Aux États-Unis, les quartiers résidentiels les plus aisés ne sont pas toujours les mieux pourvus en caméras de vidéosurveillance publiques. C’est pourtant dans ces quartiers que se développe une nouvelle forme de surveillance, popularisée notamment par le succès de Ring, la sonnette vidéo d’Amazon, explique le journaliste Alfred NG (@alfredwkng) sur Cnet (@cnet).
A l’origine Ring est une startup ukrainienne rachetée en janvier 2018 par Amazon pour un milliard de dollars. Elle fait partie des nombreux investissements que l’entreprise américaine a réalisés pour structurer et diversifier son offre de produits connectés domestiques. Moins connus que l’emblématique assistant vocal Alexa, des dizaines de milliers d’Américains ont pourtant équipé leur porte d’entrée de cette sonnette vidéo qui ne se déclenche pas seulement quand on sonne, mais aussi quand elle détecte un mouvement. La caméra ne surveille pas que ceux qui cherchent à venir chez vous… mais également les mouvements de la rue ou de la cour devant votre domicile. Pour tout bon défenseur de la liberté individuelle, cette épidémie de caméras privatives ne devrait pas prêter à discussion… sauf qu’elles ne sont pas si privatives qu’annoncées et que la somme de ces actes individuels n’est pas sans conséquence sur la société.
Des caméras pas si privées que cela
D’une manière surprenante, nombre de services de police américains ont largement promu ces nouveaux objets auprès des habitants, en proposant même des réductions voire un équipement gratuit… Cette promotion un peu particulière n’était pas sans contrepartie : la police a promu l’équipement en échange d’un accès aux vidéos enregistrés par les caméras (un accès qui n’est pas automatique, mais qui se fait sur demande de la police). Ring s’est pourtant défendue de promouvoir ces offres. Les clients de Ring ont le contrôle de leurs vidéos, a déclaré récemment l’enseigne. Ils décident seuls de partager ou non leurs enregistrements et s’ils veulent acheter ou pas un service de stockage des enregistrements (à partir de 3$ par mois). Si Ring a offert des appareils à des services de police ou à des associations, Ring ne soutient pas de programmes qui obligent les utilisateurs à partager leurs vidéos avec d’autres, s’est défendue la marque. Mais dans les faits, rapporte Alfred NG, ce n’est pas exactement ce qu’on constate…
Aux États-Unis, plus de 50 services de police locaux se sont associés à Ring pour promouvoir le service, souvent en échange d’un accès aux images dans des zones où la police est souvent dépourvue de moyens de surveillance. Autant de caméras qui permettent à la police de bénéficier de nouvelles sources d’enregistrement vidéo, tout en proposant un service visant à tranquilliser les usagers. Ceux-ci bénéficient également d’une application sociale de partage des vidéos des caméras baptisée Neighbors (Voisins). Cette application (qui aurait déjà plus d’un million d’utilisateurs) permet de partager, regarder et commenter des vidéos et des informations sur la sécurité des quartiers. On y croise bien sûr des vidéos de vols et de crimes, des vidéos de comportements suspects ou délictueux, des vidéos d’incidents urbains…
Pour Mohammad Tajsar avocat de l’American civil liberties union (@aclu), nous avons là « un mariage parfait entre forces de l’ordre, particuliers et grandes entreprises pour créer les conditions d’une société dont peu de gens voudraient faire partie ». Sur Ring, la police a accès à un tableau de bord où elle peut demander des séquences filmées à des moments précis sur requête auprès des utilisateurs ou directement auprès de Ring.
Vers des réseaux de vidéosurveillance sans contrôle démocratique ?
À Bloomfield, New Jersey, le quartier est presque entièrement couvert de caméras. En 2017, le responsable de la police de Bloomfield avait tenté de lancer un programme de vidéosurveillance volontaire. À l’époque, 442 lieux équipés de caméras s’étaient inscrits, surtout des entreprises. Aujourd’hui, il estime que le réseau Ring sur Bloomfield représente un accès à plus de 4000 caméras ! Pire, rapporte Cnet : installer un plan de vidéosurveillance en ville est souvent compliqué ! Il faut décider où les implanter, faire voter la proposition au Conseil municipal… pour une technologie où chaque caméra coûte encore très cher et dont le rapport efficacité/coût peut-être très discuté (voir Vidéosurveillance : où avons-nous failli ?). Or, Ring permet à la fois d’économiser l’argent public et surtout de contourner le processus démocratique qui décide de son installation… Le réseau de vidéosurveillance n’a plus besoin d’une décision collective ou publique pour devenir effectif !
À Mountain Brook, Alabama, le responsable de la police explique d’ailleurs qu’il n’a désormais plus besoin d’un réseau de vidéosurveillance public ! À Hammond, Indiana, la ville a subventionné l’achat de caméra avec l’aide de Ring : les 500 caméras sont parties en une semaine ! 600 autres ont été installées grâce à un programme de réduction proposé par la ville. Pour l’avocat de l’ACLU, « le public subventionne les atteintes à la liberté en agissant ainsi ». À Houston, la police a lancé un concours pour gagner des caméras à condition que les lauréats acceptent d’ouvrir un accès à la police lorsqu’elle en ferait la demande… Et dans plusieurs villes, quand 20 personnes s’inscrivent, Ring offre une caméra ! Pour le juriste Eric Piza, la police agit désormais dans l’intérêt d’entreprises commerciales (qui se rémunèrent surtout sur l’abonnement mensuel pour stocker les images). À Bloomfield pourtant, les gens n’ont pas inondé d’images la police. Les demandes de la police restent souvent sans réponses, sauf lorsque les agents se déplacent pour les demander en personne… dans ce cas, il est souvent plus difficile de refuser !
En décembre dernier, Ring a envisagé introduire une technologie de reconnaissance faciale pour ses sonnettes, permettant de reconnaître des personnes suspectes et d’en alerter directement la police. Mais la proposition n’a pas été très bien reçue… Amazon qui développe son propre logiciel de reconnaissance faciale, Rekognition (que l’entreprise vend aux forces de l’ordre) a rencontré également une forte contestation, notamment du fait des erreurs et des biais de genres, de classes et de race de ces outils. Mais malgré les contestations externes comme internes, le récent conseil d’administration d’Amazon a rejeté l’abandon du logiciel. Cela n’empêche pas dès à présent la police, elle, d’utiliser les technologies qu’elle souhaite sur les vidéos récupérées depuis Ring, comme celles lui permettant de lire et reconnaître les plaques minéralogiques des voitures suspectes…
Des outils anxiogènes qui laissent les utilisateurs à leur anxiété
Brian X Chen (@bxchen), responsable de la rubrique Tech Fix pour le New York Times revient sur le développement des réseaux de surveillance de quartiers aux États-Unis, comme Nextdoor, Streety ou Citizen (des réseaux sociaux locaux de surveillance de quartiers), trois des applications parmi les plus téléchargées aux États-Unis. Si ces applications ne reposent pas sur la vidéosurveillance, elles dispensent souvent des alertes préoccupantes dès que quelque chose d’inquiétant se déroule dans le quartier où vous habitez. Le problème, estime le journaliste du New York Times, c’est que ces applications sont particulièrement anxiogènes, alors même que la criminalité n’a cessé de chuter ces dernières années… Comment ne pas succomber à la paranoïa en les utilisant ? Et ce d’autant que Citizen ou Neighbors de Ring notifient par défaut sur leurs applications les incidents signalés dans le quartier sur les 30 derniers jours, comme pour rendre chaque quartier plus criminogène qu’il n’est. Pour s’en prémunir, le journaliste recommande de changer ce paramètre par défaut pour ne faire s’afficher que les incidents du dernier jour. De désactiver les notifications et de ne les utiliser qu’en cas de besoin. Les promoteurs de ces applications soulignent néanmoins que sur Ring comme sur Nextdoor, l’essentiel des signalements ne concerne pas la criminalité ou la sécurité, mais plutôt des animaux perdus ou des rues en travaux…
Pourtant, les solutions proposées par Brian Chen sont peu satisfaisantes : elles remettent toujours la responsabilité sur l’utilisateur final, sans interroger les choix par défauts que proposent ces systèmes. Ces entreprises proposent des outils par nature anxiogènes qui, par leurs choix de conception mêmes, renforcent l’angoisse de ceux qui les utilisent. Sous prétexte de liberté individuelle, ils ont un impact direct sur nos libertés collectives… Le choix des individus s’impose à tous les autres, sans offrir aux autres le moindre recours pour s’y opposer…
Le panopticon sécuritaire d’Amazon annonce déjà ses prochaines extensions. Un brevet, repéré par Quartz, projette de proposer prochainement une surveillance par drone des habitations. Et de nouveaux produits Ring sont annoncés : notamment des caméras embarquées pour les voitures… En janvier 2019, The Intercept avait révélé que des employés de Ring était capables de regarder des images en direct à partir des caméras de leurs clients (une information démentie par l’entreprise, mais maintenue par le journal d’investigation), soi-disant pour permettre aux employés d’aider les algorithmes à mieux catégoriser les objets – et ce alors que Ring assure ne pas utiliser d’outils de reconnaissance d’image…
La mise en réseau change la nature de la vidéosurveillance privée
La mise en réseau de fonctions de surveillance privatives en transforme assurément la nature et la puissance. Les capacités d’affiliation proposées par Amazon à la police ou aux utilisateurs de Ring sont de puissants leviers pour conquérir et élargir le public qui a recours à ces outils, normalisant insidieusement la vidéosurveillance ainsi que la surveillance de voisinage. La promotion et la subvention publique également. Pour le professeur Chris Gilliard (@hypervisible), de telles plateformes sécuritaires favorisent le racisme et l’intolérance, explique-t-il sur Vice. Vice, qui a fait une rapide recension de vidéos postées sur l’application sociale de Ring note qu’une majorité d’entre elles sont clairement racistes alors qu’elles concernent des délits souvent mineurs… beaucoup par exemple se plaignent de livreurs qui ne sont pas suffisamment précautionneux dans leur travail.
Chris Gilliard parle de Digital Redlining pour désigner ces pratiques. Le Redlining fait référence à une pratique discriminatoire consistant pour les banques, les assurances et les services de santé de refuser d’investir dans certains quartiers (bien évidemment les plus pauvres et les plus noirs des États-Unis) délimités d’une ligne rouge par les investisseurs… Si la pratique a été interdite dès la fin des années 60, le numérique lui donne une nouvelle réalité, souligne Gilliard. En 2016, une enquête de Bloomberg avait révélé qu’Amazon avait tendance à refuser l’accès à la livraison dans la journée à la plupart des quartiers de minorités. À Boston, le quartier noir de Roxbury, était le seul où la livraison le jour même n’était pas disponible, alors que tous les quartiers qui entouraient Roxbury, eux, étaient livrés dans la journée ! Pour Gilliard, plus de caméras ne signifient pas plus de sécurité, en tout cas pas pour les communautés les plus marginalisées. Plus de caméras, c’est d’abord moins de sécurité pour ceux qui sont contrôlés par celles-ci. Et le professeur de rappeler qu’il y a une différence très significative entre une alarme qui se déclenche lors d’une intrusion à son domicile et un système qui surveille et enregistre en permanence tous types de signaux dont l’interprétation est libre…
Un récent rapport de l’ACLU qui faisait le point sur le développement de la vidéosurveillance aux États-Unis recommande que les acteurs du secteur de l’analyse vidéo ne puissent être autorisés à déployer des fonctions d’analyse sans approbation législative, sans contrôle extérieur et sans analyse d’impact de leurs effets sur les droits civils notamment. Depuis 2016, l’ACLU a d’ailleurs lancé CCOPS, une initiative de projets de règlements locaux pour permettre aux communautés d’exercer un contrôle sur les méthodes de surveillance de la police et obtenir plus d’information sur les modalités de surveillance utilisées par les forces de police.
Un exemple qui montre bien qu’il n’y a pas que la question de la reconnaissance faciale qui est problématique avec la vidéosurveillance. Le contrôle démocratique du déploiement même du réseau à l’heure de son ubérisation par Ring l’est tout autant !
Hubert Guillaud
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Vice rapporte que la coopération d’Amazon avec la police ne s’arrête pas aux portes… Le livreur américain vient de créer des cartes spécifiques et précises pour informer la police des quartiers où la firme « perd » le plus de colis !
CityLab élargit les questions posées par Ring ou NextDoor à How my driving ou SafeLines, des sites qui permet aux cyclistes et piétons de dénoncer des infractions au code de la route d’automobilistes (notamment pour dénoncer les voitures garées sur les pistes cyclables…) dans le but d’accélérer les interventions de police, en les signalant directement aux services d’urgence. Pour la journaliste Sarah Holder de CityLab, le problème n’est pas tant le signalement que la conservation des informations et les autres utilisations qui peuvent en être faites. Pour elle, conclut-elle, « c’est l’inaction du gouvernement, et non la technologie elle-même, qui incite à ces formes de surveillance citoyenne. Et ce ne sont que des actions des autorités adaptées qui peuvent en supprimer la nécessité. Le risque, pourtant, est que plutôt d’avoir une réaction adaptée, les autorités utilisent ces réseaux, comme le fait la police avec Ring…
Dans une tribune pour le New York Times, le journaliste Thorin Klosowski explique qu’il y a quelques années, il a acheté une caméra de surveillance pour son garage, suite à un cambriolage. La caméra n’a depuis rien enregistré d’autre que ses propres aller et venues… En en parlant avec la professeure de droit de l’université de Californie, Elizabteh Joh, celle-ci lui a sèchement répondu : « Vous n’avez pas acheté un appareil de surveillance. Vous avez adopté une autre vision du monde ». Une réflexion qui a fait réfléchir le journaliste a son tour. La surveillance domestique n’a jamais été aussi simple et abordable, mais ce n’est pas parce qu’une technologie est accessible que nous devons l’utiliser. Aujourd’hui, toutes les maisons de ses voisins sont équipées de caméras de surveillance domestiques. Désormais, ce ne sont plus seulement les Etats ou les entreprises qui sont devenus les maîtres de la surveillance, c’est également chacun d’entre nous ! Désormais, il devient courant de se rendre compte qu’une caméra ou qu’un assistant personnel a enregistré les propos de la nounou ou d’amis en visite à la maison… Sans parler des dispositifs de suivis de localisation !
Pour Thorin Klosowski, nous sommes individuellement confronté à un problème éthique qui est plus large que les situations particulières où il se déploie. Et ce d’autant plus que plus nous sommes exposés à la surveillance, plus nous avons tendance à être à l’aise avec… Enfin, le journaliste oublie peut-être rapidement que ce n’est pas la même chose de maîtriser ces outils que d’en être la victime. Le pouvoir qu’ils confèrent est profondément asymétrique, il suffit que cette asymétrie se retourne pour inverser la perspective…
Les sonnettes de Ring ont sonné 15 millions de fois à travers les Etats-Unis lors du dernier Halloween, rapporte John Hermann dans une enquête pour le New York Times. Via sa chaîne TV et son application, Ring propose à ses utilisateurs de faire le marketing du dispositif en partageant leurs vidéos. En montrant des vidéos terrifiantes, édifiantes comme sympa ou divertissantes, ce partage conditionne les spectateurs, au-delà des utilisateurs, à accepter la surveillance des portes d’entrée comme normale voire amusante. Alors qu’au cinéma la représentation traditionnelle de la surveillance suggère une menace pour celui qui regarde, explique Catherine Zimmer auteure de Surveillance Cinema, les images du portier vidéo d’Amazon suggèrent l’inverse, avec leur grand angle et leurs décors interchangeables. Les notifications arrivent sur le téléphone, renforcant l’impression que tous les lieux se ressemblent puisqu’ils nous sont partout accessibles, comme disait Ian Bogost. Les interactions de voisinage sont désormais médiatisées par ce vidéo-juda, puis par les forces de l’ordre… Comme si toute relation était désormais impossible hors d’un média.
La reconnaissance faciale s’invite désormais dans les voitures, explique le socioloque Neil Selwyn dans un article du blog sur la reconnaissance faciale mené par des chercheurs de la Monash Univeristy. De la surveillance de la conduite à l’automatisation de vos préférences de réglage, les caméras s’invitent dans les véhicules, pas seulement pour la conduite automatisée. Le problème, à nouveau, c’est celui de la commodité que proposent ses nouveaux instruments. Or, plus la techno se déploie par la commodité pour les plus privilégiés, plus il devient difficile de s’y opposer quand elle frappe les plus discriminés… D’une reconnaissance faciale individualiste, très qualibrée, et « efficace » pour les plus riches à l’adoption d’une surveillance généralisée bien peu qualibrée et démesurée pour tous et notamment les plus démunis, il y a une forme de continuité. « La surveillance de luxe », c’est-à-dire de confort, qu’évoquent David Golumbia et Chris Gilliard, expliquent très bien que la surveillance des uns est l’exact inverse de la surveillance des autres. Les plus privilégiés voient alors la surveillance comme une technologie à leur service, qui joue en leur faveur et contribuent à son acceptabilité, alors qu’elle n’a pas la même fonction et les mêmes effets pour les plus démunis. « La carotte de la surveillance de luxe pour certains autorise le bâton de la surveillance imposée à d’autres » Pour Gilliard et Golumbia, le choix isolé que nous faisons à adopter volontairement des technologies de surveillance a des impacts au-delà de soi-même. En permettant voire en exigeant la prolifération des technologies de surveillance, nous avons un impact bien au-delà de nous seuls. La frontière entre ce que nous voulons, ce qui est bon pour nous en tant qu’individus et ce qui est bon pour la société dans son ensemble a toujours été floue, mais la technologie en démultiplie les conséquences. Les privilèges individuels des nantis permettent d’affaiblir les protections collectives des plus démunis.