Startups et licornes : le blitzscaling en ses limites

Les licornes, ces startups valorisées à plus d’un milliard de dollars, sont des entités rares et recherchées. Pourtant, le modèle de leur fabrication pourrait bien être brisé, estime la journaliste Erin Griffith (@eringriffith) pour le New York Times. À l’heure où Uber et AIrbnb s’apprêtent à entrer en bourse, la prochaine génération de licornes pourrait se révéler beaucoup plus obscure pour le grand public. Une analyse de CB Insights et du New York Times vient de lister 50 startups qui pourraient devenir les prochaines licornes… et la plupart d’entre elles, comme Benchling ou Blend, proposent des logiciels industriels pour l’agriculture, la banque ou les sciences de la vie. Nombre d’autres, comme Checkr ou Earnin, proposent des solutions pour des entreprises. C’est assurément la preuve d’un marché plus mature et plus structuré qui s’intéresse à la transformation numérique du monde des affaires.

Le monde de l’investissement semble bien se porter. Les financements à hauteur de 100 millions de dollars ou plus sont devenus courants. On dénombre pas moins de 315 licornes dans le monde début 2019, contre 131 en 2015.

Le New York Times continue son analyse en évoquant certaines des licornes potentielles, à l’image de Benchling, un logiciel en ligne pour permettre aux chercheurs d’enregistrer leurs recherches et de les partager plus facilement entre eux. Plus de 140 000 chercheurs et entreprises utiliseraient cet outil, qui fournit des modules d’analyses, de stockage et de partage à des tarifs assez élevés. Pour le New York Times, Benchling est représentatif de cette nouvelle génération d’entreprises qui s’intéressent à des secteurs de niches. Tous les secteurs « essaient de comprendre comment la technologie permet de réduire les coûts ou comment la technologie va les aider à construire leur prochain modèle d’affaires », explique Anand Sanwal de CB Insights. Farmers Business Network est un réseau pour agriculteurs leur permettant de partager et d’analyser des données sur leurs exploitations, mais aussi d’acheter des fournitures ou vendre leurs récoltes. Checkr est un logiciel pour vérifier les antécédents de futurs employés. Earnin est une entreprise qui fournit des avances de fonds à des personnes qui ont conclu un partenariat avec un service en ligne, comme Uber.

Dans cette liste de licornes potentielles peut s’adressent directement au plus grand public (hormis Zola est un service pour organiser son mariage, ou encore Faire et Glossier, qui proposent des produits de beauté). Seules 17 des 50 entreprises identifiées sont internationales, mais on n’y trouve visiblement aucune entreprise européenne.

Montée des licornes, déclin des startups ?

Cette montée des licornes contraste avec le déclin des startups qu’évoquait en décembre The Atlantic. Aux États-Unis, la part des personnes de moins de 30 ans propriétaire d’une entreprise est tombée à son plus bas niveau. La raison principale serait liée à la crise économique et à la dette étudiante : les jeunes entrepreneurs se lancent le plus souvent sur fonds propres, des fonds propres difficiles à mobiliser quand les études endettent.

Le financement lui aussi semble en berne, non pas qu’il ait disparu, mais la raison semble plutôt provenir de sa concentration et de sa polarisation. En fait, souligne The Atlantic, nombre de produits et services se créent sur les grandes plateformes existantes… Les investisseurs savent donc très bien que cette configuration, par nature, empêche bien des nouvelles startups de devenir les prochains Apple ou Google. Les investissements se concentrent donc là où il est encore possible de créer des plateformes rentables sur des marchés spécifiques.

Mais il n’y a visiblement pas que les investisseurs qui se désintéressent des startups : l’inverse semble également devenir vrai, estime un autre article d’Erin Griffith pour le New York Times, qui raconte une récente réunion de fondateurs de startups critiques face aux modalités de l’investissement représenté par le capital-risque. Nombre d’entreprises se développent trop rapidement et explosent en plein vol après avoir brûlé tout l’argent des investisseurs. Aux US, des entrepreneurs un peu blasés de ce jeu de dupe tentent de le remettre en cause, soulignant la toxicité de ce modèle d’hypercroissance sur les entreprises. Uber aurait-il adopté des stratégies réglementaires et juridiques douteuses s’il n’avait pas donné la priorité à son expansion ? Pour beaucoup, le capital-risque est un outil trop limité pour définir l’avenir de l’entrepreneuriat américain. Ces entrepreneurs qui se posent des questions cherchent à construire des entreprises qui durent sans partir à une chasse effrénée aux investissements qui les mènent au choix à l’acquisition, à l’introduction en bourse ou à la faillite… De plus en plus de startups cherchent ainsi des modalités pour racheter leur capital. Reste que le recours à des méthodes de développement plus traditionnelles est souvent difficile, notamment du fait de la difficulté à emprunter. Bien souvent, les sacrifices reposent sur un investissement personnel lourd et long avant de dégager des bénéfices suffisants.

Malgré ces critiques, le capital-risque est plus présent que jamais. Il a atteint son niveau le plus élevé depuis 2000 totalisant 99,5 milliards de dollars en 2018 avec des investissements qui débordent désormais largement du seul secteur technologique… Face à cette omniprésence, les nouvelles modalités d’investissement, qui proposent des prêts basés sur les revenus ou profits, comme celles portées par des Earnest Capital, Lighter Capital, Purpose Ventures, TinySeed, Village Capital, Sheeo, XXcelerate Fung ou Indie.vc apparaissent encore anecdotiques.

Malgré leur important taux d’échec (75 % d’entres elles échouent), les startups ont été longtemps le moteur de l’économie américaine, rappelait Quartz en juin dernier. Pourtant, la part des startups dans l’économie américaine diminue et le nombre de personnes qui travaillent dans ces entreprises diminue également, s’inquiète un rapport de la Brookings Institution. Pour ce think tank américain, plutôt libéral, la chute de l’entrepreneuriat pourrait être liée au fait que les grandes entreprises, proposant de meilleurs salaires, ont rendu l’entrepreneuriat moins attrayant. Pour la Brookings Institution, les entreprises installées reçoivent trop d’allègements fiscaux pour leurs développements, ce qui rend la création de jeunes pousses bien moins concurrentielle. Entre 1990 et 2015, la valeur des incitations fiscales accordées aux entreprises américaines a presque triplé. Le terrain de jeu est de moins en moins égal entre jeunes entreprises et entreprises établies.

Blitzscaling : modèle de croissance ou instrument financier ?

Ce grand débat sur la forme et le fond de l’investissement, on le retrouve également dans les critiques réagissant à la parution de Blitzscaling, le récent bestseller de l’investisseur et homme d’affaires Reid Hoffman (@reidhoffman, fondateur notamment de LinkedIn) et son homologue Chris Yeh (@chrisyeh). Le Blitzscaling (que l’on pourrait traduire par la « croissance éclaire »), c’est l’art de créer une entreprise pour dominer à tout prix un marché, comme l’ont montré Amazon, Google, Uber ou Airbnb, expliquait l’investisseur Reid Hoffman dans une interview pour la Harvard Business Review. Cela implique une croissance très rapide, éclaire, une vélocité à grandir et à s’imposer, sous la règle célèbre du « gagnant emporte tout » (winner take all)…

Pourtant, ces techniques de croissance érigées en modèle rencontrent également leur contestation. C’est ce dont se faisait écho l’entrepreneur Tim O’Reilly (@timoreilly) dans une longue tribune pour Quartz, rappelant que ce modèle dominant n’était ni souhaitable ni durable.

« Cette course au monopole a égaré la Silicon Valley ». L’entrepreneur, en vieux sage de la libre entreprise, souligne la toxicité de cette course au monopole. Prioriser la vitesse sur l’efficacité conduit bien souvent à oublier la rentabilité et à s’imposer sur un marché déformé, à l’image des trajets que proposent Uber dont le prix a été subventionné en brûlant un capital illimité pour écraser toute concurrence. Les investisseurs ont pesé dans la balance, plutôt que de laisser le marché décider de qui doit réussir ou échouer. Si le livre de Hoffman et Yeh raconte plein d’histoires fascinantes d’hypercroissance, il oublie toutes les entreprises qui ont été enterrées dans cette guerre sans merci. O’Reilly ne rejette pas cette hypercroissance, elle peut permettre effectivement d’écraser la concurrence, de conquérir des marchés, de devancer la réglementation… et aussi de créer un élan considérable. Cette stratégie n’est d’ailleurs pas limitée aux startups, explique-t-il en montrant que c’est également la stratégie de l’association Code for America pour faire bouger le manque d’innovation de l’administration. Pourtant, souligne O’Reilly, « je m’inquiète du fait que ce livre survende son idée, et que trop d’entrepreneurs pensent qu’aller vite soit le seul moyen de réussir ». O’Reilly rappelle d’où il vient et comment il a bâti son empire, O’Reilly Media, en 40 ans, avec 500$ d’investissement initial. Sans investissement, il a fait patiemment grossir ses affaires qui génèrent désormais des centaines de millions de dollars de profit annuel. « Nous y sommes parvenus par une croissance organique, régulière, financée par des clients qui aiment nos produits et nous les paient ». Le temps peut aussi être un allié et pas seulement un ennemi, rappelle O’Reilly en philosophe. En fait, les conseils de Hoffman et Yeh n’auraient pas marché sur nombre de produits et services qu’a lancés l’entrepreneur. O’Reilly souligne que le blitzscaling favorise surtout un certain type d’entrepreneurs, sans foi ni loi, à l’image de Travis Kalanick, l’ancien PDG d’Uber. Il rappelle l’histoire de Sunil Paul qui dès les années 2000 avait déposé un brevet décrivant la possibilité de fournir des voitures à la demande via GPS et qui lança en 2012 un service, Sidecar, mais qui, contrairement à ses concurrents, chercha à obtenir une autorisation des organismes de régulation pour ce nouveau service. Lyft et Uber ne s’en donnèrent pas la peine en se lançant dans une guerre sans merci, avec leurs lots de scandales pour tromper les autorités de régulation et surexploiter les données de leurs passagers et de leurs chauffeurs. Pour O’Reilly, cette part d’ombre est intriquée au modèle du blitzscaling.

O’Reilly souligne également que Hoffman et Yeh ont parfois une façon bien à eux de réviser l’histoire. Pour lui, contrairement à ce qu’avancent les deux investisseurs, Amazon, Google, Facebook, Microsoft ou Apple ne relèvent pas vraiment du modèle. Plusieurs de ces sociétés ont atteint leur rentabilité avant leur introduction en bourse et leur croissance n’a pas toujours été alimentée par des dépenses sans limites pour acquérir des clients. Pour O’Reilly, ces entreprises n’ont pas fait de blitzscalling, mais ont surtout évolué durablement. Hormis Amazon peut-être qui a certainement bénéficié de plus d’investissements par le capital-risque que les autres, les Gafams se sont surtout imposés via leurs produits et leur modèle d’entreprise : leur croissance rapide et excessive était plutôt le résultat de leurs succès que la cause.

Si le livre de Hoffman et Yeh regorge d’excellents conseils pratiques sur l’innovation, souligne Tim O’Reilly, il entretient néanmoins une illusion dommageable. Et la principale est de survendre des entreprises qui ne deviennent jamais rentables.

En fait, pointe O’Reilly, la valeur pour un entrepreneur ou un investisseur n’est pas la même. Le modèle du blitzscaling ne transforme-t-il pas l’entreprise en instrument financier ? Selon le professeur de finances Jay Ritter, 76 % des introductions en bourse d’entreprises en 2017 étaient des entreprises ne dégageant pas de profits. En octobre 2018, ce chiffre est monté à 83 %, alors qu’il était de 81 % avant l’explosion de la bulle internet de 2000. Pour Tim O’Reilly, ces formes d’entreprises sont des instruments financiers conçus par et pour les spéculateurs : le marché s’est transformé en machine à paris. Le problème est que ce fonctionnement épuise nombre d’entreprises qui auraient pu se développer plus durablement et plus organiquement. Le problème est que les pertes qu’engendre ce modèle ne sont pas seulement défavorables aux entrepreneurs, elles impactent également la société dans son ensemble. « Les entreprises qui auraient jadis apporté une contribution significative à notre économie ne sont pas financées ou sont privées de tout investissement supplémentaire si elles n’offrent aucun espoir d’entrer dans le modèle ». « Le gagnant emporte tout est une philosophie d’investissement parfaitement adaptée à notre époque d’inégalité et de fragilité économique, où certains deviennent extrêmement riches et les autres ne reçoivent rien. Dans une économie équilibrée, il existe des opportunités de réussite à toutes les échelles ».

« Une plateforme, c’est quand la valeur économique de tous ceux qui l’utilisent dépasse la valeur de la société qui l’a créé »

Tim O’Reilly rappelle qu’il existe d’autres modèles commerciaux durables et soutenables, où les résultats réalisés financent l’entreprise. C’est le cas par exemple de Mailchimp qui réalise un chiffre d’affaires annuel de 490 millions de dollars provenant de 12 millions de clients et qui n’a jamais reçu un sou du capital-risque. De bons produits qui répondent aux attentes des consommateurs et un peu de patience sont souvent un meilleur modèle que le blitzscaling. O’Reilly évoque à son tour ces autres instruments de financement, comme l’emprunt convertible, mis en place par Indie.vc, un emprunt qui se rembourse sur le flux de liquidités plutôt que par des parts de société. Pour Indie.vc, les entreprises doivent se concentrer sur la croissance de leurs revenus plutôt que sur la levée de fonds, rappelant que les entreprises que le fonds d’investissement a soutenues ont vu leurs revenus augmenter de 100 % en 12 mois et de 300 % en 24 mois. Chez Indie.vc, ce modèle de financement pour proposer un soutien à des entreprises cherchant à être plus durables a eu d’autres effets comme de soutenir des entreprises plus diversifiées : 50 % des entreprises soutenues par ce fond sont dirigées par des femmes, 20 % par des personnes de couleur (dans le capital-risque traditionnel, 98 % des financements vont à des dirigeants masculins).

En conclusion, Tim O’Reilly soulève un dernier point. Les entreprises qui opèrent à grande échelle, les vainqueurs du blitzscaling ont certes une valeur incroyable, mais elles ont aussi des responsabilités de grande envergure, et ces responsabilités impliquent entre autres de créer un environnement où d’autres entreprises peuvent prospérer. « Une plateforme, c’est quand la valeur économique de tous ceux qui l’utilisent dépasse la valeur de la société qui l’a créé », résumait Bill Gates. Or, pour O’Reilly, la mentalité du blitzscaling qui repose sur une croissance perpétuelle pour atteindre un monopole est fondamentalement incompatible avec les responsabilités d’une plateforme. La toute-puissance d’une entreprise qui se projette en monopole par principe épuise fournisseurs et clients. O’Reilly rappelle alors l’histoire de Microsoft dont l’édification du monopole a été stoppée net, permettant dès 2001 à d’autres grandes entreprises de fleurir. Et pointe les limites actuelles de Google qu’il accuse de suivre la même pente en renvoyant ses résultats de recherche vers ses propres contenus plutôt que vers ceux d’un vaste écosystème de fournisseurs de contenus. Pour O’Reilly, Google est en train d’oublier de construire des services qui aident les autres utilisateurs à créer les informations que Google sait organiser, rendre plus accessibles et plus utiles. L’objectif de croissance pour la croissance de Google est en train de cannibaliser son besoin à développer un écosystème de fournisseurs de contenus où chacun bénéficie de la valeur que le moteur apporte. Pour O’Reilly, si Microsoft ou Google ont commencé à cannibaliser leurs fournisseurs 20 ans après leur création, Uber ou Lyft, eux, sont encouragés à éliminer leurs partenaires dès le départ.

« Toute notre économie semble avoir oublié que les travailleurs sont aussi des consommateurs et que les fournisseurs sont aussi des clients. Lorsque les entreprises utilisent l’automatisation pour mettre des personnes au chômage, celles-ci ne peuvent plus se permettre d’être des consommateurs. Lorsque les plateformes extraient toute la valeur et n’en laissent aucune pour leurs fournisseurs, elles compromettent leurs propres perspectives à long terme. » L’objectif de l’entrepreneuriat n’est pas de rendre les entreprises plus explosives ou plus extractives, conclut Tim O’Reilly, mais de les rendre plus durables et équitables. « Je crains que la meilleure façon d’améliorer la croissance économique ne soit pas la plus importante ».

Pour le dire autrement, à la manière du spécialiste de l’innovation Edward Tenner (@edward_tenner), auteur notamment du Paradoxe de l’efficacité, sur Aeon : « a quoi sert-il de créer des voitures autonomes si nos routes sont pleines de nids-de-poule ? »

Hubert Guillaud

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