Peut-on apprendre de l’histoire ?

« Ceux qui ne peuvent se rappeler l’histoire sont condamnés à la répéter ». Cette fameuse phrase du philosophe George Santayana est devenu un dicton de la sagesse populaire. Mais est-ce vrai ? Il nous faudrait tout d’abord vraiment comprendre les événements historiques. Or il se pourrait bien que la vérité de ceux-ci nous échappe à tout jamais. Alex Rosenberg, professeur de philosophie à l’université Duke, développe cette idée dans son livre How history gets things wrong : the neuroscience of our addiction to stories (Comment l’histoire fait fausse route : la neuroscience de notre dépendance aux histoires, MIT Press, 2018, non traduit).

À aucun moment Rosenberg n’attaque la pratique académique de l’histoire. Les historiens professionnels, nous précise-t-il, sont tout à fait en mesure de déterminer les faits historiques et se méfient en général des narrations se basant sur la psychologie des acteurs. Ce qu’il considère, c’est plutôt la pratique de « l’histoire populaire », basée en grande partie sur les biographies, qui cherche à expliquer le comportement de tel ou tel personnage et l’impact que ce comportement a eu sur autrui et sur nous. Cette tendance est répandue partout. Même dans le domaine de la littérature de vulgarisation scientifique, la tentation est grande de présenter un domaine sous sa forme historique, par le récit de ses découvreurs.

Pourtant, jamais aucun biographe, aucun auteur soucieux d’expliquer les causes des grands événements historiques ne tombe d’accord sur la nature de ces motivations. Ce caractère invérifiable de l’analyse historique atteint les plus hautes sphères, même la stratégie militaire. Par exemple, nous raconte Rosenberg, après la défaite de Sedan en 1870, le haut commandement militaire français étudia avec soin l’histoire de la bataille et en déduisit une stratégie destinée à éviter un tel problème à l’avenir. En 1914, les Allemands pénétrèrent de nouveau en France… Toujours via Sedan. Et pareil en 1940 ! « La morale de cette histoire », écrit-il, « est que, si vous voulez vous préparer à la prochaine guerre, n’étudiez pas l’histoire militaire. Mais les institutions militaires de toutes les nations occidentales modernes dépensent de vastes ressources pour que des historiens fassent exactement ça ».

Pour Rosenberg, ce goût immodéré pour les histoires, pour la narration, peut avoir des conséquences tragiques. Bon nombre des conflits tiennent au fait que les deux parties ont chacun leur modèle des événements historiques à l’origine de la guerre. Et aucun n’est plus « exact » que l’autre.

La théorie de l’esprit et ses limites


Il y a donc de bonnes raisons de penser qu’il est impossible de tirer des leçons de l’Histoire. Mais la thèse de Rosenberg ne s’arrête pas là. Le vrai problème, selon lui, n’est pas la multiplication des facteurs, le fait « qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». La cause du problème est notre addiction à la narration, aux histoires et à l’impact qu’elles ont sur nous. Et cette addiction repose sur une fonction fondamentale de notre mental, la fameuse « théorie de l’esprit ». Celle-ci rappelons-le, est la façon dont nous élaborons des hypothèses sur les causes du comportement d’autrui en lui attribuant des motivations diverses. Comme le souligne Rosenberg, de tout jeunes enfants possèdent déjà les rudiments de cette « théorie ». Autrement dit, ils sont capables d’attribuer à autrui des croyances (par exemple s’ils s’aperçoivent qu’un adulte cherche un objet là où il n’est pas, ils se mettent à rire – montrant par là qu’ils ont compris que la croyance de l’adulte était erronée). Ils sont aussi capables, très tôt, de comprendre si une personne possède un but.

Lorsque nous cherchons à comprendre l’Histoire, nous attribuons aux différents acteurs des intentions. Le livre de Rosenberg en mentionne plusieurs exemples : pourquoi Hitler a-t-il déclaré la guerre aux États-Unis ? Pourquoi Talleyrand a-t-il changé de bord à plusieurs reprises, trahissant ses anciens alliés ? Pourquoi le Kaiser a-t-il déclenché la première Guerre Mondiale ?

Rosenberg montre que de multiples ouvrages ont été consacrés à ces questions. Mais bien sûr, il est impossible d’obtenir une réponse sûre, chacun se contentant d’élaborer son scénario.

Jusqu’ici rien de bien surprenant : nous ne pouvons pas interviewer Hitler, le Kaiser ou Talleyrand. On est réduit à conjecturer sur leurs motivations profondes. Mais ce n’est pas là l’argument principal de Rosenberg. Son opinion est beaucoup plus radicale. Pour lui, le problème est ailleurs : c’est que notre théorie de l’esprit est globalement fausse.

Pour lui, cette fonctionnalité a été amplifiée par la sélection naturelle pour permettre à l’être humain primitif de dominer la chaîne alimentaire. D’autres animaux ont des capacités de « lecture de l’esprit ». Ils sont capables de réagir en fonction de l’attitude d’un vis-à-vis. Mais ils n’ont pas développé comme nous une véritable « théorie de l’esprit » : autrement dit, ils ne sont pas capables d’attribuer à autrui des croyances ou des buts. Le caractère antique, profondément implanté de cette théorie de l’esprit, fait qu’il nous est difficile de raisonner sans.
Mais pourquoi faudrait-il s’en passer ? C’est là que Rosenberg devient beaucoup plus radical. Pour cela il va se reposer sur une série d’expériences en neuroscience, impliquant des rats devant choisir un chemin. La question que se sont posée les chercheurs était : existe-t-il dans le cerveau un endroit représentant le lieu où se déplace l’animal, comme une carte routière représente une région ? Il existe bien des cellules qui s’activent lorsque le rat se dirige ou « pense » à telle ou telle place. Mais ces cellules ne constituent en aucun cas une carte : même si le chercheur peut savoir, grâce des électrodes plantées dans la tête du malheureux animal, ce que le rat décide ou comment il se déplace, ces cellules ne forment pas une reproduction de l’environnement. Celui-ci n’est représenté nulle part dans le cerveau. La conclusion de Rosenberg est que le cerveau ne « représente pas ». Il n’existe pas dans le cerveau de « motivations », de « buts », de croyances ». Ce ne sont que des interprétations approximatives de notre comportement.

Si la théorie de l’esprit peut à la rigueur fonctionner pour élaborer des stratégies envers des personnes proches, comme dans le cas de la vie en tribu dans la savane, elle devient complètement inefficace dès qu’on dépasse cet environnement immédiat, elle perd tout intérêt lorsqu’il s’agit de comprendre un comportement éloigné dans le temps et l’espace.

Ainsi à propos des manigances de Talleyrand : « Il s’avère qu’aucun des biographes n’a vraiment compris. Aucun d’entre eux n’a identifié les ensembles de croyances et de désirs qui ont amené Talleyrand à trahir en conversant avec ses ennemis. La raison n’est pas que Talleyrand ait possédé un autre ensemble de croyances et de désirs, que personne ne pouvait discerner, pas même Metternich, le meilleur connaisseur des machinations de Talleyrand. La raison en est qu’il n’existait aucune croyance ni aucun désir dans l’esprit de Talleyrand au moment où il a pris sa décision… La véritable histoire est qu’il n’y a pas d’histoire. Juste un ensemble pas très excitant qu’activations de circuits neuronaux (…) ».

En fait, pour Rosenberg, nos neurones fonctionnent largement en raison d’une série de conditionnements et d’habitudes. De fait, il rétablit une ancienne théorie, le behaviorisme. Celle-ci, illustrée par l’exemple bien connu du chien de Pavlov, se refusait à considérer l’intérêt du moindre « état mental » interne et se concentrait exclusivement sur le comportement et le moyen de conditionner celui-ci. Le behaviorisme avait été abandonné depuis des années comme largement incomplet. Mais pour Rosenberg, ce dernier n’était pas si faux, à condition toutefois de comprendre qu’il ne se situe pas au niveau de l’organisme entier, mais au niveau des neurones : « … les behavioristes pourraient bien être les derniers à rire, parce qu’il s’avère que le conditionnement de « l’animal entier » qu’ils avaient découvert et dont ils pensaient qu’il était suffisant pour expliquer le comportement animal et humain pourrait bien l’expliquer en réalité. Mais il le fait uniquement lorsqu’il opère sur les circuits neuronaux, qui semblent tous être construits par un conditionnement classique ou opérant. »

Mais peut-être peut-on sauver la théorie de l’esprit en considérant qu’il s’agit d’un modèle émergent capable de compléter, à un niveau plus global, les conclusions des neurosciences ? Pour Rosenberg, une telle approche ne présente guère d’intérêt. La théorie de l’esprit, affirme-t-il, ne propose rien qui nous permette d’acquérir une connaissance supplémentaire à ce que nous apportent les analyses du cerveau.

Peut-on abandonner la théorie de l’esprit ?


Pour l’auteur, la théorie de l’esprit est donc une illusion, à ranger du côté des anciennes hypothèses abandonnées, comme la théorie des épicycles de Ptolémée. Et encore, précise Rosenberg, le monde géocentrique ptolémaïque avait-il au moins le mérite de prédire le mouvement des planètes de façon (presque) correcte. Pour lui, la théorie de l’esprit se rapprocherait plutôt du phlogiston, une mystérieuse substance provoquant la combustion qu’imaginaient les chimistes du XVIIe siècle. Une spéculation complètement fausse, qui ne possédait aucun pouvoir, ni prédictif ni explicatif.

Pour Rosenberg, toute l’histoire de l’avancement des connaissances pourrait être assimilée à une réduction de l’importance de la théorie de l’esprit. On a commencé à accorder aux phénomènes naturels une intentionnalité, explique-t-il, jusqu’à ce que la physique prouve qu’il n’en était rien. Ensuite, on a pensé que les êtres vivants possédaient une téléologie, que la biologie avait un but. Puis est venu Darwin. Il ne reste, plus aujourd’hui qu’à ôter cette notion de but à notre psychologie et aux sciences humaines en général.

Pour en revenir au sujet de l’Histoire, Rosenberg voit un espoir dans de nouvelles façons de considérer l’histoire indépendamment de toute forme d’investigation sur les croyances et les buts des acteurs, en utilisant plutôt la sélection darwinienne ou la théorie des jeux. Il se montre ainsi très favorable à l’approche d’un Jared Diamond (et je pense qu’il apprécierait grandement Seshat, et il mentionne aussi brièvement Peter Turchin, dans ses notes de fin). Pourtant il se montre déçu que quelqu’un comme Diamond ne semble en rien renoncer à la bonne vieille « théorie de l’esprit ». Citant un passage de Guns Germs and Steel (traduit en français sous le titre De l’inégalité parmi les sociétés), il s’étonne que Diamond y ait écrit que : « Des méthodologies efficaces d’analyse des problèmes historiques ont été élaborées dans plusieurs domaines. En conséquence, il est généralement admis que l’histoire des dinosaures, des nébuleuses et des glaciers appartient aux domaines scientifiques et non à celui des humanités. Mais l’introspection nous donne beaucoup plus d’éclairage sur les comportements humains que sur celui des dinosaures. »

Pourquoi, se demande-t-il, Diamond réintroduit-il l’introspection à la fin de son ouvrage ? Pour Rosenberg, il devrait être possible de faire sortir l’histoire humaine, à son tour, des « humanités ».

A la lecture du livre de Rosenberg, on a l’impression de lire deux livres en un, le premier d’entre eux, celui concernant le caractère définitivement obscur de nos théories historiques, servant en quelque sorte de « cheval de Troie » pour nous faire avaler sa véritable thèse, celle de la fausseté fondamentale de la théorie de l’esprit, et une présentation de l’esprit humain comme dépourvu de croyances, de buts. Bref, sa réfutation de la théorie de l’esprit en revient à dire (même s’il ne l’écrit pas explicitement) que nous n’existons pas, que tout ce qui constitue notre esprit n’est qu’une illusion, une fausse interprétation.

Alex Rosenberg n’est pas le premier à défendre une telle interprétation. Par exemple, un couple de neuroscientifiques bien connus, Paul et Patricia Churchland, ont déjà affirmé que notre conception des phénomènes mentaux constituait une « psychologie naïve » (folk psychology), approximative voire carrément fausse, comme l’est la « physique naïve » (folk physics) élaborée spontanément par les humains en l’absence de méthode scientifique (un exemple de « physique naïve » est la théorie médiévale de l’impetus, qui spécifie qu’un objet reste en mouvement tant qu’il contient une certaine quantité de force qui va en s’épuisant. On sait depuis Newton que c’est l’inverse, qu’un objet reste en mouvement tant qu’une force ne le freine pas ou change sa direction).

C’est une chose de dire, en invoquant Marx, Braudel, Darwin, Turchin ou Diamond, que nos actes individuels ne sont rien en face de forces ou de déterminismes géographiques, historiques ou explicables par la théorie des jeux. C’est un point de vue largement ancien et partagé. C’en est une autre que d’affirmer que nous sommes dépourvus d’intentions ou de croyances. Lorsque Peter Turchin dit : « Les nobles français, le clergé et les représentants du tiers état qui en 1789 ont cessé d’obéir au roi et ont pris le gouvernement en main n’avaient certainement pas l’intention de déclencher une révolution sanglante au cours de laquelle la plupart d’entre eux perdraient la tête. C’est pourtant ce qui s’est passé », il ne nie pas que ces acteurs aient possédé des intentions. De la même manière Diamond ne transforme jamais ses théories darwiniennes en une attaque contre notre conception de l’esprit humain. Sa phrase sur l’introspection n’est donc pas du tout autocontradictoire.

La comparaison avec la théorie ptolémaïque et la théorie de l’esprit me semble peu pertinente pour deux raisons : tout d’abord c’est par une grande souplesse de sens qu’on nomme ce phénomène mental « théorie » de l’esprit. Comme Rosenberg le montre lui-même dans son ouvrage, cette « théorie » est partagée par des enfants en très bas âge, ce qui laisse à penser qu’elle est soit innée soit acquise très tôt après la naissance. Ce n’est donc pas tant une théorie, qu’un organe. Si réellement l’esprit et le cerveau sont identiques (et c’est bien sûr ce que pense aussi Rosenberg), il n’existe aucune raison de ne pas considérer quelque chose d’aussi basique que notre théorie de l’esprit comme quelque chose d’aussi organique et « irréfutable » que peut l’être un rein.

Ensuite, et c’est là aussi une différence fondamentale, les théories réfutées sont remplacées par d’autres qui sont capables de mieux expliquer notre appréhension du monde. Une fois que Copernic a émis sa théorie, un peu de réflexion suffit à comprendre pourquoi nous avons la sensation que le soleil se lève, pourquoi le mouvement des planètes fonctionne comme il le fait. Pour Darwin, c’est pareil, même si c’est un peu plus contre-intuitif. Est-ce le cas avec cette vision de l’esprit humain ? A aucun moment les neurosciences, ou plutôt cette interprétation des neurosciences, n’explique le « problème difficile de la conscience« . Elles nous enjoignent simplement de ne pas nous en préoccuper. Rosenberg le dit très clairement : « Il semblerait donc que la réponse à notre question «Que pensait exactement Talleyrand ?» serait simplement «Laisse tomber». »

Autrement dit, contrairement à la théorie copernicienne ou au darwinisme, cette interprétation des neurosciences ne permet pas de comprendre comment apparait cette illusion que serait la « théorie de l’esprit ». L’héliocentrisme nous permet de comprendre pourquoi nous avons l’impression que la terre est au centre de l’univers, même si c’est faux. Et la théorie de la sélection naturelle nous explique pourquoi nous avons l’impression que la nature possède un but, même si ce n’est pas le cas. L’illusion « naïve » est intégrée dans la nouvelle théorie. Dans le cas présent, ce n’est absolument pas le cas. On observe juste une corrélation entre des états neuraux et des états de conscience. A aucun moment nous ne recevons d’explications quant à notre impression de posséder des « buts », des « intentions » des croyances »…Et pourquoi, il est quand même un peu nécessaire de le rappeler, cette théorie de l’esprit fonctionne plutôt bien dans la très grande majorité des cas (même si elle ne s’applique pas aux personnages historiques).

Lorsqu’il dit que la théorie de l’esprit n’apporte rien aux explications fournies par les neurosciences, on pourrait tout aussi bien lui répondre qu’au contraire, les neurosciences (du moins au stade où elles se trouvent aujourd’hui) n’apportent rien à la compréhension de l’esprit humain, et se contentent d’un vague « circulez, il n’y a rien à voir » qui est tout à fait à l’opposé d’une véritable investigation scientifique.

Au final, que penser du livre d’Alex Rosenberg ? Son idée de base, selon laquelle l’histoire ne nous apprend rien et ne peut donc servir de guide à notre comportement, me paraît tenir la route, mais elle n’est pas spécialement nouvelle. Sa « théorie de la théorie de l’esprit » me paraît en revanche beaucoup moins facile à avaler.

Son livre aurait été beaucoup plus convaincant s’il s’était penché sur les imperfections et les failles des approches historiques. Mais la critique de l’histoire était-elle vraiment l’intention d’Alex Rosenberg, ou servait-elle juste de marchepied pour exposer ses conceptions de l’esprit ?

Néanmoins le livre de Rosenberg me paraît important : les opinions qu’il professe dans son ouvrage ne sont pas le fruit de réflexions isolées, elles se situent dans un courant de pensée contemporain assez répandu actuellement, qui en vient à conclure que ce que nous nommons la « conscience » n’est qu’un phénomène secondaire, illusoire, un épiphénomène sans importance réelle. Lorsque Jaron Lanier, dans son livre Dawn of the New Everything : Encounters with Reality and Virtual Reality affirme que la VR prouve que nous sommes réels (voir notre critique : « 52 nuances de réalité virtuelle »), il répond en fait à cette conception partagée par de nombreux aficionados de l’intelligence artificielle : en fait l’un des arguments souvent entendus en faveur de la superintelligence repose sur l’idée que celle-ci pourrait être dépourvue de conscience au sens où nous l’entendons, mais serait néanmoins simultanément capable de nous dépasser dans tous les domaines.

Ceci dit, j’ai appris qu’Alex Rosenberg écrivait aussi des romans. Je serai curieux de savoir s’il applique ses théories dans sa seconde carrière !

Rémi Sussan

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