En quête de l’extase (1/3) : entre la méditation et le Flow

Les liens historiques entre la Silicon Valley et la contre-culture psychédélique des années 60 sont bien connus et ont suffisamment été traités. Mais qu’en est-il d’aujourd’hui ? En fait, les choses n’ont pas réellement changé. Plus que jamais, l’intérêt des technophiles pour ce qu’on nomme les « états altérés de conscience » reste vivace.

Pour preuve ce post de blog sur SingularityHub, publié par la fameuse Singularity University. On y apprend dès les premières lignes que « Steven Kotler et Jamie Wheal sont intervenus devant un auditoire de technophiles de la Silicon Valley, de capital-risqueurs et d’entrepreneurs dans un club social privé à San Francisco. Leur nouveau livre, Stealing Fire, était l’objet de la soirée. »

Ces deux auteurs sont fondateurs du Flow Genome Project, qui étudie cet état de super-concentration et de créativité dans lequel on a l’impression de faire un avec son activité. Jamie Wheal est un entrepreneur et consultant spécialiste de la performance athlétique. Steven Kotler (@steven_kotler) est un journaliste qui a écrit sur pas mal de sujets et notamment The Rise of Superman : Decoding the Science of Ultimate Human Performance, qui se penche sur les super-prouesses athlétiques.

De fait, Stealing Fire : How Silicon Valley, the Navy SEALs, and Maverick Scientists Are Revolutionizing the Way We Live and Work fait le point sur les nouvelles recherches sur… l’extase. Il nous permet de découvrir comment cette quête aussi vieille que l’humanité est poursuivie aujourd’hui dans des milieux inattendus : l’entreprise, l’armée, le sport…

Mystiques et sportifs, même combat ?


Mais comment entre-t-on dans ces états altérés de conscience ? Les méthodes traditionnelles, appartenant à la sphère du religieux ou du mysticisme, sont bien connues. L’une des ces méthodes, la méditation « pleine conscience » héritée de bouddhisme a déjà connu sa phase de « laïcisation » et est depuis longtemps entrée dans la palette d’outils de la Silicon Valley. Les hallucinogènes, malgré leur caractère controversé, restent très appréciés et leur consommation ne se limite plus à des mouvements rebelles ou marginaux : comme la méditation, ils ont acquis droit de cité au sein des milieux technologiques et entrepreneuriaux. Les auteurs citent à ce propos Tim Ferris, l’une des icônes montantes du « self-help » (le développement personnel), qui a affirmé qu’il ne connaissait pas de milliardaires dans la Silicon Valley qui n’utilisent pas d’hallucinogènes (une affirmation qui me paraît quelque peu exagérée, comme beaucoup de ce qu’écrit Ferris d’ailleurs, même s’il produit aussi beaucoup d’idées intéressantes).

La grande vogue en ce moment, nous expliquent les auteurs est le microdosage de LSD : une quantité minuscule du produit, insuffisante pour produire des effets hallucinatoires, mais susceptibles néanmoins d’augmenter les capacités créatives. Attention, nous rappelle Inverse : le LSD produit des effets au niveau du microgramme et il est difficile de savoir quelle dose prendre exactement. De fait nous informe ce magazine, le « microdosage » artisanal est plus une affaire de pifomètre qu’autre chose…

Mais outre ces méthodes déjà bien connues, il y en a d’autres. Le point le plus important du livre de Koster et Wheal est la relation qu’ils établissent entre les états de conscience altérée et le fameux état de flow qui intéresse depuis longtemps les psychologues et que les deux auteurs définissent comme « l’état optimal de la conscience pendant lequel nous nous sentons le mieux et agissons le mieux, le flow se réfère à ces moments « dans la zone » où la concentration devient si intense que tout le reste disparaît. »

« Pendant le Flow, la créativité et la motivation s’améliorent de près de 400 % et les performances physiques et mentales augmentent considérablement. Kotler appelle cela… : « les Big Data de l’esprit »« , explique l’article de SingularityHub.

Jusqu’ici, les différences sociales et culturelles ont empêché les chercheurs de comprendre qu’on avait affaire à une unique palette d’états psychologiques, et non à des phénomènes différents. « Les états de flow ont été généralement associés à des artistes et des athlètes ; les états contemplatifs et mystiques appartenaient aux mystiques et aux saints ; et les états psychédéliques ont été principalement recherchés par les hippies et les ravers. Mais au cours de la dernière décennie, grâce aux progrès des sciences du cerveau, nous avons réussi à lever le rideau pour découvrir que ces phénomènes apparemment indépendants partagent des similitudes neurobiologiques remarquables. »

Comment la conscience se modifie…


Encore faut-il pouvoir définir de manière un peu précise en quoi consistent ces états altérés et pourquoi ils peuvent être vraiment utiles. L’une des premières tâches, assurent les auteurs, est de séparer ces états qui ont une base neurologique fondamentale, des contextes culturels dans lesquels ils se sont développés. On peut à ce sujet adopter une double approche : l’une, neurologique, consiste à analyser le fonctionnement du cerveau lorsqu’on entre dans un de ces états. L’autre, plus phénoménologique, cherche à décrire les « symptômes », ce qu’on ressent précisément lors de ces expériences mentales.

Les deux auteurs affirment que dans les expériences de flow, ainsi que dans les « états altérés de conscience », 6 neurotransmetteurs sont produits en des quantités et avec des concentrations variées : norépinéphrine, dopamine, endorphines, sérotonine, anandamide et ocytocine. Le processus par lequel s’approfondit la sensation d’extase se déroulerait comme tel, selon eux : tout commencerait d’abord par une augmentation des taux d’épinéphrine et de dopamine, augmentant l’attention et la concentration. Cela nous permettrait non seulement d’avoir accès à plus d’informations sur notre environnement, mais également d’augmenter notre perception des patterns, donc d’établir de nouveaux liens entre les informations.

Dans un second temps, notre cerveau émet moins d’ondes bêta (liée à la conscience de veille ordinaire) et produit un plus grand nombre d’ondes alpha, qui caractérisent un état plus relaxé. C’est à ce moment que se produit également le phénomène d’hypofrontalité transitoire : autrement dit, certaines parties du contexte préfrontal commencent à se désactiver… Rappelons que cette aire cérébrale gouverne notre capacité à planifier, prendre des décisions… Cela implique, nous disent les deux auteurs, de faire taire notre « critique intérieur » et d’effacer « les distractions concernant notre passé et notre futur ». « Tous ces changements éliminent les filtres que nous appliquons normalement aux données entrantes, nous donnant accès à de nouvelles perspectives et à d’autres combinaisons potentielles d’idées. »

Cela ne s’arrête pas là. Au fur et à mesure qu’on explore plus profondément cet état, on reçoit un « shoot » d’endorphines et d’anandamide. Les endorphines diminuent la sensation de douleur, tandis que l’anandamide augmenterait la capacité de « pensée latérale », nous permettant d’effectuer des connexions mentales encore plus créatives. Ce dernier neurotransmetteur, découvert assez récemment (en 1992) tient d’ailleurs son nom du sanskrit Ananda, qui signifie « béatitude » ; il se trouverait dans le cannabis, mais aussi dans le chocolat ! Enfin, au stade ultime, notre cerveau sécrète de l’ocytocine et de la sérotonine, augmentant la sensation de paix intérieure, mais également avec autrui (je ne reviendrai pas ici sur les effets ambigus de l’ocytocine)… Et ce tandis que l’électro-encéphalogramme remarque une augmentation des ondes thêta, propres à l’état de rêve. C’est à ce moment nous disent les auteurs, qu’on peut intégrer les informations et les nouvelles connexions qui ont été effectuées.

Si l’on se place d’un point de vue strictement phénoménologique, ces états altérés se caractérisent par l’acronyme STER. Le S pour Selflessness, la disparition de l’ego. T pour Timelessness, abolition de la sensation de temporalité. E pour Effortlessness, qui correspond bien à ce qu’on attend des états de « flow » : on cesse de devoir se battre ou s’inquiéter, on se laisse aller à son action tout en restant parfaitement concentré. Enfin, le R, la Richness, la richesse est peut-être le plus important – et aussi le plus sujet à débat – des aspects de l’état altéré de conscience. On a accès à un monde plus riche, mais avant tout plus signifiant que celui dans lequel se trouve notre conscience normale. C’est cet aspect significatif qui lie de manière fondamentale ces états altérés de conscience avec l’expérience religieuse.

Mais, comme on le verra dans le prochain volet, bien des activités susceptibles de susciter cet « effet STER » n’appartiennent pas du tout à la sphère religieuse… C’est justement le cas des « états de flow » provoqués par certains sports. Toute la question étant de savoir si la technologie pourrait -avantageusement ?- remplacer les méthodes traditionnelles, en court-circuitant les enseignements par trop mystiques ou trop vagues. Restera encore à voir pour quel usage ? Pour les deux auteurs, les états de conscience modifiés ou de flow ne sont pas seulement agréables : ils sont utiles !

Rémi Sussan

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