporter le gros lot. Cela ne signifie pas, insiste Rosenzweig, que prendre de gros risques conduit nécessairement au succès. Seulement que ceux qui ont réussi dans un domaine concurrentiel ont du, à un moment, prendre ces risques.
Nous faisons trop confiance à nos traits de caractères
Le psychologue et auteur Richard Nisbett revient lui sur « l’erreur d’attribution fondamentale » qui consiste à penser que les objets – et les gens – agissent en fonction de caractéristiques qui leur sont intrinsèques alors que dans une grande majorité de cas leur comportement est dicté par la situation. Cette erreur a dominé la physique de l’époque d’Aristote. Ce dernier disait que si une pierre tombe, c’est parce qu’elle possède la « propriété de gravité ». Bien sûr, on sait aujourd’hui que la chute des corps, ainsi que toutes les formes de mouvement, est en réalité la conséquence de l’interaction entre différentes forces. Mais cette théorie d’Aristote a fortement marqué les esprits occidentaux et influence notamment notre façon de juger les comportements humains.
Nisbett cite à ce propos les réactions à la fameuse expérience de Milgram sur l’obéissance :
« Lorsque j’enseigne cette expérience aux étudiants de premier cycle, je suis sûr de n’avoir jamais convaincu un seul d’entre eux que leur meilleur ami aurait pu délivrer un tel choc électrique à ce gentil monsieur, et encore moins qu’eux mêmes auraient pu le faire. Leur armure de vertu les protège d’un comportement aussi terrible. Aucune explication sur le pouvoir de la situation unique dans laquelle le sujet de Milgram a été placé ne suffit à les convaincre que leur armure pourrait être ébréchée. »
Les gens, continue-t-il, ont tendance à penser qu’une personne se conduit honnêtement parce qu’elle possède la vertu de l’honnêteté, qu’ils se comportent agressivement ou amicalement selon qu’il possèdent en eux-mêmes la caractéristique de l’agressivité ou de l’extraversion, etc. Pourtant, nous dit-il, « lorsqu’un grand nombre de personnes sont observées dans un large éventail de situations, la corrélation entre le comportement et le trait de caractère est d’environ 20 % ou moins. Les gens pensent que la corrélation est d’environ 80 % ».
Nisbett note toutefois que cette façon erronée de voir les choses est moins prononcée chez les populations non-occidentales – probablement, souligne-t-il, parce qu’ils ont moins été influencés par Aristote ! (Nisbett a d’ailleurs écrit un livre sur les différences culturelles intitulé La géographie de la pensée : comment les asiatiques et les occidentaux pensent différemment).
« Les gens heureux n’ont pas d’histoire »
Le journaliste et écrivain Michael Shermer se penche, lui, sur le biais de négativité, qui consiste à favoriser l’attention vers ce qui est désagréable et douloureux, et d’ignorer en conséquence tous les bons côtés d’une situation. Il donne une liste assez longue d’exemples de ce biais de négativité. Ainsi nous avons tendance à éprouver plus d’empathie pour ceux qui souffrent que pour ceux qui vont bien. Ou nous possédons plus de termes pour définir les choses désagréables et un plus grand nombre de catégories cognitives pour décrire le malheur que le bonheur. Et Shermer de citer, très à propos, la phrase de Léon Tolstoï « toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa manière ».
Mais le plus intéressant de ces exemples est celui de la « contamination », parce qu’il a donné naissance à l’une des théories racistes les plus connues. Très peu de « mal » suffit pour corrompre un « bon système » tandis que l’inverse n’est pas possible. Les racistes américains, soucieux de la pureté de la « race blanche » élaborèrent ainsi la doctrine de la « goutte de sang noir« . Avoir un seul ancêtre africain plaçant automatiquement la personne parmi les « noirs » (ce qui, dans une optique raciste, est bien évidemment « négatif »).
Dans le même ordre d’idées, en matière religieuse, il est très simple de succomber aux tentations du démon tandis que devenir un saint est extraordinairement difficile.
Combattre l’extrémisme
Le psychologue Adam Waytz s’intéresse à l’« l’illusion de la profondeur d’une explication » (désigné par l’acronyme IOED pour Illusion of Explanatory Depth), l’idée que nous croyons en savoir beaucoup plus que ce que nous connaissons réellement (cf. notamment « Avons-nous trop confiance en nos connaissances ? »).
Waytz évoque une intéressante expérience de 2013, effectuée par Philip Fernbach et son équipe, qui montre comment dissiper cette illusion. Les chercheurs ont soumis leurs sujets à un questionnaire sur diverses questions politiques comme la taxe carbone, les impôts, ou le système de santé. Ils leur ont également demandé leur niveau de compréhension du sujet, ainsi que leur degré de conviction. Ensuite, ils ont demandé aux participants d’essayer d’expliquer en quoi consistait la problématique. Après cet exercice, ils pont reposé la même double question, redemandant à chacun quel était leur niveau de compréhension et la force de leur croyance. Et là, il s’est avéré que les sujets étaient devenus bien plus modestes et surtout, plus modérés. Selon Waytz, une bonne compréhension du fonctionnement de l’IOED pourrait nous permettre de lutter contre l’extrémisme politique.
Signalons que Philip Fernbach, de son côté, à coécrit un livre sur le sujet, « L’illusion de la connaissance« .
De la gauche à la droite et vice-versa
Le biais le plus bizarre mentionné dans Edge est probablement celui qui concerne l’agencement spatial. La psychologue et cognitiviste Simone Schnall nous apprend en effet que les personnes faisant face à la droite de notre champ de vision nous apparaissent comme plus dynamiques, plus puissantes. De même, explique-t-elle, un mouvement au football est considéré comme plus élégant s’il va de la gauche vers la droite, ou une agression plus violente si elle va dans le même sens. Ce « biais spatial » se retrouve notamment en histoire de l’art, continue-t-elle. La direction du regard des personnages indique leur statut : ainsi, dans les peintures anciennes, les femmes tendent-elles à montrer leur profil gauche, tandis que les hommes affichent bien entendu la posture inverse. Mais cette tendance s’est estompée entre le XVe et le XXe siècle, ce qui s’explique par une égalité croissante entre les sexes.
Quel est l’origine d’un tel biais ? se demande-t-elle ensuite. Existe-t-il une origine génétique liée par exemple à la plus grande quantité de droitiers que de gauchers ? En fait, ce serait plutôt vers la culture qu’il faut trouver l’explication. Lorsqu’on va dans les pays arabes ou en Israël, le système de valeurs est inversé. Ce sont les personnes qui font face à la gauche qui apparaissent comme plus dynamiques. Ce « biais spatial » serait donc tout simplement lié au sens de l’écriture.
Enfin, reste le plus connu de nos biais cognitifs, le biais de confirmation, qu’on ne présente plus. C’est Brian Eno qui s’y colle, avec sans doute la contribution la plus courte de ce numéro de Edge, ce qui va nous permettre de la reproduire intégralement en conclusion : « La grande promesse d’Internet était qu’avoir accès à plus d’informations permettrait automatiquement de meilleures décisions. La grande déception est que plus d’informations vous donne en fait plus de possibilités de confirmer ce que vous croyez déjà de toute façons. »
Rémi Sussan