De la conception émotionnelle en ses limites

Camille Alloing (@caddereputation) et Julien Pierre (@artxtra) sont chercheurs en science de l’information et de la communication. Ils sont surtout les auteurs d’un très intéressant petit livre paru en 2017 chez Ina édition : Le Web affectif. Sur la scène de la conférence Ethics by Design à Saint-Denis, ils sont venus expliquer comment les émotions, les sentiments, les affects, sont désormais au coeur de la production de valeur des services numériques.

Les machines ont-elles déjà appris à lire nos émotions mieux que nous ?

Les deux chercheurs s’intéressent depuis longtemps aux stratégies des plateformes pour en comprendre leurs fonctionnements. Ces dernières années, celles-ci ont profondément évolué et on a notamment vu émerger la prise en compte des émotions dans ces plateformes, à l’image de l’emblématique Facebook Reaction, ces émoticônes qui caractérisent nos publications, dont les deux chercheurs ont expliqué en détail la genèse dans un article (.pdf). L’informatique affective a développé la question de la circulation des émotions dans les discours, dans les brevets, technologies et interfaces…

Mais de quoi parle-t-on quand on parle d’émotions ? Pour Julien Pierre, il est nécessaire de distinguer sentiments, affects et émotions. « Les psychologues et les neuroscientifiques se disputent pour savoir si l’émotion précède la réaction ou si la réaction précède l’émotion. Cette dispute montre qu’il est difficile de standardiser ce qui actionne l’émotion. De même, le fait de caractériser l’émotion n’est pas si simple, même pour nous qui y sommes habitués ». Une même expression peut-être caractérisée très différemment par chacun d’entre nous. Sans compter qu’une expression n’exprime pas qu’une émotion, mais aussi des sentiments, des pulsions qui se croisent avec des tempéraments et des caractères. Cela n’empêche pas des programmes de tenter d’interpréter les émotions des visages, comme le proposent plusieurs logiciels de reconnaissance émotionnelle d’images.

« Ces machines fonctionnent sur un présupposé : il y aurait des émotions universelles », comme l’a proposé le psychologue Paul Ekman, au nombre de 6 ou de 16, selon les versions de son travail. Le problème de cette approche « culturaliste » consiste à penser qu’on pourrait interpréter une expression de manière fixe, en dépit de tout contexte culturel ou de toute relation sociale… À l’opposé, l’avantage de cette approche est qu’elle fournit un levier facile pour labéliser les émotions, les caractériser… et donc les utiliser. Reste qu’on peut s’interroger sur l’universalité d’une poignée d’émotion, de la valence de ce qu’on en entend, de leur interprétation automatisée…

Les deux chercheurs se sont attachés à la question des affects, au sens de ce qui donne une puissance d’agir, de ce qui change notre état. Plus que l’émotion, l’enjeu est de regarder ce qui la provoque et ce qui provoque une réaction, ce qui affecte et nous affecte.

Reste qu’il n’est pas si simple de mesurer ce qui nous affecte, s’amuse Julien Pierre en prenant pour exemple ce mème célèbre d’un garçon avec son amie qui se retourne avec insistance sur une inconnue. Ce que l’on voit sur cette image, c’est que le garçon s’est retourné et a été affecté par quelque chose, tout comme son amie par son comportement. Reste qu’il nous est difficile de caractériser l’émotion de ce jeune homme… Son expression exprime-t-elle du désir ? Une surprise ? De l’émerveillement ? Du regret ?… Un programme informatique cherchant à caractériser les émotions de ces visages a lui-même du mal à être précis, explique-t-il en montrant les scores émotionnels de ce mème, pointant le fait que l’outil d’analyse des émotions de Microsoft par exemple, caractérise le visage du garçon comme étant principalement triste ! Une caractérisation qui nous renvoie à nos propres limites en la matière : les machines ont-elles déjà appris à lire les émotions mieux que nous ?

Le travail émotionnel exploite d’abord celui des concepteurs et de ceux qui sont en relation avec les publics

Reste que lorsqu’on regarde par le détail ce que ces machines produisent, c’est un peu la douche froide. « Les plateformes ne cherchent pas tant des émotions que des affects et ce qu’elles mettent en place consiste à affecter les audiences via des fonctionnalités qui leur permettent de signaler qu’ils ont été affectés par des contenus, à l’image des likes (et réactions) de Facebook, ce petit jeu d’icônes qui sont une fonctionnalité qui vise à produire des pratiques particulières. »

Camille Alloing détaille ainsi un travail réalisé sur des pages Facebook de marques et auprès de leurs community managers (dont une première synthèse est disponible sur le blog de Camille Alloing). Les chercheurs ont calculé que seulement 12 % des interactions entre les marques et les usagers passaient par Facebook Reaction. Les usages de ces fonctionnalités sont très faibles. Quant à l’universalité des émotions, là encore, les chercheurs constatent plutôt la difficulté de corréler les indications du fait de la polysémie des signes utilisés. Que signifie l’expression d’une colère via l’emoji associé sous un contenu ? Au final, ces modalités d’interactions semblent répondre bien moins aux besoins des usagers qu’à l’affinage du ciblage publicitaire. Pour eux, les community managers sont à la fois les usagers des dispositifs émotionnels et leurs producteurs. À croire qu’ils sont eux-mêmes la principale interface émotionnelle des interactions entre les marques et leurs publics.

Pour Julien Pierre, ces outils s’inscrivent dans un champ de recherche né à la fin des années 90, autour de la chercheuse Rosalind Picard (@rosalindpicard), fondatrice de l’informatique affective. Dans son article original puis son livre éponyme, elle détaillait le fonctionnement de ce nouveau champ, notamment en soulignant son potentiel en terme marketing. Pour elle, l’un des grands enjeux de l’informatique sensible consiste à pouvoir prendre des décisions depuis les émotions qu’expriment les individus. Ses recherches ont donné naissance à nombres d’entreprises, comme Affectiva, l’un des leaders du secteur, qui a construit une base de données d’analyse de visages et d’émotions. Un troisième personnage est emblématique de cette histoire de l’informatique des émotions : le spécialiste des sciences cognitives Don Norman. Don Norman (@jdn1er) est le fondateur de l’UX design, la conception centrée sur l’utilisateur, qui est au coeur des références des designers. Pour lui, le design émotionnel vise à mettre de l’émotion dans les artefacts pour les rendre plus fluides. Pour cela les interfaces doivent agir à trois niveaux sur l’individu : au niveau viscéral, comportemental et réflexif. Le niveau viscéral consiste à faire que l’objet réagisse directement sur l’utilisateur, à créer une affordance, c’est-à-dire une capacité à suggérer sa propre utilisation, à l’image du bruit qu’on a ajouté aux véhicules électriques pour qu’ils se signalent aux piétons. Ryan Calo par exemple, défendait (.pdf) le fait que les politiques d’information sur la vie privée devraient avoir des effets directs sur les individus pour qu’ils se rendent compte du traitement ou de la durée de conservation de leurs données personnelles.


Image : Camille Alloing et Julien Pierre sur la scène de la conférence Ethics by Design, présentant les niveaux d’action des objets sur les individus de Don Norman : viscéral, comportemental et réflexif, via @designethique.

L’empathie du design, en ses limites

Cette conception émotionnelle est désormais pleinement assumée par les plus grandes plateformes : psychologues, marketeurs, développeurs, designers, community managers… travaillent à fourbir ces fonctionnalités. Désormais, l’empathie est vue comme la compétence clef du travailleur du futur. Le designer (mais c’est également le cas des community managers qu’évoquaient les chercheurs dans leur étude) doit ressentir ce que ressentirait l’usager. Comprendre les émotions est devenue une compétence et le designer doit se mettre en résonance avec ses publics, d’où le fait, pointe Camille Alloing, qu’ils soient recrutés sur des sociotypes proches des profils visés et qu’ils perpétuent, de par leur recrutement même, des biais sociaux, de genres, de représentations… Les individus empathiques ressemblent à ceux qui devraient utiliser leurs applications, au détriment de tous les autres. « On valorise les créateurs et créatifs qui produisent des outils pour créateurs et créatifs ». Pour Camille Alloing et Julien Pierre, le risque de mettre l’empathie au coeur du design est de mettre de côté une grande partie des usagers, comme le fait finalement FB réaction avec son faible taux d’utilisation. Si l’OCDE elle-même place l’empathie au coeur des compétences du travailleur du XXIe siècle, reste que cette conception de l’empathie est très simplifiée, pointent-ils encore… Les outils, méthodes et cartes empathiques utilisés par le designer pour mettre en place ses idées et prototypes contribuent elles aussi à cette simplification et de l’empathie et de l’usager, à cette fiction de l’utilisateur dont nous parlait par exemple le designer Anthony Masure.

« On demande au designer désormais de savoir gérer ses émotions pour mieux ressentir celles des autres et développer des fonctionnalités affectives. En même temps, les usagers doivent également recourir à leurs émotions pour mieux utiliser les plateformes ». Tout cela concourt à un travail émotionnel nouveau, un « digital affective labor » tel qu’ils l’évoquent dans leur livre. C’est-à-dire, un métadispositif qui favorise une économie de l’exploitation attentionnelle, qui permet de gérer les usagers et les fonctions des plateformes. Un dispositif qui nécessite d’apprendre à gérer des émotions dans des dispositifs qui en provoquent. « Le travail émotionnel et affectif s’impose peu à peu comme une norme incontournable des interfaces », pointe Camille Alloing.

Pour Yves Citton, spécialiste des questions attentionnelles, comme il le soulignait dans « Ontologie du filtre et du frayage » (.pdf), répondre au filtrage dont nous sommes l’objet nécessite de mettre en place des opérations de frayage, c’est-à-dire un infléchissement du cheminement de ce qui nous traverse « afin de rendre ces nouveaux cheminements familiers aux autres ». Pour Citton, les affects devraient être plutôt des opérateurs de frayage que des opérateurs de tri. Un constat que reprend Julien Pierre : « nous avons besoin d’opérateurs de frayage pour répondre au design émotionnel qui affecte les individus ». Le designer construit des affordances que les individus doivent interpréter pour conduire leur action. Il en minimise les lacunes pour en maximiser l’action. Reste qu’il y a dans cette ligne d’action que trace le designer une possibilité d’inscrire une critique pour prendre un autre chemin, comme y invitait le designer James Auger.

Une autre difficulté, pointe judicieusement Camille Alloing en conclusion, est que bien souvent l’affordance agit à un niveau individuel (même si elle fonctionne sur une masse d’individus), quand il faudrait parvenir à penser cette conception affective de manière plus collective pour comprendre comment elle agit sur les normes et structures sociales. Pour lui, nous avons besoin d’autres métriques, pour mesurer les effets de la conception attentionnelle au-delà des seuls individus… D’outils en communs pour répondre à l’individualisation de nos comportements viscéraux.

Hubert Guillaud

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