Après des années de silence, R.U Sirius, alias Ken Goffman, a relancé sur le web sa revue séminale, Mondo 2000 (@2000_mondo), qui fit les beaux jours de la première cyberculture. Un post de ce blog collaboratif nous faire découvrir un document de 44 pages publié par l’Institut pour le Futur (IFTF), biology of disinformation (.pdf), qui aborde le problème de la « guerre mémétique » et des fake news. R.U Sirius en a profité pour interviewer assez longuement les trois auteurs de ce papier.
L’un d’entre eux, Jake Dunagan, est chercheur à l’IFTF, les deux autres collaborateurs sont bien connus dans les milieux de la contre-cyberculture… David Pescovitz, lui aussi chercheur à l’IFTF, est un des auteurs de Boing Boing, l’un des plus célèbres (et des plus anciens, et des meilleurs) blogs culturels. Le troisième, c’est Douglas Rushkoff (Wikipedia, @rushkoff), lui aussi vieux routier de la cyberculture, qui commença à traiter le sujet dès les années 90, et dont le livre « Media Virus ! Hidden Agendas in Popular Culture » (1995), apparaît comme l’inspiration majeure de cette « biologie de la désinformation ».
Du mème au « Virus médiatique »
Rappelons un peu l’histoire des mèmes. Avant de devenir le phénomène médiatique qu’on connaît aujourd’hui, le mème était une hypothèse lancée par le biologiste Richard Dawkins, qui postulait dans son livre Le gène égoïste que la sélection naturelle par les gènes, centrale dans l’univers du vivant, avait cédé chez l’humain à la sélection des « mèmes », des « unités culturelles » capables, tout comme les gènes, de s’autorépliquer. Cela a donné pendant un moment naissance à une discipline scientifique, la mémétique, qui cherchait à comprendre l’évolution culturelle en termes darwiniens. Mais la mémétique n’a guère convaincu les chercheurs en sciences humaines, et elle disparut bientôt dans les limbes. Quant aux mèmes internet, ils allaient connaître la gloire qu’on leur connaît. Une histoire – ce passage de la théorie darwinienne à la « pop culture » – que nous vous avions déjà raconté…
Le titre même du papier de l’IFTF, « la biologie de la désinformation », montre cependant qu’il se situe directement dans la lignée des grandes théories de la mémétique… et ce, même s’il est toujours aussi difficile de définir un mème. En effet, quelle est la différence entre un mème et une idée, par exemple ? « Si on a affaire à une idée ou une image qui semblent demander, «copie moi» ou «transmets-moi», alors nous avons affaire à un mème », nous explique le papier de l’IFTF. Pas sûr que cela suffise à faire une distinction pérenne. En fait, malgré l’emploi du mot mème tout au long du document, c’est plutôt un autre concept qui domine la « biologie de la désinformation ». C’est celui de « virus médiatique » inventé par Douglas Rushkoff.
« Un virus médiatique est composé de deux parties : une nouvelle enveloppe médiatique (telle que l’exploitation d’un nouveau support ou la rupture d’un standard de médias) et un matériel mémétique provocateur à l’intérieur. Un virus biologique nous infecte parce que nos anticorps sont incapables de reconnaître son enveloppe protéique. Un virus média fonctionne de la même manière ; son « enveloppe » consiste en une utilisation inédite d’un média. »
« Un caméscope capture une brutalité policière. (…) Un album de rock est suspecté de contenir des messages sataniques cachés. Un microphone sans fil enregistre des remarques sexistes d’un candidat politique à propos d’une collègue féminine. Une femme diffuse en live des images de son mari mourant de blessures par balle. Un membre du Congrès transmet à un mineur des photos de ses organes génitaux issues de son smartphone. (…) Un président menace d’une attaque nucléaire par un message public de 140 caractères tapé avec ses pouces. »
Lorsqu’il a écrit Media Virus dans les années 90 (avant que l’internet ne devienne bien connu du grand public), Rushkoff avait surtout en tête les bateleurs de la contre-culture, qui, à l’instar des situationnistes, pervertissaient les médias de masse pour favoriser la réflexion. Mais Rushkoff avait déjà pu constater très vite la « récupération » de son concept par la machine capitaliste (le « marketing viral »). C’est une aventure qui est arrivée à d’autres, par exemple Joseph Matheny pour le transmedia. Pourtant, aujourd’hui, le recyclage des idées subversives de la contre-culture par les agences de publicité apparaît presque comme une nuisance bien inoffensive : ce ne sont plus tant les marchands qui se sont emparés de ces idées, mais les franges les plus extrêmes de l’activisme politique, l’alt-right, les suprémacistes blancs et bien sûr, le clown médiatique en chef, Donald Trump.
Parmi ces mèmes appartenant à la sphère de l’extrême droite, on notera par exemple la triple parenthèse (nommée « l’écho ») entourant les noms d’origine juive ou supposée telle, le signe classique « OK » fait avec la main, détourné pour symboliser le « white power », mais surtout, on n’oubliera pas « Pepe la grenouille« , un personnage de comics créé par Matt Furie, qui est devenu, en grande partie grâce aux activistes de 4chan, le symbole de cette nouvelle droite raciste. En 2015, lors de la campagne présidentielle, Trump lui-même se représentera dans un tweet sous la forme de Pepe la grenouille (à noter que tout cela s’est fait au corps défendant de son auteur, qui a d’ailleurs décidé de « tuer Pepe » pour mettre fin à cette dérive).
La société des mèmes
Mais qu’est-ce qui fait qu’un mème « fonctionne ? Les deux premiers paramètres qui viennent à l’esprit sont évidemment son contenu et la structure de ses hôtes, les cerveaux humains.
Bien sûr le contenu compte. Par exemple, les auteurs citent un travail effectué à l’université de Memphis (.pdf), montrant que les mots courts, concrets, ont plus d’efficacité que les termes longs ou abstraits, et que les mots grossiers augmentent la viralité (franchement, on s’en serait douté un peu).
On peut bien sûr se pencher aussi sur les aspects neurologiques. Comment et pourquoi le cerveau est-il infecté ? Le document mentionne ainsi une recherche que nous avons déjà présentée, sur la manière dont notre cerveau réagit à la présence d’un mème. Les limites de notre cerveau entrent aussi en ligne de compte. Selon des chercheurs de l’université d’Indiana et de Shanghai, également cités dans le rapport de le l’IFTF, notre cerveau réagit très mal à la surcharge d’informations. En cas de bombardement trop intensif, nous disent les auteurs, nous devenons encore plus incapables de différencier la vérité du mensonge.
Mais pour les auteurs de la biologie de la désinformation, le plus important reste un autre facteur : l’écosystème global. Les auteurs citent par exemple un travail effectué au centre de recherche sur les systèmes complexes à l’université de l’Indiana (.pdf), où les chercheurs ont été en mesure de prédire le succès d’un mème en fonction exclusivement des réseaux sociaux dans lesquels il était diffusé, indépendamment de son contenu. Du reste, continuent les auteurs, « les mèmes viraux n’étaient pas différents de ceux qui ne l’étaient pas. Leur succès est dû à la structure du réseau social. »
La thèse principale du papier de l’IFTF est que si on veut comprendre le fonctionnement des mèmes, il ne faut pas tant se pencher sur leur contenu, ou même leur forme, que sur l’écosystème dans lesquels ils se meuvent : notre société dans son ensemble. « En un sens, le pouvoir des virus, qu’ils soient biologiques ou médiatiques, nous révèlent moins sur eux-mêmes que sur leurs hôtes. Un virus ne nous rend pas malade, sauf si nous manquons d’un système immunitaire capable de reconnaître sa coquille puis neutraliser son code. Tant que nous n’y arrivons pas, le virus se réplique et notre système immunitaire devient fou, nous donnant de la fièvre, des frissons, de la congestion, ou des vomissements – qui se manifestent dans la culture par la confusion des médias, les guerres sur Twitter, les manifestations dans la rue, les nuits sans sommeil, et le terrorisme domestique ».
Quelles solutions ?
Les auteurs n’ont guère d’estime pour les solutions technologiques, comme le recours à l’IA ainsi que l’explique Rushkoff dans l’interview à Mondo 2000 : « Mark Zuckerberg veut lutter contre les fake news grâce à l’intelligence artificielle. Génial ! Il est déjà dépassé par un environnement médiatique qu’il ne comprend pas. Il ne sait pas pourquoi sa plate-forme a entraîné tant d’effets inattendus. Et donc, quelle est sa solution ? Recourir encore à une autre technologie, qu’il comprend encore moins, espérant résoudre le problème avec une autre boîte noire. »
Quels sont les autres moyens disponibles ? Si la technologie ne fonctionne pas peut-on par exemple compter sur l’éducation ? Ouvrir par exemple des discussions sur les sujets qui fâchent, comme le racisme, la culpabilité coloniale, etc. afin de crever des abcès souvent utilisés par les mèmes (et leurs concepteurs) pour favoriser la réplication. Mais cela pose un problème de base. Qui sera en mesure de promouvoir et organiser cette éducation ? Si elle provient d’une « autorité », qu’elle quelle soit, elle risque d’être encore plus contestée.
Pourquoi ne pas alors utiliser les armes de l’ennemi ? Opposer des « contre-mèmes » pour neutraliser ceux qui sont dangereux ? Certains s’y essaient : « la technique – actuellement pratiquée par une agence mémétique hongroise appelée Darwin – consiste à analyser le paysage des mèmes autour d’une idée particulière afin de comprendre les différents voisinages mémétiques, comment positionner ou repositionner le mème, et quels autres mèmes peuvent compléter ou dégrader sa viralité. »
Après tout, n’est-ce pas ce que faisaient les artistes et « ingénieurs culturels » de la contre-culture, les adeptes du Media Virus chanté par Rushkoff en 1995 ? Aujourd’hui, ce dernier semble avoir un peu changé son fusil d’épaule. Comme il l’explique à R.U Sirius :
« Même s’ils finissent par faire pénétrer de force des idées importantes au sein de la conversation culturelle, et même s’ils mènent finalement à de bonnes choses, ils nous infectent de l’extérieur. Ils attaquent les faiblesses de notre code et continuent à se reproduire jusqu’à ce que nous réparions ce dernier ou jusqu’à ce que nous en venions à reconnaître la «coque» du virus lui-même. »
Et le document d’enfoncer le clou :
« Le danger avec les virus est qu’ils sont construits pour contourner le néocortex – la partie de notre cerveau qui pense et qui ressent – et s’adresser plus directement au reptile plus primitif situé en dessous. Un mème sur le changement climatique, scientifiquement prouvé, par exemple, ne possédera pas la même intensité en termes de réponse culturelle que le mème sur « la conspiration des élites ».
La logique ou la vérité n’y sont pour rien. Les mèmes fonctionnent en provoquant des réactions de combat ou de fuite. Et ces sortes de réponses sont très individualistes. Les mèmes ne sont pas prosociaux : ils sont anti-sociaux. »
Image tirée du webcomic Wumo
De plus, les mèmes ont un comportement imprévisible et les retours de bâton sont fréquents. Il y a quelque temps, expliquent les auteurs, la Mairie de New York a essayé de lancer son propre « mème », #mynypd, grâce auquel les gens étaient encouragés sur twitter à poster des images d’eux mêmes en compagnie de membres de la police de la ville. Ce qui (qui en sera surpris ?) a abouti a des centaines d’illustrations de brutalités policières.
Si la technologie ne suffit pas, que l’éducation ne suffit pas, que la « guerre mémétique » ne peut que mener à la catastrophe, quelle serait donc la solution ? Agir sur l’écosystème nous disent les auteurs, rendre la société plus immune à l’attaque des mèmes en s’attaquant directement au milieu dans lequel ils prolifèrent : le numérique.
« Notre neurologie est construite pour établir un rapport avec d’autres humains, pratiquer l’altruisme réciproque et travailler vers des objectifs communs. (…) La rédaction de ce rapport, par exemple, a dépendu d’un contact oculaire, de la respiration synchronisée et de la reconnaissance de modifications subtiles du timbre vocal. »
Autant de « signaux non verbaux » qui disparaissent lorsque nous entrons dans une communication par le biais d’outils numériques. Du coup, le degré de confiance entre les interlocuteurs s’abaisse dangereusement, on entre dans une spirale de suspicion et d’agressivité. Un parfait terrain pour la prolifération des mèmes !
La bonne méthode comme l’expliquent les auteurs, ne fonctionnera qu’à très long terme. Elle consiste à renouer avec notre vie physique et organique. Se déconnecter. Renouer avec des rapports sociaux traditionnels, dans « la vraie vie ». « Les personnes ayant une certaine expérience de la politique locale, de l’entraide, et de la préservation de l’environnement se montrent plus résistantes aux constructions mémétiques du paysage idéologique synthétique », écrivent les auteurs.
Le caractère un peu trop lointain et abstrait de la solution proposée n’échappe pas à R.U Sirius qui s’interroge sur la faisabilité de cette « mutation culturelle ». « De nombreuses personnes – de Bucky Fuller aux marxistes en passant par les transhumanistes – ont espéré des solutions matérielles, explique-t-il. Rendons la vie suffisamment gratifiante et les gens cesseront d’être en guerre. C’est un raisonnement douteux, mais peut-être moins douteux que d’attendre que tout le monde soit cool, individuellement. »
C’est Dunagan qui lui répond, en guise de conclusion. Pour lui, une telle reconnexion au corps ne viendra probablement pas de l’intervention d’une entité nationale comme les USA, mais plutôt des villes elles-mêmes. « J’ai travaillé avec des maires des deux partis, les grandes villes et les petites… et la vision, la créativité et le côté pratique des maires, sont remarquables et inspirants. Le défi à venir, à mon avis, est de savoir comment élaborer une politique qui lie de manière cohérente et productive les villes et leurs dirigeants »…
L’idée est intéressante, mais j’avoue continuer à me poser la même question que R.U Sirius. Et finalement, cette guerre mémétique n’est-elle pas la énième réincarnation d’un phénomène bien plus ancien et universel ? Après tout, les rumeurs, les slogans, la propagande existent depuis bien longtemps. Nul doute que le numérique lui a donné une nouvelle forme, mais des gens plus connectés « organiquement » seront-ils pour autant moins sensibles aux « fake news » ? Je crains que l’histoire nous apprenne le contraire.
Rémi Sussan
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Merci Rémi de continuer à suivre cette thématique des mèmes. évidemment, comme beaucoup de travaux en ML, ça démontre parfois des évidences du sens commun (mais ça sert surtout à valider les algos). Comme dit dans un article précédent sur internet actu, par Michèle Coscia si je me,souviens bien ( avec qui je discute), si on prétend toit expliquer avec ça, on est mal partis. Pour ma part j’en fait une des trois générations de sciences sociales où la puissance d’agir ou l’agency est distribuée aux entités qui circulent. Lorsqu’une étude ici mentionnée prétend montrer que le succès des mèmes s’explique par la structure du réseau social, elle enfonce une porte ouverte et adopte un autre point de vue classique en sciences sociales celui de l’agency des structures. Mais cela n’exclue pas le rôle spécifique du mème ( du message, du contenu, etc) qui est capable de capter l’attention grâce à ses propriétés (d’où mon désaccord avec André Gunthert sur le site arrêt sur images car pour lui tout est dans la capacité interprétative du cerveau). Les mèmes d’Internet sont donc un terrain expérimental privilégié ( de même que Twitter, machine memetique par excellence) pour tester des hypothèses de réplications. Et ce phénomène n’est pas récent, comme le signale l’article, mais il seulement mesurable, traçable, désormais sur les réseaux numériques.