Le retour de l’intelligence augmentée

Comment devenir un centaure ? se demande Nicky Case (@ncasenmare) dans le Journal of Design and Science du MIT. Non, il ne s’agit pas d’application de la mythologie grecque au biohacking. « Centaure » est une expression pour décrire le futur état d’hybridation entre l’homme et l’intelligence artificielle : il s’agit d’un cyborg métaphorique. Pas quelqu’un qui possède des implants dans le cerveau, mais une personne dont le mode d’action implique une constante interaction avec la manière de penser des machines. On a déjà parlé de l’auteur de l’essai, Nicky Case, il n’y pas longtemps dans nos colonnes. Mieux vaut le laisser se présenter lui-même : « Salut, je suis Nicky Case ! Je raconte des histoires sur les systèmes : je prends les systèmes existant dans le monde autour de nous – les systèmes sociaux, physiques, politiques, économiques, environnementaux – et je les explique à travers des systèmes de jeux. Je rends le complexe simple, grâce au pouvoir du jeu !

Non ce n’est pas de la gamification. Berk ».

Comment écrire avec une brique ?

Le sujet de son essai concerne donc cette « cousine oubliée de l’IA », comme il la nomme : l’intelligence augmentée. Un domaine qui n’est pas neuf, comme il le rappelle, puisqu’il était au centre des préoccupations de Douglas Engelbart au début des années 60 (rappelons que le texte séminal de Douglas Engelbart écrit en 1962 s’appelait : comment augmenter l’intellect humain)…

Case raconte une anecdote sur la manière dont Douglas Engelbart a montré comment nos outils façonnent notre pensée. Pour ce faire il avait simplement collé un crayon à une brique. Du coup il devenait difficile d’écrire le moindre mot. Et si l’écriture devient difficile, continue Case, c’est tout un ensemble d’activités mentales qui deviennent inaccessibles : « C’était le message de Doug : un outil ne se contente pas de « juste » rendre les choses plus faciles – il permet de nouvelles façons de penser, de vivre, d’être, qui étaient auparavant impossibles. »

Après la fameuse « mère des démos » de 1968 (qui vit la première présentation d’un écran graphique interactif et de la souris), organisée par Stewart Brand et Douglas Engelbart, cette idée d’augmentation de l’intelligence humaine connut son heure de gloire : l’apparition du micro-ordinateur, suivie de celle du web, apporta l’usage du numérique à tout un chacun.
« Les choses « allaient bien » pour le mouvement de l’augmentation de l’intelligence« . « Allaient bien », soulignant par là que ce n’est plus le cas.

Car cette idée de l’intelligence augmentée allait bientôt être oubliée. Fini l’ordinateur comme outil de création, nous dit Case, la technologie allait devenir un outil de consommation.

Et le numérique allait partir dans une direction totalement différente : celle des intelligences artificielles autonomes, en concurrence avec les humains – qui sont d’emblée déjà donné perdant dans la course. Nous considérons la question de notre rapport aux machines comme un jeu à somme nulle – à l’instar des échecs -, c’est-à-dire un jeu où, s’il existe un gagnant, alors il y a forcément un perdant.

La seule solution serait de faire comme l’envisage Elon Musk avec Neuralink : créer une interface directe entre le cerveau biologique et la machine.

Mais point n’est besoin d’une telle fusion, argue Case. Le rapport entre la machine et l’humain peut s’effectuer de manière beaucoup moins intrusive (et naïve). Et surtout il faut cesser de penser en termes d’opposition, non seulement entre humains et IA, mais également entre intelligence artificielle et intelligence augmentée.

A l’humain les questions, à la machine les réponses

Pour appuyer son argument, Nicky Case revient sur le fameux championnat d’échecs de 2005, où ce fut une association entre des humains moyennement doués et des programmes moyennement efficaces qui vainquirent tant les grands joueurs que les superordinateurs. Cette histoire est bien connue, mais Case relève un aspect plus rarement souligné : ce n’est pas l’association d’un joueur et d’un programme qui a gagné, mais un collectif composé de deux joueurs amateurs et de trois machines assez faibles. Ces trois ordinateurs faisaient tourner trois différents programmes de jeu d’échecs, et en cas de désaccord entre eux, les êtres humains poussaient les machines à continuer leurs calculs. Citant Gary Kapsparov : « L’association humain faible + machine + bon processus s’est avéré supérieure à un ordinateur puissant seul et, plus remarquablement, supérieur à la combinaison d’un humain fort + machine + processus inférieur. »

En fait conclut Case, dans l’équation humain + machine, la partir la plus difficile à gérer n’est pas l’humain, ni la machine, c’est le « + ».

Il est important, explique-t-il, que les humains se spécialisent dans ce pour quoi ils sont les meilleurs, et les que les IA fassent de même : les humains sont bons à la créativité, à l’empathie, aux rapports sociaux. Les machines sont meilleures en calcul. Mais au final, le rapport entre humains et machines peut se résumer ainsi : les premiers sont meilleurs pour poser des questions, et les secondes pour trouver les réponses.

C’est comme cela qu’a procédé l’équipe gagnante au championnat d’échecs. Les humains posaient les questions aux programmes. Lorsque ceux-ci parvenaient à des conclusions divergentes, ils posaient alors des questions plus précises.

Case mentionne plusieurs autres systèmes basés sur ce système de questions humaines/réponses logicielles, par exemple le système de création de vêtements de Sung-Bae Cho, utilisant un algorithme génétique introduisant des variations, à charge pour l’utilisateur humain de choisir les plus intéressantes. A noter d’ailleurs que ce programme n’est pas le seul à fonctionner selon ces principes. A la conférence Artificial Life de Paris en 2011, une technologie analogue a été présentée, permettant de faire évoluer des formes ensuite susceptibles d’être imprimées en 3D. A la même conférence, Jordan Pollack a expliqué comment il utilisait des algorithmes génétiques pour faire évoluer la fabrication des robots.

Autre exemple cité par Case, celui de Maurice Conti qui utilise lui aussi l’IA en collaboration avec un humain pour élaborer un quadricoptère. L’humain définit un certain nombre de contraintes et la machine se débrouille avec pour construire un plan de l’engin.

L’exemple le plus bluffant est peut être celui de l’équipe de Jun-Yan Zhu qui permet à l’utilisateur d’esquisser un schéma très grossier que l’intelligence artificielle transformera en une image réaliste. Par exemple, tracer un triangle deviendra une montagne comme on peut le voir sur cette vidéo

La technologie reprend souvent des concepts à la Nature, conclut Case : les réseaux neuronaux en sont un exemple. Pour lui la nouvelle idée que nous pouvons emprunter au monde de la biologie est celle de symbiose.

« La symbiose nous montre que vous pouvez réaliser des collaborations fructueuses même si vous avez des compétences différentes, ou des objectifs différents, ou même si vous êtes d’espèces différentes. La symbiose nous montre que le monde n’est pas souvent un jeu à somme nulle – il ne doit pas nécessairement s’agir d’humains contre l’IA, ou d’humains contre des centaures, ou d’humains contre d’autres humains. La symbiose permet à deux individus de réussir ensemble non pas malgré, mais à cause de leurs différences. La symbiose est le « + ». »

Rémi Sussan

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