Startupeurs, des innovateurs ordinaires

Dans Les start-up, des entreprises comme les autres ?, les sociologues Michel Grossetti, Jean-François Barthe et Nathalie Chauvac du Laboratoire interdisciplinaire Solidarités, sociétés, territoires, livrent les résultats d’une longue enquête sociologique sur les entreprises innovantes et leurs fondateurs. À rebours des discours promotionnels de l’entrepreneuriat, leurs recherches dressent un autre portrait des entrepreneurs innovants que celui dont on nous fait trop souvent le panégyrique. Interview.

InternetActu.net : Le profil type de l’innovateur que vous mettez à jour dans votre enquête n’est pas celui auquel on s’attend. Le fondateur de startup n’est pas vraiment un étudiant génial, solitaire et enthousiaste porté par un projet révolutionnaire… Musk ou Zuckerberg semblent plus des exceptions que des modèles. Quel est le profil type de l’innovateur ?

Jean-François Barthe, Nathalie Chauvac et Michel Grossetti : Les notions d’innovation et de startup ont pris une telle extension qu’il n’y a pas de profil type unique d’innovateur. Notre enquête étant centrée sur des entreprises revendiquant des innovations techniques et créées avant 2010, nous avons surtout des ingénieurs, cadres techniques ou chercheurs, ayant déjà eu des expériences professionnelles comme salariés et créant des entreprises dans des phases d’incertitude professionnelle.

InternetActu.net : Vous parlez d’ailleurs d’innovateurs « ordinaires » voir d’innovateurs « par défaut », « portés par les circonstances ». En quoi sont-ils « ordinaires » justement ?

Jean-François Barthe, Nathalie Chauvac et Michel Grossetti : Les croissances très spectaculaires des quelques startups toujours citées sont très exceptionnelles par rapport à la masse des entreprises revendiquant des innovations et connaissant un développement modeste. Celles de notre échantillon ont créé une dizaine d’emplois en moyenne cinq ans après leur création. Comme dans toutes les activités de création, les rares très grands succès sont à mettre en rapport avec une base immense de personnes engagées dans ces activités sans aller au-delà d’un certain niveau de développement et de notoriété. Nos innovateurs sont « ordinaires » précisément parce qu’ils font partie de cette très grande majorité peu visible.

InternetActu.net : L’une des limites de votre enquête est qu’elle regarde assez peu d’entreprises dédiées aux commerces ou services en ligne, comme on l’entend désormais le plus souvent des entreprises innovantes. Avez-vous des travaux lancés sur les startupeurs du web et si c’est le cas, montrent-ils une différence avec les innovateurs que vous évoquez dans votre livre ?

Jean-François Barthe, Nathalie Chauvac et Michel Grossetti : Nous en avons quelques-uns dans notre échantillon, mais nous observons en effet un essor de ces entreprises après 2010. Nous envisageons une étude complémentaire qui leur serait consacrée. Apparemment, ils sont plus jeunes, créant une entreprise peu de temps après la fin de leurs études et ont plus souvent une formation commerciale ou d’administration alors que ceux que nous avons rencontrés ont plutôt suivi des cursus techniques. Il semble également que lorsque ces entreprises du web impliquent des développements techniques importants, elles sont fondées par des groupes de personnes mixant les deux types de profils.

InternetActu.net : Vous évoquez le fait que le « projet » d’entreprise lui-même est toujours en construction, jamais terminé, défini… Un peu comme Facebook ou Google ne cessent de modifier leurs algorithmes et pour faire évoluer leur plateforme… Que tout projet émerge d’« un chaos d’interactions de toutes sortes dont émerge progressivement un projet ». La figure de l’innovateur solitaire qui suit une vision et un projet est-elle une fable ?

Jean-François Barthe, Nathalie Chauvac et Michel Grossetti : L’entrepreneur solitaire ayant une vision précise est en effet une figure un peu abstraite et théorique qui correspond rarement à la réalité. Nos observations convergent avec de nombreux autres travaux, en sciences de gestion notamment, sur le fait que la majorité des entreprises de ce type sont fondées par plusieurs personnes. Il y a des cas d’entrepreneur unique, mais, même dans ce cas, celui-ci s’appuie beaucoup sur des relations personnelles et n’est donc certainement pas solitaire. Ensuite, le degré de formalisation et de précision des projets varie beaucoup selon les cas, et il évolue au fil des années en fonction des contextes changeants dans lesquels ces entreprises se situent.

InternetActu.net : L’autre intérêt de votre étude est qu’elle regarde les entreprises sur le temps long. Elle s’intéresse à une centaine d’entreprises innovantes, plutôt installées en région (Midi-Pyrénées, Bordeaux, Grenoble et Marseille) que vous suivez depuis la fin des années 90. Le caractère innovant est circonscrit par le fait que ces entreprises ont réussi à convaincre des organismes de soutien à l’innovation. Ce temps long permet de regarder comment elles évoluent. Or, ces évolutions ne sont pas aussi linéaires que l’on pourrait le penser, passant du projet au marché ou à l’échec… Y’a-t-il un parcours type ou spécifique de ces entreprises ?

Jean-François Barthe, Nathalie Chauvac et Michel Grossetti : La plupart des entreprises étudiées ont été créées entre 2000 et 2010, quelques-unes étant plus anciennes. Nous avons essayé de dégager des régularités de leurs parcours tel que nous les avons reconstitués et suivis. Ces parcours diffèrent selon le type d’activité bien sûr, puisque par exemple, les entreprises du secteur pharmaceutique doivent vivre longtemps sur des apports de capitaux avant de faire des bénéfices alors que d’autres, en informatique par exemple, peuvent combiner des activités de services permettant des rentrées d’argent avec le développement de leur produit ou de leur service. Certaines passent beaucoup de temps dans une phase de projet, d’autres sont immédiatement installées dans une logique de marché, avec des clients réguliers, beaucoup passent du projet au marché, mais beaucoup également passent par des périodes de crise et de redéfinition de leurs activités. À titre d’exemple, l’une d’entre elles a tâtonné par adaptations successives de son idée initiale plus de 10 ans avant de trouver des débouchés stables.

InternetActu.net : Dans les conclusions de votre étude, vous notez, deux choses importantes, me semble-t-il, à l’égard des politiques de soutien à l’innovation. D’abord que l’implantation des entreprises n’est pas stratégique contrairement aux messages que tiennent les infrastructures de soutien à l’innovation. Deuxièmement vous constatez finalement que les dispositifs de soutien à l’innovation devraient s’ouvrir à d’autres types d’entreprises. Pouvez-vous nous expliquer ce qui motive ces deux messages ?

Jean-François Barthe, Nathalie Chauvac et Michel Grossetti : Là encore nos observations convergent avec d’autres travaux similaires. Les fondateurs de startups ne procèdent que très rarement à des « choix de localisation » pour décider de l’implantation de leur entreprise : en général ils créent l’entreprise dans l’agglomération où ils résident. Dans quelques rares cas, ils reviennent dans une région qu’ils connaissent par leur enfance ou leurs études après des séjours à l’étranger ou choisissent une ville « du sud » dans un projet de s’éloigner de la région parisienne. Cela nous rend très sceptiques sur les politiques d’attractivité destinées aux startups que mettent en place beaucoup de collectivités locales. Ensuite, au sein d’une même agglomération, il existe une sorte de marché des locaux d’entreprises qui met en concurrence des zones industrielles et des immeubles de bureaux. Cependant si les considérations de coûts et d’aménités sont ici plus présentes, les arbitrages se font souvent en grande partie en fonction des lieux de résidence des fondateurs et de leurs premiers salariés, ne serait-ce, parfois, que pour de simples raisons d’accessibilité. On peut s’interroger sur une sorte d’illusion de la concurrence entre les espaces qui conduit certaines collectivités territoriales à effectuer des dépenses importantes pour attirer les entreprises au détriment de leurs voisines. Peut-être qu’une meilleure prise en compte de la réalité des pratiques et des possibilités de coopération et de concertation entre les collectivités permettrait d’éviter ces dépenses ou de mieux utiliser les budgets qui leurs sont consacrés.

InternetActu.net : Néanmoins, loin de rejeter ces politiques d’accompagnement de l’innovation, il semble qu’elles jouent un rôle important pour ces entreprises. Lequel ?

Jean-François Barthe, Nathalie Chauvac et Michel Grossetti : Il nous semble que les financements et soutiens divers, comme les locaux à coût réduit ou certains conseils, dont bénéficient les entreprises réputées innovantes, leur permettent de mieux affronter que d’autres les difficultés des premières années, qui sont assez communes à toutes les entreprises. On peut se demander alors s’il ne serait pas pertinent d’étendre ces dispositifs de soutien à des entreprises plus variées.

Propos recueillis par Hubert Guillaud

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  1. La Harvard Business Review a également démythifié l’âge moyen des innovateurs, qui est plus proche des 40 ou 47 ans, que des moins de 20 ans. La croyance dans le mythe des jeunes entrepreneurs tient surtout d’une exposition disproportionnée d’une poignée d’innovateurs médiatiques.