Les logiques algorithmiques de la rencontre en ligne sont moins sophistiquées que les logiques sociales

Sociologue à l’Institut national d’études démographiques (Ined), Marie Bergström vient de publier Les nouvelles lois de l’amour : sexualité, couple et rencontres au temps du numérique (La découverte, 2019). Un ouvrage dont le grand apport est d’analyser les transformations apportées par le numérique dans le domaine des relations amoureuses, sexuelles et conjugales tout en le replaçant dans le cadre des grandes transformations sociologiques de la société. Les rencontres en ligne ont plus accompagné les évolutions de la sexualité et de la conjugalité qu’elles ne les ont révolutionnées. Quant aux pesanteurs sociales, elles sont loin d’avoir disparu ! Entretien.

InternetActu.net : L’essor des sites de rencontres en ligne depuis le début du XXIe siècle semble avoir profondément bousculé les relations amoureuses, sexuelles et conjugales. Sans être devenu le mode de rencontre dominant de nos contemporains (la rencontre sur le lieu de travail ou d’études, les soirées avec amis, lieu public, ou cadre privé dominent encore), ce mode de rencontre a pris beaucoup d’importance. Mais a-t-il réellement transformé la rencontre et les relations ou a-t-il accompagné un changement social plus profond ?

Marie Bergström : L’essor des pratiques numériques explique incontestablement le succès des sites et applications de rencontre. Mais cette explication ne suffit pas pour comprendre comment les rencontres médiatisées ont quitté la stigmatisation qui les frappait depuis la naissance des agences matrimoniales et des petites annonces. Il faut des changements sociaux et démographiques plus larges pour que cette normalisation ait lieu.

Deux grandes tendances différentes expliquent leur succès. Tout d’abord, l’allongement de la jeunesse. Désormais, les jeunes vivent et sont encouragés à vivre plusieurs histoires avant de se mettre en couple. Les sites de rencontre sont venus servir ces nouvelles pratiques. Ils sont des outils pour faire des rencontres notamment parce que leur usage est dissocié des cercles de sociabilité habituels et donc qu’ils permettent de faire des rencontres à l’abri du regard de ses proches.

Ce succès chez les jeunes a déstigmatisé la pratique des sites de rencontre des plus âgés et a rendu cette pratique visible et acceptable. Et ce alors que l’autre tendance de fond était la montée des ruptures et des séparations des plus âgés. Or, pour ces personnes plus âgées qui se retrouvent célibataires, les contextes de rencontres sont plus difficiles, notamment parce que leurs sociabilités se sont transformées avec le temps. Le succès des sites de rencontre s’explique donc à la fois d’une manière structurelle, du fait de la modification des pratiques effectives, mais également du fait des transformations sociologiques et normatives. La privatisation de la rencontre que permettent ces sites et applications, la dissociant des lieux de vies et des réseaux de sociabilité, a permis de rendre discrètes les pratiques des plus jeunes et a permis aux plus âgés de faire des rencontres au-delà du cercle étroit de leurs réseaux de sociabilité. Il faut donc comprendre le succès des applications de rencontre en regardant les évolutions de fond des changements sociologiques depuis les années 60 : le numérique déringardise les nouveaux modes de rencontre. Internet et la massification des pratiques numériques tiennent d’un facteur conjoncturel. Sans les évolutions de fond des pratiques amoureuses, sexuelles et conjugales, les sites de rencontre n’auraient pas connu de succès. Les jeunes auraient été en couple à 22 ans et les plus âgés auraient fini leur vie de couple par le veuvage. La technologie joue donc un rôle, mais elle ne marche que si elle s’ancre dans des phénomènes plus larges. Les pratiques de rencontre liées au Minitel par exemple sont restées essentiellement fantasmatiques. Leur audience est restée limitée parce que leur proposition n’a pas collé aux codes de séduction hétérosexuels, avec une sexualisation très explicite qui a l’a laissée très masculine.

InternetActu.net : Vous insistez beaucoup sur le rôle de la privatisation de la rencontre que permettent les applications qui est une rupture dans l’organisation sociale des rencontres amoureuses. L’entourage est destitué de sa fonction d’entremetteur des rencontres et d’inspection des relations. « Les rencontres se déroulent en dehors, et souvent à l’insu, des cercles de sociabilité ». Pourtant, prévenez-vous, cette privatisation de la rencontre n’est pas nécessairement une privatisation au sens économique du terme, une marchandisation, même si ce marché des relations est désormais accaparé par des entreprises privées…

Marie Bergström : Oui. Le processus de la privatisation économique est connu. Le marché intervient et autonomise une pratique. Des acteurs privés organisent le service de la rencontre et génèrent une forme de privatisation. Mais leur intervention ne signifie pas pour autant une surdétermination technique ou capitaliste. Il y a toujours une forme d’autonomie des usagers, des pratiques par rapport aux outils. La privatisation sociale de la rencontre n’est pas propre aux applications, cette dissociation de la rencontre de la sociabilité est aussi une caractéristique des rencontres de vacances par exemple. Les temps et les lieux de vacances offrent beaucoup de similarité avec les applications : on y rencontre des gens qu’on ne connaît pas et on peut se permettre des choses qu’on ne se permet pas habituellement. Ils offrent des conditions propices à une exploration qui ne porte pas à conséquence, et ce sans présence d’acteurs privés particuliers.

En fait, il faut comprendre ce qu’on entend par marchandisation. Oui, il y a une mise en marché des rencontres qui sont transformées en services par des entreprises. Mais derrière cette description juste, on souligne souvent qu’il y a une entrée d’une logique économique dans la sphère intime et donc qu’il y aurait une forme de rationalisation des rencontres qu’il n’y aurait pas avant. Mais c’est oublier bien vite combien les rencontres et la conjugalité ont été longtemps liées à des questions économiques. Enfin, derrière cette critique de la marchandisation, il y a l’idée d’une détermination des usages par la technique ou l’économie. Mais ce n’est pas parce que les gens ont peur des algorithmes et de la marchandisation de la rencontre qu’il faut exagérer les formes de détermination qu’ils induisent. Le marché n’a pas perverti l’intimité ! L’amour n’est pas déterminé par des logiques économiques et capitalistes.

InternetActu.net : Votre enquête s’intéresse pas seulement aux tendances sociologiques de fond… Elle s’intéresse aussi aux entreprises qui ont investi ce secteur de la rencontre pour créer des services que vous décrivez comme extrêmement standardisés… Vous parlez d’ailleurs d’une « innovation résolument conventionnelle », qu’entendez-vous par là ?

Marie Bergström : Le côté conventionnel se retrouve de deux côtés. J’ai été frappé combien les concepteurs de sites et d’applications étaient explicites sur le fait qu’ils copiaient ce qui marchait ! Dans ce secteur, tout le monde fait la même chose ! La convention technique est très forte et les différences entre les sites et les applications reposent sur très peu de développements techniques. De l’autre, la proposition que formalisent ces offres repose également sur des conventions sociales très fortes depuis des oppositions et des stéréotypes extrêmement simples, du type opposition entre sexe et amour, clichés sur les rapports intimes et poncifs sur les rapports de genres. L’opposition entre applications pour le sexe et applications d’amour est très mise en scène par les concepteurs, mais peu suivie par les usagers. Les femmes ne vont pas sur les sites explicites : elles valorisent des applications sérieuses et généralistes.

Les créateurs d’applications de rencontre ne revendiquent aucune compétence sur l’amour ou la sexualité. Ils font du web et du numérique et ne se définissent pas par des compétences matrimoniales particulières. La fondatrice de Bumble est l’une des rares à se distinguer en revendiquant une compétence et un savoir-faire. C’est assez significatif dans un milieu de concepteurs d’hommes hétérosexuels que ce soit une femme d’ailleurs !

InternetActu.net : Vous soulignez très bien que les usagers négligent fortement les fonctionnalités sociales de ces services : si de plus en plus ils s’interfacent avec nos relations Facebook pour nous inviter à rencontrer des gens avec qui l’on partage des amis, cette fonction semble plutôt un repoussoir qu’autre chose. On est bien plus dans un désencastrement des rencontres en ligne de nos relations sociales ordinaires… C’est à se demander d’ailleurs si les entreprises comprennent réellement l’objet qu’elles travaillent…

Marie Bergström : Les entreprises savent mal ou peu comment leurs produits sont utilisés. Ils font relativement peu d’études d’usages et pratiquent peu de requêtes sur leurs données. Souvent, ils ont même des idées reçues qui ne collent pas avec la réalité. Par exemple, ils sont convaincus d’un fort déséquilibre hommes/femmes. Il est bien réel, mais uniquement chez les utilisateurs les plus jeunes, pas quand on grimpe dans les âges. Ces services ne cherchent pas forcément une compréhension sociologique pour améliorer leurs produits. Mais quelque part, ils ont raison. Ce n’est pas eux qui déterminent les usages. Le fait qu’ils ne savent pas très bien ce qu’ils font montre combien la perfection qu’on leur prête est bien plus limitée qu’on le pense. Tinder a beaucoup communiqué par exemple sur l’interconnaissance, le fait qu’on pouvait identifier des amis d’amis. Or, notamment chez les plus jeunes, le fait de pouvoir être mis en relation avec des gens de son réseau relationnel agit plutôt comme un drapeau rouge. Chez les plus jeunes, c’est même devenu une norme : on ne couche pas avec les amis d’amis ! Si on veut faire des rencontres éphémères, on ne le fait pas dans un cercle de connaissance. La possibilité de séparer les sphères relationnelles semble être devenue une injonction. On ne fait plus n’importe quoi dans les soirées… Il me semble que c’est même une norme qui s’exerce parce que les applications existent.

InternetActu.net : D’une manière très surprenante, vous ne parlez presque pas du tout dans votre livre de la question des algorithmes et des méthodes d’appariement entre les candidats à la rencontre, alors que la question est au coeur des polémiques qui ont trait aux sites et applications de la rencontre…

Marie Bergström : Quand on a enquêté à l’intérieur de ces entreprises, on revient vite de ses illusions sur leur fonctionnement. Effectivement, on parle beaucoup d’algorithmes, du fait que les utilisateurs seraient conduits et gérés par eux, que toute interaction serait gérée au millimètre… Or, quand on regarde un peu, ce qui est frappant et intéressant, c’est que les algorithmes utilisés sont très rudimentaires et bien moins sophistiqués qu’on le croit. Les concepteurs sont d’ailleurs souvent les premiers à dire qu’on ne peut pas prédire l’appariement… et se contentent de cadrer la rencontre en laissant se débrouiller les gens. Meetic par exemple utilise des algorithmes simples qui déterminent une priorité dans les profils présentés favorisant le fait que les gens soient connectés en temps réel, qu’ils se soient inscrits récemment, qu’ils habitent à proximité et qu’ils aient à peu près le même âge. Et on en reste là la plupart du temps. Les algorithmes des applications ne sont pas beaucoup plus compliqués. Tinder utilise (ou utilisait jusqu’à récemment, NDE) des informations sur les usages pour déterminer les profils mis en avant : faisant entrer dans ce classement les personnes qui ont été beaucoup sollicitées ou contactées. Mais en fait, contrairement à ce que l’on pense souvent, ils n’ont pas besoin de tout cela. Ce n’est pas déterminant pour la rencontre. Pour faire fonctionner un service de ce type, seuls quelques paramètres suffisent.

Il y a une vraie crainte de la sophistication et de la détermination des algorithmes. Pour ma part, je suis dubitative sur ces deux aspects. Les logiques algorithmiques sont bien moins sophistiquées que les logiques sociales. L’appariement entre les partenaires est plus le résultat de logiques de sélections sociales mises en oeuvre par les individus que par les algorithmes. Les algorithmes présélectionnent des personnes, mais ces paramètres sont bien moins déterminants que ceux que les gens mettent en oeuvre pour choisir. Pour juger quelqu’un depuis un très court texte ou une simple image, nous sommes bien plus efficaces qu’un algorithme ! En regardant une image, nous faisons des jugements sociaux et sexués en un instant. Les algorithmes ne déterminent que les profils qui nous sont présentés. C’est important, mais ça ne détermine pas beaucoup la rencontre. En tout cas, il ne faut pas l’exagérer. On ne stigmatisait pas les agents matrimoniaux dans les choix qu’ils proposaient depuis les profils de leurs clients. À mon avis, cette crainte exprime surtout les craintes que nous avons à l’égard de la technique et des machines qu’autre chose.


Image : l’interface de Tinder, l’application mobile qui a révolutionné la rencontre s’appuie principalement sur des images des postulants à la rencontre… Des images qui véhiculent de nombreuses informations sur le milieu et le mode de vie des individus. Des images qui témoignent « d’esthétiques divergentes en même temps que les motifs révèlent, consciemment ou inconsciemment, des espaces et des conditions de vie différentes ». Aux images et selfies pris sur le vif s’opposent les portraits d’utilisateurs des classes favorisés, avec une mise en scène plus étudiée, davantage travaillée. Autant d’esthétiques qui donnent d’innombrables indices sociaux à nos modes de jugements aiguisés.

InternetActu.net : A vous lire et à lire les nombreux témoignages d’utilisateurs dont vous rendez compte, on a l’impression que le tableau que vous dressez n’est pas très optimiste. Les applications semblent déceptives pour beaucoup d’utilisateurs que vous faites parler. On y croise notamment des jeunes hommes et des femmes plus âgées qui n’y trouvent pas ce qu’ils cherchent. On a l’impression que l’horizon de vie que tout le monde projette, le couple, semble une attente difficile à atteindre ?

Marie Bergström : Je serai moins pessimiste que vous. En fait, cela dépend beaucoup des âges et de ce que les gens viennent faire sur ces applications. Les récits sont plus satisfaits venant de personnes séparées qui se remettent en couple. On recueille beaucoup de récits enchantés de gens qui y ont rencontré une personne qu’ils n’auraient jamais croisée ailleurs. Chez les plus jeunes, l’usage est plus banal, moins enthousiaste. Les déceptions sont plus fortes quand l’aspiration et l’attente le sont également. C’est également le cas aux alentours de la trentaine, âge critique du célibat notamment pour les femmes. C’est souvent le moment où elles veulent faire des rencontres et elles se tournent vers des hommes qui se sentent encore jeunes et ne veulent pas s’engager. La satisfaction est vraiment liée à des questions d’âge.

InternetActu.net : « Tout le monde n’est pas égal face à la rencontre en ligne ! », expliquez-vous. Selon l’âge, le sexe, le niveau social, les parcours de vie… Derrière la grande homogénéité des services et applications, votre livre montre une grande hétérogénéité des pratiques. Nous utilisons certes des outils semblables, mais pas pour y faire la même chose. C’est un constat qui traverse d’ailleurs la massification des pratiques…

Marie Bergström : L’inégalité est effectivement d’abord liée à l’âge. La jeunesse défavorise les jeunes hommes. Ils sollicitent des femmes qui discutent plutôt avec des plus âgés. Chez les femmes, l’âge défavorise plutôt les femmes seniors qui se tournent vers des hommes qui parlent à des femmes plus jeunes. Cette inégalité est liée à la question des écarts d’âge et de ses effets dominos. Mais il est intéressant de noter qu’exclusions et décalages se retrouvent également hors ligne. Il y a plus de jeunes hommes célibataires, et c’est également le cas de plus de femmes après séparation, notamment parce que les hommes se remettent en couple avec des femmes plus jeunes. Il y a là, une inégalité structurelle des échanges selon l’âge.


Image : deux graphiques présentés par l’excellente data editor du Guardian, Mona Chalabi, via son compte Instagram qui représente parfaitement l’inégalité des rencontres liées à l’âge. Tirées des données du site de rencontre OkCupid, le premier montre l’âge des femmes selon l’âge des hommes par lesquels elles sont attirés. Le second montre l’âge des hommes selon l’âge des femmes par lesquelles ils sont attirés.

L’autre inégalité qui se dessine est liée au milieu social. Si les femmes vivent en couple une fois dans leur vie, chez les hommes apparaît une marginalisation des moins qualifiés. Les hommes les moins socialement dotés sont de plus en plus exclus des relations intimes, ce qui crée des ressentiments forts qui nourrissent le masculinisme et le virilisme. Ces idéologies ne sont pas des idées qui flottent dans l’air, mais des expériences qui s’ancrent dans des situations d’exclusions concrètes.

InternetActu.net : Les rencontres en ligne ne sont pas une conséquence de la libéralisation des moeurs, d’un rapport consumériste aux relations… Pourtant, si la discrétion que permet la privatisation de la rencontre autorise une plus grande marge de manoeuvre dans la gestion de la sexualité, vous constatez qu’on est encore bien loin d’un marché sexuel libre, affranchi de tout code ou norme. Au contraire. On constate dans votre livre combien les comportements sont normés, voire de plus en plus normés. Et combien l’horizon du couple semble de plus en plus intériorisé.

Marie Bergström : Oui. Il y a une tendance à l’ouverture du champ des possibles sexuel. Le répertoire des relations s’élargit. Les enquêtes soulignent d’ailleurs que cette diversité relationnelle et même les expériences des homosexualités se diffusent. Ce qui change vraiment c’est la montée d’une diversité des formes d’unions. Pourtant, la norme conjugale semble plus forte que jamais. Il y a plein de manières de faire couple pourvu qu’on fasse couple ! Il y a plein de manières de vivre sa sexualité tant qu’on fait sexualité ! L’injonction de la sexualité et de la conjugalité semble plus forte qu’avant. Les applications n’ont pas tué le couple. Le couple n’est pas menacé par les relations éphémères : l’idée que la vie en couple est une vie épanouie est plus forte que jamais. La crise de la rencontre n’existe pas, elle s’est démultipliée !

Si le couple est plus célébré que jamais, la tendance longue et continue depuis les années 60 montre pourtant l’augmentation du célibat. Ce phénomène est principalement dû aux séparations. Dans le passé, le veuvage était une condition plus acceptable que ne l’est le célibat aujourd’hui. C’est un peu comme s’il n’y avait plus de raison légitime à rester seul et une incitation à se remettre en couple. L’exigence à la conjugalité produit à la fois de la séparation et de la remise en couple. Il y a une transformation de la conjugalité sans affaiblissement de la norme de la conjugalité.

Propos recueillis par Hubert Guillaud.

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