Des effets des outils sur nos pratiques : pourquoi les médecins détestent-ils leurs ordinateurs ?

Le chirurgien et journaliste Atul Gawande (@atul_gawande), célèbre pour son Checklist Manifesto (« Le manifeste de la liste de contrôle », un bestseller qui a permis aux chirurgiens de réduire les erreurs en salle d’opération par la pratique de la liste de contrôle pré-opératoire, cf. « Concrètement, comment rendre les algorithmes responsables et équitables ? ») est un infatigable défenseur de l’amélioration de la santé publique. Dans une récente tribune pour le New Yorker, il décrivait les effets de l’informatisation sur le travail des praticiens hospitaliers, en soulignant et expliquant le conflit entre la logique informatique et les pratiques. Il y montrait très concrètement combien la transformation numérique, comme souvent, remplace une logique par une autre. Retour sur cette tribune, traduite et synthétisée par Claire Richard pour le Digital Society Forum.

Il est difficile de décrire les effets qu’ont nos outils informatiques sur nos pratiques, professionnelles et personnelles, sans se contenter de généralités ni céder aux raccourcis faciles. Pour ce faire, il faut des récits précis, des relevés sensibles, informés par des connaissances solides du terrain décrit et une capacité à élargir la réflexion. C’est ce que fait brillamment le chirurgien et journaliste Atul Gawande dans une longue et passionnante enquête, parue en novembre dans le magazine américain The New Yorker.

Atul Gawande est chirurgien dans un hôpital de Boston. Il est aussi chercheur en santé publique et écrit sur ce sujet pour le New Yorker depuis 1998. Ses livres sur la façon de transformer le système de santé sont des bestsellers.

De la promesse d’efficacité au monstre d’incompréhensibilité

En 2015, l’hôpital où il travaille décide de changer de système informatique pour passer à Epic, un des leaders du marché (les données de santé de plus de la moitié des Américains figurent aujourd’hui dans son système). Contrairement à l’ancien système, EPIC propose une interface unique pour « presque tous les besoins des professionnels de santé » : il permet d’enregistrer les observations des médecins, d’envoyer les ordonnances à la pharmacie, de prescrire les examens et les scanners, d’examiner les résultats, de prévoir une opération, d’envoyer les factures aux assurances… Tout est dématérialisé : « nous allions ainsi devenir plus rapides, plus écolos, meilleurs en un mot ».

La migration coûte 1,6 milliard de dollars et ne soulève pas grand enthousiasme. Les chirurgiens râlent de devoir passer des heures en formation plutôt qu’avec leurs malades, l’interface semble ésotérique. Gawande, passionné d’informatique depuis l’enfance, est désorienté comme tout le monde, mais pas inquiet : « J’avais passé ma vie à absorber les changements informatiques et je savais qu’une fois passée la phase d’apprentissage, je finirais par pouvoir faire des choses assez chouettes. »

Trois ans plus tard, il fait un constat désenchanté : « La technologie qui promettait de me donner davantage de contrôle sur mon travail a, en réalité, donné à mon travail plus d’emprise sur moi. »

Car le logiciel génère des heures de travail supplémentaires, passées non avec les patients, mais devant l’écran. En 2016, une étude montrait que les médecins passaient environ 2 heures devant leur écran pour chaque heure passée devant leur patient – l’Europe connaît le même phénomène : une étude menée dans le Service de médecine interne du Centre hospitalier universitaire vaudois indique que les médecins assistants passent 5 heures par jour devant un écran, contre 1,7 devant les malades. Ces 5,2 heures sont consacrées à entrer des informations dans le « dossier patient informatisé ».

Comment la promesse d’efficacité a-t-elle engendré son contraire, un « monstre d’incompréhensibilité », comme le décrit une collègue d’Awande à bout de patience ?

« Quelque chose a sévèrement capoté. Les médecins comptent parmi les plus fervents utilisateurs des nouvelles technologies, et l’informatisation a simplifié le travail dans de nombreux secteurs. Et pourtant, nous sommes arrivés à un point où les personnels médicaux détestent viscéralement leurs ordinateurs – et ne se privent pas de le dire. »

Comment l’informatique modifie les rapports de pouvoir : la revanche des personnels administratifs

Les premières semaines d’implémentation sont chaotiques. Certains patients sont refusés faute de place, le temps que les médecins s’habituent au système. Le service d’aide informatique croule sous les demandes (27000 en 5 semaines, soit 2 pour 3 utilisateurs). Mais les vraies tensions, souligne Gawande, ne tiennent pas à des raisons techniques, mais à une modification des rapports de pouvoir entre classes professionnelles à l’hôpital. Celles-ci s’affrontent lors des discussions pour savoir comment concevoir les formulaires informatiques de commande d’actes médicaux.

« Pour concevoir une fonction donnée – par exemple, un formulaire pour prescrire une IRM cérébrale – les choix de design étaient plus politiques que techniques : les personnels administratifs et les médecins avaient des visions différentes de ce qui devait y figurer », explique-t-il. Dans le fonctionnement hiérarchique traditionnel, les médecins finissaient par décider. Mais Epic bouleverse cette gouvernance en organisant des réunions ouvertes à tous pour décider de ce qui doit figurer dans les formulaires. Les médecins ne se déplacent pas toujours et les personnels administratifs imposent leur vision. Pour leur travail, ils ont besoin de recueillir beaucoup plus d’informations qu’un médecin qui prescrit un acte médical en consultation. Les formulaires ultra-détaillés qui en résultent sont un gain de temps pour eux, mais une perte de temps pour les médecins. Ces derniers sont furieux, mais sont obligés d’obéir aux contraintes du système informatisé. C’est « la revanche des ancillaires », commente un officiel d’EPIC.

L’enlisement bureaucratique

Gawande constate effectivement que les démarches prennent plus de temps, mais il y trouve son compte, car il a plus facilement accès à des informations médicales précieuses. Cependant en tant que chirurgien, l’essentiel de son travail se fait au bloc et il n’est pas si souvent dans son bureau. Il interroge donc une collègue généraliste, réputée pour son professionnalisme et son efficacité. Celle-ci est à bout. Loin de lui faciliter la vie, le système a multiplié les informations inutiles, les notifications et messages et le temps qu’elle passe à remplir des formulaires. Son temps de travail augmente, son irritation aussi. Contrairement aux promesses du système, la version informatisée des notes médicales se révèle moins efficace que la version précédente, manuscrite. Les médecins, pressés par le temps, prenaient des notes concises. Or, sur un ordinateur, le plus rapide, c’est le copier-coller de paragraphes, voire de pages entières, plutôt que la synthèse et la sélection d’informations.

Cet enlisement bureaucratique est-il un raté confiné à l’hôpital de Gawande ou un processus inéluctable ?

Gawande fait un détour théorique pour montrer que la transformation d’un outil miracle en usine à gaz chronophage est quasiment une loi darwinienne de la programmation. Elle a ainsi été théorisée par Frederick Brooks, développeur chez IBM dans les années 1970 et auteur de The mythical man-month (« Le mythe du mois-homme »), devenu un classique dans le champ du développement de logiciel. Brooks y expose nombre de lois tirées de son expérience, dont la façon prévisible dont un petit logiciel conçu par des nerds pour une poignée de nerds se transforme progressivement en grosse machine peu maniable à mesure qu’elle est victime de son succès et qu’elle doit répondre à des utilisateurs de plus en plus variés et tourner sur des machines de plus en plus diverses. Plus le logiciel grossit, plus il lui faut de contraintes et de règles : il devient mécaniquement de plus en plus bureaucratique (on retrouve le même phénomène à l’échelle des sociétés). Peu maniable, lourd, contraignant, mais désormais indispensable, le logiciel entre alors dans une phase que Brooks baptise « tar pit », « fosse à bitume »,ce stade où il devient pénible d’avancer, car le sol colle aux pieds.

De la taylorisation des pratiques hospitalières à la circulation de l’information

L’hôpital de Gawande est en pleine phase « fosse à bitume ». Epic est installé partout et modifie en profondeur la structure du travail. Gawande note : « En regardant faire d’autres collègues, j’ai commencé à remarquer comment le logiciel modifiait insidieusement la façon dont les gens collaboraient. Ils étaient plus déconnectés les uns des autres, ils avaient moins d’occasions de se voir et de s’entraider – c’était d’ailleurs souvent plus difficile pour eux de le faire. »

L’assistante de son service, qui avait l’habitude de trier des papiers, faire des brouillons de lettre ou d’ordonnance pour donner un coup de main aux médecins, ne peut plus le faire sur le logiciel. Celui-ci assigne à chacun des tâches précises, dont on ne peut déborder. « C’est comme s’ils voulaient que n’importe quelle personne lambda puisse entrer dans un bureau, se poser sur un fauteuil et faire le job en suivant exactement les instructions », dit-elle avec amertume. En d’autres termes, ce qu’elle vit, c’est la standardisation du travail, la taylorisation amenée à l’hôpital.

Interrogé, le directeur logistique de l’hôpital, qui coordonne le passage à Epic, se dit compréhensif. Il ne regrette pas la migration, car celle-ci ne sert pas les personnels hospitaliers : « nous imaginons que ce système est fait pour nous, mais non ! Il est fait pour les patients » Si 60 000 professionnels de santé utilisent EPIC, presque 600 000 patients s’y connectent régulièrement : pour consulter leurs résultats médicaux, vérifier leurs ordonnances, relire les notes prises par leurs médecins pendant la consultation… Aujourd’hui, note Gawande, c’est chez les patients que l’utilisation des dossiers médicaux informatisés progresse le plus vite.

De l’adaptabilité… à l’externalisation

Mais comment réconcilier les bénéfices réels du logiciel sur la santé et les patients et son impact destructeur sur le travail des médecins ?

Gawande voit entre ces deux logiques une contradiction essentielle : « La médecine est un système adaptatif complexe : elle est un agencement d’éléments multiples et interconnectés, et elle est censée évoluer dans le temps, à mesure que l’environnement change. Ce n’est pas le cas d’un logiciel. Un logiciel est complexe, mais il ne s’adapte pas. Et c’est bien le cœur du problème pour ses utilisateurs : nous, les humains. »

Il rejoint ici un argument central de la critique de la technique : le fait qu’elle ignore ou écrase la complexité, la fluidité et la mobilité des pratiques humaines. Le logiciel, écrit Gawande, est efficace en sélectionnant : les fonctions qui marchent, les tâches autorisées. L’homme, lui, est efficace parce qu’il s’adapte, et qu’il mute.

Ainsi, en réponse à la lourdeur bureaucratique des systèmes, une nouvelle profession paramédicale est apparue dans les cabinets : « les scribes médicaux ».

Ils sont présents pendant les consultations à côté des médecins, et ils prennent les notes pour eux et les entrent dans le système. C’est un peu absurde, reconnaît Gawande : « On a remplacé le papier par l’ordinateur parce que le papier était inefficace. Maintenant les ordinateurs sont devenus inefficaces alors on réembauche des humains. Mais il s’avère que ça ne marche pas trop mal. » Les médecins que rencontrent Gawande sont ravis de ce système, qui leur permet de retrouver du temps de face à face avec leurs patients, sans plus se soucier de leurs ordinateurs. Mais les scribes sont une rustine à bas coût : ils sont mal payés, peu formés (ce sont souvent des étudiants en médecine), et le taux d’erreur dans la prise de notes est élevé. Dans un schéma bien connu, des versions délocalisées en Inde apparaissent : des « scribes virtuels », des médecins indiens qui assistent à la consultation via Skype et font le travail de documentation dans le système, sur la base des notes enregistrées pendant la consultation. Gawande passe rapidement sur les implications politiques de cette délocalisation, qui consiste pourtant à délocaliser les externalités négatives dans les pays du Sud – un mécanisme classique du capitalisme contemporain.

Pourtant, même chez les médecins qui utilisent des scribes et s’en disent ravis, le taux de burn-out n’a pas baissé. Ils sont heureux de passer plus de temps avec leurs patients – mais ils n’ont pas allégé leur charge de travail. Le temps que leur a fait gagner le scribe, ils le passent tout simplement avec plus de patients.

Hacker, bidouiller, adapter, cohabiter : la vérité de notre condition technique

Comme souvent dans les récits technologiques, le dépassement dialectique s’esquisse du côté du hack. Gawande raconte ainsi l’histoire d’un neurochirurgien de l’université de Pennsylvanie qui décide de modifier le logiciel Epic pour l’adapter aux besoins réels de son service. Il collabore avec une programmeuse et ils organisent des réunions ouvertes à tous, où chacun-e peut s’exprimer sur la refonte du système. Résultat : ils conçoivent rapidement une nouvelle interface « plus rapide et plus intuitive, spécialement conçue pour les consultations de neurochirurgie », conçue pour sélectionner les données réellement importantes et permettant même aux patients de contribuer. Cet exemple pourrait se généraliser, estime Gawande. Pour l’instant, la tendance se heurte aux logiques propriétaires des entreprises, qui refusent généralement de partager leurs API et empêchent ainsi la création d’applications compatibles avec le logiciel. « Un interne pourrait télécharger une application permettant d’automatiser le renouvellement d’une ordonnance, une infirmière pédiatrique pourrait télécharger une appli pour générer une courbe de croissance. »

Gawande termine son enquête en demi-teinte. Conscient des obstacles, il en revient à sa pratique. Il décrit ainsi une consultation avec un patient, chef de chantier dans le bâtiment. Pressé par le temps, il est forcé de passer la moitié d’une consultation sur son ordinateur, à la recherche de réponses. Son patient le déplore, mais le comprend. Il est aux prises avec des logiques similaires sur son chantier : l’introduction de logiciels de gestion qui inondent les équipes de notifications et de messages, qui se substituent au face à face. Mais il accepte cette cohabitation malaisée, toujours à réinventer, comme une donnée de l’époque, comme la vérité de notre condition technique. « J’avais parlé à des dizaines d’experts, mais c’était peut-être lui le plus sage de tous. Il y avait quelque chose de rassurant dans sa façon d’accepter comme inévitable le conflit entre les connexions de nos réseaux et nos liens humains. Nous pouvons modifier nos systèmes, les améliorer, mais nous ne trouverons pas de point de rencontre magique entre ces impératifs contradictoires. La seule chose que nous pouvons faire, c’est de nous assurer que les gens puissent toujours se détourner des écrans pour se regarder dans les yeux, entre collègues, entre médecins et patients. »

La conclusion déplaira peut-être aux plus militants, mais elle a le mérite de décrire au plus près la situation de compromis technique dans laquelle la plupart d’entre nous se trouvent face à l’ordinateur. Car la voie émancipatrice du hack, de la transformation des systèmes dans un écosystème de logiciels libres est, dans l’état actuel des choses, loin d’être accessible à tous. Il faut espérer qu’elle le devienne. Mais en l’état actuel des choses, beaucoup d’entre nous sont coincés dans la cohabitation malaisée que décrit Gawande avec beaucoup de finesse et d’empathie.

Cet été, il a été nommé à la tête d’une vaste entreprise de santé lancée par Amazon, JPMorgan et Berkshire Hathaway, dans l’idée de « disrupter » le domaine. Il sera intéressant de voir comment il appliquera ses découvertes à l’entreprise qu’il dirige – dont un des fondateurs, Amazon, illustre aujourd’hui l’absolue sujétion de ses employés au logiciel gestionnaire.

Claire Richard

Cet article a été publié originellement le 14 décembre 2018 sur le Digital Society Forum (@odsforum).

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