Le progrès n’a pas encore tout à fait disparu !

A l’occasion de la publication de la traduction en français de son livre paru aux États-Unis en 2011, La part d’ange en nous : histoire de la violence et de son déclin, Steven Pinker (@sapinker) était de passage à Paris. Le professeur de psychologie à l’université Harvard, spécialiste de la cognition et de la psychologie du langage donnait une conférence à l’École nationale supérieure d’arts et métiers.

Le moine bouddhiste Matthieu Ricard, qui a écrit plusieurs livres sur l’altruisme et qui signe la préface de l’édition française, introduisait et traduisait la conférence. « Le fait que Steven Pinker nous ait appris, à rebours des idées reçues, que le monde est moins violent aujourd’hui qu’hier permet de changer notre regard sur la violence ». Nous avons trop souvent une vision catastrophique ou apocalyptique de l’histoire, comme de la nature humaine. « On ne cesse de nous répéter que toute motivation humaine serait égoïste par nature, sans qu’aucune étude scientifique ne le corrobore. Nous avons besoin de connaissances pour remettre en cause nos idées reçues et oeuvrer ensemble à un monde meilleur. Et c’est ce que nous offre Steven Pinker avec ce livre. »

Durant deux heures, le fringuant Steven Pinker résume pas à pas son livre, projetant les mêmes slides un peu désuètes que celles qu’il projetait déjà en 2011 (comme c’était le cas dans ce long exposé qu’il donnait à The Edge par exemple, sauf qu’il les tient à jour, montrant que les courbes qu’il dessine continuent leur tendance, même depuis 2011).


Une présentation de Steven Pinker assez proche de celle utilisée par Pinker sur la scène de l’Ensam.

Les causes du recul de la violence : le développement des États !

La thèse de Pinker est simple. La violence décline depuis longtemps et n’a cessé de diminuer. Malgré tout ce que l’on pense souvent, elle est aujourd’hui a son plus bas niveau. Si le chercheur est prudent (rien ne nous dit que la tendance continuera indéfiniment ni qu’on puisse l’amener à un niveau zéro demain), reste que la tendance que l’on peut constater à différentes échelles est nette, marquée, claire. Il distingue 6 formes différentes du déclin de la violence. Tout d’abord, il y a ce qu’il appelle le « processus de pacification ». Ce processus se mesure en tentant de mesurer la part des morts violentes dans les décès. Les archéologues et les historiens ont tenté de mesurer le niveau de mortalité violente à travers les âges. En regardant, par exemple, dans les sociétés préhistoriques, la proportion de squelettes comportant des signes évidents de morts violentes. On estime que dans les sociétés préhistoriques, on compterait environ 20 % de morts violentes. Nous sommes bien loin des résultats des sociétés occidentales, où la mort violente serait environ 3 % pour le monde au 20e siècle, de 0,6 % pour l’Europe et les États-Unis au 20e siècle et de moins de 0,01 % pour le monde depuis 2005. Des enquêtes historiographies et ethnographiques montrent même que les sociétés traditionnelles, dépourvues d’État, étaient effectivement plus violentes que les sociétés organisées.

La première cause du recul de la violence est donc à mettre au crédit de la montée et de l’expansion des États. La remise du pouvoir aux mains d’Etats constitués élimine les vengeances et les violences tribales et féodales. Les despotes et les rois ne sont pas tant magnanimes, qu’ils défendent leurs intérêts. Et le leur n’est pas que leurs administrés s’entretuent, mais plutôt qu’ils payent leurs taxes. Tout comme le fermier travaille à ce que son troupeau ne s’entretue pas, les États ont veillés à ce que leurs administrés ne s’entretuent pas.

La seconde cause du recul de la violence tient au « processus de civilisation ». Le meurtre partout diminue, explique le chercheur en montrant des courbes statistiques sur l’évolution des homicides en Europe entre 1300 et 2000. À Oxford, on est passé de 100 homicides par an pour 100 000 habitant au Moyen Âge à 1 seul ! Ce déclin n’a pas cessé aux 19e et 20e siècles. Si ces taux sont différents d’un pays l’autre, la tendance est nette. Même les États-Unis, dont le taux est souvent supérieur au taux européen, et qui connaissent même un léger pic dans les années 60, connaissent un déclin ferme et régulier depuis les années 90. Le sociologue Norbert Elias, dans le Processus de civilisation, montrait que la consolidation des États et royaumes avait conduit à une justice nationalisée qui favorise la disparition des rivalités locales. Le développement du commerce via la finance, la monnaie, les contrats et les transports… fait basculer la société de la féodalité à la modernité. Le jeu où le gagnant l’emporte est remplacé par une situation où tout le monde trouve son compte.


Image : le charme des amphithéâtres avec Steven Pinker et Mathieu Ricard au fond.

La montée de l’empathie

La troisième cause du déclin de la violence est liée à la révolution humaniste. La justice telle qu’elle s’exprime jusqu’au Moyen-âge, à coups de buchers, d’écartèlement, de crucifixion et d’empalement… nous semble particulièrement barbare. Or, entre le 17e et le 19e siècle, la révolution humaniste va mettre fin à nombre de violences. L’abolition de la torture et le déclin de la peine de mort. Entre 1750 et 1850, la majorité des pays ont aboli la torture. En Angleterre au 18e siècle, on pouvait condamner à mort quelqu’un pour 222 motifs différents, au nombre desquels figuraient le braconnage, la fausse monnaie… En 1861, on ne compte plus que 4 crimes (autre que des crimes ayant conduit au meurtre) passibles de la peine de mort. Quant à l’abolition de la peine de mort elle-même : celle-ci n’a cessé de progresser, même depuis 2011, tout comme le nombre d’exécutions effectives. Si cette tendance se poursuit sur le même rythme, espère Pinker, la peine de mort devrait être abolie dans tous les pays du monde d’ici 2026.

La révolution humaniste a conduit à de nombreuses autres « abolitions » : allant de la chasse aux sorcières, à la persécution religieuse, de l’interdiction des duels aux sports sanguinaires, en passant par l’abolition de l’esclavage… Dernier pays à le faire, la Mauritanie a officiellement aboli l’esclavage en 1980 (même si cela ne signifie pas qu’il ait été totalement endigué).

Pour Pinker, cette révolution humaniste doit tout au développement de l’imprimerie et à la montée de l’alphabétisation. Peu à peu, la connaissance remplace la superstition et l’ignorance. Tel est l’apport des Lumières. Éduquée, la population est moins capable de croire que les juifs empoisonnaient les puits, que les hérétiques vont en enfer, que les sorcières sont responsables des mauvaises récoltes… La connaissance mine la violence. Comme le disait Voltaire : « ceux qui vous font croire en des absurdités peuvent vous faire commettre des atrocités » (MAJ : en fait, cette citation n’est pas de Voltaire comme le souligne Le Temps). Sans compter que lire et écrire favorisent le cosmopolitisme. Lire permet de prendre conscience de l’esprit de l’autre, de se mettre à sa place, d’imaginer ce qu’il ressent. « Plus nous sommes emphatiques et moins nous sommes portés à la cruauté ».

Vers les paix perpétuelles ?

« Contrairement à ce que l’on pense trop souvent, le 20e siècle n’a pas été le siècle le plus violent de notre histoire ». Si la 2e Guerre mondiale a bien été la plus meurtrière en nombre absolu, elle n’a pas été la guerre la plus meurtrière relativement à la population mondiale. Avant le 16e siècle, les Grands Etats étaient constamment en guerre, alors qu’aujourd’hui aucune grande puissance n’est en guerre avec d’autres. Même si on n’observe que les morts liés aux guerres au 20e siècle, hormis les deux pics des deux guerres mondiales, les conflits depuis n’ont quasiment pas été meurtriers. Depuis 1946, nous sommes même entrés dans ce que l’on pourrait appeler « la longue paix ». Malgré la prédiction de tous les experts, nous n’avons pas connu de guerre entre les États-Unis et l’URSS, pas plus que nous n’avons connu l’usage d’armes atomiques depuis Nagasaki. Les grandes puissances ne sont pas entrées en conflits entre elles… Pourtant, avant 1945, c’étaient surtout les pays les plus développés qui entraient en conflits les uns avec les autres. Ce n’est plus le cas depuis.

À la longue paix, il faut ajouter une autre cause au déclin de la violence : la nouvelle paix. En effet, cette longue paix s’est également diffusée au reste du monde. Le déclin des conflits se propage. Il y a de moins en moins de guerres entre États. S’il y a eu des guerres civiles, celles-ci font bien moins de morts que les guerres entre États. 5/6e des pays du monde ne connaissent plus la guerre. Si on regarde le nombre de morts liés aux guerres ou le taux de guerre, les deux courbes sont clairement à la baisse. Quant à la question des génocides, Chalk et Jonassohn, dans leur Histoire des génocides, rappellent qu’ils ne sont pas une propriété du 20e siècle. Malgré les atrocités des plus récents génocides, ramenés à la population totale ou au nombre de morts globaux, là encore, les génocides sont à la baisse sur le temps long du 20e siècle.

Dans son essai Vers la paix perpétuelle, le philosophe Emmanuel Kant émettait 3 hypothèses pour expliquer l’essor de la paix : le développement de la démocratie, du commerce et d’une communauté internationale. Les historiens Bruce Russett et John O’Neal ont montré que ces facteurs ont tous progressé depuis la seconde moitié du 20e siècle et que ces 3 facteurs sont bien statistiquement des prédicateurs de paix.

Pourquoi un tel déclin ? La nature humaine aurait-elle changé ?

Dernier facteur explicatif du recul de la violence : les révolutions des droits. Le développement des droits civiques a fait reculer la plupart des violences : violences raciales, violences à l’égard des femmes, des enfants et des animaux… La criminalité a diminué à mesure que les droits ont progressé, souligne Pinker, en alignant des graphiques sur le recul du lynchage aux États-Unis entre 1880 et 1960, ou des crimes à l’égard des communautés. Les viols à l’encontre des femmes ont chuté de 75 % entre 1970 et 2010. Les autres violences domestiques à l’encontre des femmes suivent la même tendance. Pour les enfants, les graphiques montrent la chute des punitions corporelles, des emprisonnements, des abus et agressions physiques ou sexuelles à leurs égards… Même la fessée est de moins en moins acceptée à travers le monde. Et la révolution du droit des animaux entame la même tendance, avec la baisse du nombre de chasseurs et la montée du nombre de végétariens…

Et Steven Pinker de s’interroger. « Pourquoi la violence a-t-elle ainsi décliné ? Sur tant d’aspects ? La nature humaine aurait-elle changé ? Pourquoi nous comportons-nous de manière moins violente ? » Pour Pinker, notre nature n’a pas changé. Nous sommes des entités complexes et si nous avons des inclinaisons à la violence, nous avons aussi des tendances qui la contrebalancent. Pour Pinker, l’histoire, les circonstances… ont favorisé nos inclinaisons pacifiques. Pour comprendre cela, il faut distinguer ce qui motive et explique notre violence, à savoir : la rage (une réaction quasi instinctive), la domination et l’exploitation des autres (qui consistent à utiliser la violence pour atteindre un but), la vengeance et la violence idéologique… Mais on a aussi des processus qui favorisent la non-violence : comme la maîtrise de soi, l’empathie (la capacité à ressentir ce que les autres ressentent), les normes morales et les tabous (ce qu’on ne peut pas faire) et bien sûr la raison (c’est-à-dire le fait que nos facultés cognitives considèrent la violence comme un problème). Qu’est-ce qui a conduit à développer ces processus-là, cette « part d’ange en nous », au détriment des premiers ?

Pour Hobbes, le fait de confier à l’Etat et au système judiciaire le monopole de l’exercice de la violence a permis de neutraliser l’exploitation des autres par la violence. Pour Montesquieu, Smith ou Kant, le passage du pillage au commerce a permis de se rendre compte que voler ne sert à rien, à mesure que les choses deviennent moins chères. Les êtres humains deviennent plus précieux vivants que morts, puisqu’on peut leur vendre quelque chose. Pour Darwin et Peter Singer, notre sens de l’empathie, par défaut, s’applique à nos proches. Or, ce cercle emphatique s’est étendu : de la famille aux proches, du village au clan, de la tribu à la nation… en passant à ceux qui appartiennent à d’autres genres, races, espèces… Le développement de nouvelles perspectives, via le voyage, la littérature, l’information, nous a permis d’adopter le point de vue des autres. Et cette considération empathique s’est traduite par un comportement empathique. Enfin, nous avons tous pris l’ascenseur de la raison : l’alphabétisation, l’éducation… nous ont appris à penser plus abstraitement et plus universellement. En apprenant à transcender notre point de vue, il devient plus difficile de privilégier nos seuls intérêts par rapport à ceux des autres. Les cycles de violence nous semblent plus futiles et plus vains. « La violence apparaît comme un problème qu’on peut résoudre plutôt que comme une compétition qu’on peut gagner ».

Pour Steven Pinker ces interrogations nous poussent à nous poser la question de ce que nous avons réussi. Qu’avons-nous fait de bien et qui a été fécond ? Pour Pinker, ce travail permet de réhabiliter les notions de modernité et de progrès, parfois bien malmenées. Nous devrions éprouver de la gratitude vis-à-vis des institutions de la civilisation et des Lumières. C’est d’ailleurs le sujet du prochain livre de Steven Pinker. Montrer que les gens vivent plus longtemps, en meilleure santé et plus heureux que jamais. Les Nations-Unies estiment que si les tendances continuent, l’extrême pauvreté devrait avoir disparu d’ici 2030. Il y a 200 ans à peine, 90 % de la population vivait dans une extrême pauvreté. On estime que c’est le cas d’environ 10 % de la population aujourd’hui. L’idéal des Lumières, le recours à la raison et à la science, à l’humanisme et au progrès nous a transformés quoiqu’on en dise. Il a fonctionné, quoi qu’on en dise, conclut l’incroyable optimiste.

Pinker s’amuse ensuite à répondre à quelques questions. Les animaux ? Ils nous aident à pousser notre capacité empathique encore plus loin, car ils ne peuvent pas se battre eux-mêmes pour leurs propres droits ou se mobiliser. La défense des droits des animaux nous amène à un degré de civilisation supplémentaire. Le changement climatique ? Il n’est pas certain que le changement climatique conduise à des violences globales. Bien sûr, ce défi majeur du 21e siècle risque de se traduire par une intensification des souffrances, par des migrations, des conflits locaux, des violences…
Les tensions sur les ressources ne conduisent pas nécessairement aux conflits… Les grandes sécheresses des années 30 n’ont pas conduit nécessairement à des guerres.

Les médias sociaux ? « Les médias sociaux accroissent l’empathie, j’en suis convaincu », estime Pinker. Ils favorisent l’interdépendance. Bien sûr, leur usage peut conduire à des abus, mais nous allons trouver les moyens de contrer leurs aspects négatifs et de développer leurs aspects positifs. Il faut juste un peu de temps, comme lors d’une réponse immunitaire. Le vieillissement ? Le vieillissement de la population favorise la diminution des violences physiques. On estime que le pic des violences physiques a lieu entre 15 et 30 ans. Plus on prend de l’âge et moins on se dispute ou on a recours à la violence. Le vieillissement de la population est donc un facteur de déclin de la violence globale. Un monde moins violent est aussi un monde plus heureux, incontestablement. En fait, nous n’avons pas de preuve scientifique à porter au crédit de ceux qui avancent que nous serions intrinsèquement violents.

Du haut d’une vision qui embrasse le temps long de l’humanité, Steven Pinker nous apaise. En nous demandant de faire avec lui l’effort de regarder les tendances dans leur globalité, il participe à son tour à nous rendre plus confiant, nous invite à prendre le recul nécessaire pour être un peu plus empathique à notre tour. Le progrès n’a pas tout à fait disparu… En fait, il ne s’est peut-être jamais aussi bien porté à mesure que la fin du monde se profile. S’il n’y avait la réalité du réchauffement climatique et de la limite des ressources naturelles, on pourrait presque croire que ces menaces nous apparaissent moins présentes à mesure qu’elles se rapprochent.

Hubert Guillaud

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  1. Le Media revient sur la controverse qu’a lancé l’anthropologue et sociologue Jason Hickel en réponse à Pinker, soulignant que si le taux d’extrême pauvreté est en baisse, le nombre de personnes vivant dans l’extrême pauvreté sur la terre est resté en hausse jusque dans les années 90 et que la légère baisse qu’il connaît depuis n’est pas tant l’effet de l’industrialisation et de la mondialisation, mais bien du développement du protectionnisme et du socialisme. A lire !