La vie, telle qu’elle pourrait être (1/3) : de nouvelles lettres pour l’alphabet du vivant

Ces dernières années, divers chercheurs se sont attachés à agrandir l’alphabet génétique, sur lequel repose la structure de l’ADN, en vue d’en tirer des applications technologiques, mais également (et peut-être surtout) pour comprendre la nature de la vie elle-même.

Le travail a commencé à aboutir en 2014, lorsque Floyd Romesberg (@Romesberglab) se montra en mesure de créer le premier organisme « semi-synthétique » dont l’ADN possède deux bases supplémentaires, surnommées X et Y. En 2017, il a perfectionné son exploit en créant une bactérie E.coli semi-synthétique utilisant ces nouvelles bases pour produire une protéine rendant l’organisme fluorescent, apportant ainsi la preuve qu’une action avait réellement eu lieu.

Perfectionner l’ADN


Un petit rappel de nos cours en biologie peut s’avérer nécessaire. Le code génétique repose sur un alphabet de 4 lettres, couramment notées A, G, C et T. Ces quatre bases s’assemblent en codons de trois lettres seulement : par exemple ACG ou GCT… Il ne peut exister en tout que 64 combinaisons possibles.
Chaque codon produit, de manière indirecte (via une autre molécule, l’ARN, et passage dans le ribosome), un acide aminé spécifique. Les êtres vivants sur terre ne disposent que de 20 acides aminés (certains organismes en produisent un peu plus, 21 ou 22). Les acides aminés sont les constituants de base de macromolécules, les protéines, qui sont les briques de base du vivant.

Ce qu’on appelle un gène est un ensemble de codons produisant ensemble une protéine. Comment l’ADN sait-il s’arrêter, stopper la production d’acides aminés au moment où la protéine est construite ? Il utilise pour cela des codons particuliers, nommés les codons STOP, qui arrêtent au bon endroit la production de ces molécules.

Mais finalement, un alphabet de quatre lettres, c’est très peu. Steven Benner, qui travaille depuis des années sur le sujet, n’est pas impressionné par la beauté de la « double hélice » de l’ADN, nous raconte le New Scientist : « Quand on observe l’ADN, ce qu’on remarque, c’est l’imperfection », explique-t-il. « Nous pensons pouvoir faire mieux ». Le travail de Romesberg, en ajoutant 2 bases X et Y, a permis de faire exploser le nombre de codons disponibles. On est passé de 64 à 216.

Steven Benner a été encore plus loin, puisqu’il a élaboré un alphabet de 12 lettres. Mais contrairement à Romesberg, son travail est plus théorique. Il n’a en effet pas encore placé ses nouvelles bases au sein d’une créature vivante.

De son côté, le magazine Quanta nous rappelle qu’il existe d’autres manières de modifier la structure du code génétique sans pour autant ajouter de nouvelles bases. George Church, par exemple, travaille sur les codons redondants (qui codent le même aminoacide) afin de rendre ces derniers capables de générer de nouvelles molécules, non standards. Jason Chin, un biochimiste britannique cherche lui à « fabriquer » un ribosome susceptible de lire des séquences de quatre lettres et non plus seulement trois.

Quel peut être l’intérêt de ces travaux sur l’ADN ? Les applications sont multiples et concernent surtout l’industrie et la médecine. En effet, cela peut nous permettre de coder de nouvelles protéines aux potentialités inédites. Par exemple, en chimie, on pourrait élaborer de nouveaux catalyseurs.

De son côté Romesberg créé sa propre compagnie, Synthorx qui travaille sur un médicament contre le cancer, nous apprend The Economist. La protéine concernée est l’interleukine 2, une molécule qui a la capacité d’attaquer les tumeurs, mais qui dans le même temps se révèle terriblement toxique pour l’organisme. L’interleukine 2 s’associe aux lymphocytes (les cellules du système immunitaire) par trois sites, nommés respectivement alpha, bêta et gamma. Problème, la liaison avec le site alpha est responsable de la toxicité du produit. Mais celle-ci peut être bloquée par des molécules de polyéthylène glycol (abrégé PEG). La question est : comment attirer ces molécules PEGS ? C’est ici qu’entrent en jeu les bases artificielles de Romesberg. Grâce à celles-ci les PEGS viennent s’attacher spontanément à l’interleukine 2, bloquant l’association avec le site alpha. Le nouveau produit a été testé avec succès sur des souris et The Economist précise que Synthorx a demandé l’autorisation de tester son nouveau produit sur les humains.

Pourquoi un alphabet si restreint ?


Mais l’intérêt de ces nouvelles versions de l’ADN n’est pas uniquement médical et technologique. Ce domaine est l’illustration d’un phénomène courant, mais qu’on a tendance à trop souvent oublier : l’interaction de la technologie et de la recherche fondamentale. En effet, ces prouesses technologiques nous permettent de mieux nous poser la question de l’origine de la vie.

Ainsi, est-ce une si bonne idée de multiplier les bases et les codons ? Pourquoi la vie s’est-elle contentée d’une structure aussi limitée ? Une question à laquelle Jordana Cepelewicz, dans le magazine Quanta a cherché à répondre.

En fait, ce système est remarquablement solide et résilient, et rien ne dit que des alphabets plus compliqués se révéleraient plus efficaces. En effet, on l’a dit, il y a 64 codons pour 20 acides aminés. Cela implique naturellement que plusieurs codons produisent le même acide. Mais la plupart du temps, les différents codons ne divergent que sur leur troisième position, par exemple, continue encore l’article de Quanta, l’acide glutamique, codé à la fois par GAG et GAA.

De plus lorsque deux codons partageant deux bases en commun produisent un résultat différent, les deux acides en question possèdent souvent les mêmes caractéristiques chimiques.

Cela rend un tel système bien plus résistant aux mutations.

Selon certains chercheurs, continue le magazine, un alphabet de 6 bases ou plus se révèlerait beaucoup moins stable : les mutations seraient trop nombreuses. C’est d’ailleurs le cas avec les créations de Romesberg. Elles se reproduisent moins bien et possèdent effectivement un plus fort taux de mutations.

Un chercheur en biologie computationnelle, Stephen Freeland, a essayé de comparer l’actuelle séquence de 20 acides aminés à la base des protéines avec une multitude d’autres combinaisons des mêmes types de molécules, choisies aléatoirement. Il s’avère qu’effectivement, notre alphabet de 20 lettres (généré par l’alphabet encore plus réduit de 4 lettres de l’ADN) s’avèrerait plus efficace qu’un million d’autres combinaisons testées.

Ceci dit, cela ne signifie pas que le code génétique soit parfait. En termes darwiniens, cela signifie juste qu’il s’est avéré « suffisamment bon » dans l’espace de solutions proposées par la Terre primitive pour s’imposer comme le langage de base de tous les êtres vivants. Une fois cette structure alphabétique de 4-20 lettres suffisamment répandue, cela aurait bloqué l’apparition d’autres combinaisons possibles.

De plus, il n’est pas toujours facile de dire avec certitude que notre code génétique est véritablement optimal. Après tout, souligne Romesberg on ne connaît pas vraiment les conditions de l’apparition de la vie sur Terre, et, poursuit-il, « quand vous ne comprenez pas un problème, il est toujours difficile de théoriser dessus ». Selon le biologiste synthétique Chang Liu, « il est concevable qu’à long terme, le fait de disposer d’acides aminés supplémentaires soit avantageux, ce qui permettrait à l’hôte de s’adapter de manière innovante… Mais ce serait là une toute nouvelle chimie difficile à prédire. »

En tout cas, une chose est sûre. Des expériences comme celles de Benner ou Romesberg, nous offrent la possibilité de réfléchir à la nature de la vie d’une manière moins spéculative qu’auparavant. Comment celle-ci est-elle apparue sur notre planète ? A quoi ressembleraient des extra-terrestres, s’il en existe ? Si l’évolution recommençait demain, à partir de la soupe primordiale, suivrait-elle le même chemin ? On peut aujourd’hui, pour la première fois, commencer à se demander comment la vie pourrait être plutôt que de seulement constater ce qu’elle est.

Rémi Sussan

Le dossier, « la vie, telle qu’elle pourrait être » :

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