Les deux auteurs présentés précédemment, Donald Hoffman et James Glattfelder, font tous deux la part belle à la physique quantique dans leur défense de l’importance fondamentale de la conscience, ce qui ne va pas sans faire grincer quelques dents. Mais s’intéresser à l’interconnexion entre physique fondamentale et conscience, n’est-ce pas risquer de convoquer automatiquement la pseudo-science, comme le soulignait (avec beaucoup d’autres physiciens) Scott Aaronson ? Les deux auteurs en question ne sont pas des charlatans ou des gourous quelconques, mais ce sont bel et bien des scientifiques reconnus. Et ce ne sont pas les seuls.
Que penser par exemple de cette phrase de Max Planck (qui s’y connaissait quand même un peu en physique quantique) : “Je considère la conscience comme fondamentale. Je vois la matière comme un dérivé de la conscience. Nous ne pouvons pas ignorer la conscience. Tout ce dont nous parlons, tout ce que nous considérons comme existant, postule la conscience.” Ou encore ce propos du prix Nobel Eugene Wigner (cité par le physicien Nick Herbert dans son livre Quantum Reality) : « Il n’est pas possible de former les lois de la mécanique quantique de manière totalement cohérente sans faire référence à la conscience… quelle que soit la manière dont nos futurs concepts pourront se développer, il restera important de remarquer que l’étude même du monde extérieur conduit à la conclusion que le contenu de la conscience constitue une réalité ultime. »
Une autre objection courante à ce genre d’idées serait que l’introduction de la conscience à la base de la physique ouvrirait la porte à toutes les hypothèses parapsychologiques : télépathie, précognition, psychokinésie. Il est vrai que cela rend ces phénomènes moins incroyables, mais cela ne signifie pas qu’ils existent pour autant. Et surtout, s’y intéresser n’est en rien une obligation. Si Glattfelder y consacre effectivement quelques pages (à peine 7 sur les 574 de la version la version pdf), Donald Hoffman ou Alexander Wendt (qu’on présentera bientôt), n’en parlent pas du tout. Quant à John Wheeler, le père de l’hypothèse de l’univers participatif présenté dans l’article précédent de ce dossier, c’était un grand adversaire de toutes les théories parapsychologiques, et il tenta même de faire exclure la parapsychologie de l’association des sciences américaines (il échoua).
« Calcule et tais-toi »
En revanche, une fascination pour le paranormal a largement influé sur les recherches du Fundamental Fysicks Group cofondé en, 1975 par Elizabeth Rauscher et George Weissmann.
Si l’influence de la contre-culture sur la cyberculture est désormais bien établie, celle qu’elle a exercée sur la physique fondamentale est encore assez mal connue. C’est pourtant la thèse de David Kaiser, très sérieux professeur d’histoire des sciences au MIT, auteur de l’ouvrage : How the Hippies Saved Physics : Science, Counterculture, and the Quantum Revival (2011), un livre au moins aussi important que celui de Fred Turner sur Stewart Brand. Il y retrace le parcours étrange de ce Fundamental Fysiks Group, une assemblée informelle de jeunes chercheurs qui mêlèrent allègrement théorie des quanta, spéculations parapsychiques et intoxication lysergique. Ce collectif, qui compta entre autres parmi ses membres Jack Sarfatti (@jacksarfatti), Nick Herbert (blog), Fred Alan Wolf, Saul-Paul Sirag, John Clauser ou Henri Stapp, s’intéressa particulièrement aux phénomènes « non-locaux » propres à la physique quantique.
Pour Kaiser, le groupe revêt une importance historique qui ne peut être négligée si l’on veut comprendre l’histoire des recherches en théorie quantique. À l’époque, explique Kaiser, l’enseignement de la physique était largement sclérosé. Oui, les spécialistes calculaient sans sourciller en utilisant la non-localité (autrement dit le fait que la distance ne compte plus, et que des transferts d’informations peuvent se produire instantanément, à une vitesse supérieure à celle de la lumière), et d’autres propriétés tout aussi étranges des particules élémentaires comme l’étrange capacité d’un photon à se trouver à plusieurs endroits à la fois. Oui, ils étaient parfaitement au courant que de tels phénomènes contredisaient non seulement la relativité, mais aussi le sens commun le plus élémentaire. Et non, cela n’avait aucune importance, car il s’agissait pour eux, d’un pur formalisme mathématique. Le mot d’ordre, à l’époque, était « calcule et tais-toi » !
Au centre des intérêts de ce Fundamental Fysiks Group se trouvait une expérience de pensée particulière, nommée le paradoxe Einstein-Podolsky-Rosen (ou EPR), qui postule que si la physique quantique est vraie, deux particules élémentaires qui ont été en contact à un moment donné continueront à s’influencer mutuellement, et ce, instantanément, quelle que soit la distance existant entre elles. Cela implique qu’elles sont capables de communiquer entre elles plus rapidement que la vitesse de la lumière, ce qui est rigoureusement interdit par l’autre grande théorie fondatrice, la relativité. Einstein appelait ce phénomène « interaction magique à distance » et considérait cela comme impossible.
L’une des solutions serait de penser que les deux particules se sont « mises d’accord » avant même d’être séparées, comme s’il s’agissait par exemple d’une paire de chaussures : il y en a une pour le pied gauche et une autre pour le droit, et ce dès le départ : c’est ce qu’on appelle la théorie des « variables cachées ». L’autre possibilité, c’est que les deux particules communiquent à une vitesse instantanée, sans tenir compte de la vitesse de la lumière.
Einstein pensait que ce paradoxe prouvait que la théorie quantique était, sinon, fausse, au moins incomplète. Bohr lui répondait que l’essentiel était de constater que les résultats fournis par la théorie étaient justes et ne nécessitait pas de questionnement supplémentaire. « Calcule et tais-toi », encore…
Dans les années 60, un jeune physicien irlandais, John Bell, insatisfait de la réponse apportée par Bohr, se mit en devoir de calculer mathématiquement les possibilités que les particules partagent des variables cachées. Sa réponse, son théorème est sans appel : les variables cachées sont incapables d’expliquer aussi complètement le comportement synchronisé du système que ne le ferait la possibilité que la mesure de l’un interagisse instantanément avec le comportement de l’autre. Autrement dit, les deux éléments sont inséparables, et l’une des idées fondamentales de la physique et du sens commun, la notion de localité, s’effondre.
Le théorème de Bell aurait dû susciter un tollé, et les publications sur le sujet auraient dû se multiplier. Et pourtant, nous dit Kaiser, ce fut loin d’être le cas :
« L’article de Bell est paru (…) en novembre 1964. Et ensuite… rien. Aucune activité ou reconnaissance que ce soit. Le document de Bell, jugé digne de «l’attention de tous les physiciens» par les rédacteurs de la revue, ne reçut aucune citation dans la littérature pendant quatre longues années – puis il y eut ensuite une mention passagère dans un article d’une page. Lentement, lentement, des citations du papier de Bell ont commencé à apparaître, comme les cliquetis irréguliers d’un compteur Geiger : six en 1971, sept en 1972, trois en 1973. Un regain d’activité soutenue n’a commencé qu’en 1976, lorsque vingt à trente nouveaux articles sur le sujet ont commencé à apparaître chaque année. En 1980, 160 articles très respectables avaient été publiés dans la littérature de physique sur le théorème de Bell. »
Fait important, ces nouveaux articles tardifs citant le théorème de Bell étaient pour la plupart Américains : il n’y avait pas de raisons apparentes pour cela, rappelons que Bell était irlandais. En fait nous dit Kaiser, 2/3 desdits papiers américains provenaient de membres du Fundamental Fysiks Group.
En 1972, c’est l’un des membres du groupe, John Clauser, qui réussit la première validation expérimentale du théorème de Bell. Son travail présentait cependant plusieurs défauts, et c’est en 1981 que le physicien français Alain Aspect a pu prouver la réalité de la non-localité. En 2010, Clauser, Aspect et Anton Zeilinger (qui a poursuivi ce type de travail en téléportation quantique) se sont vu conjointement attribués le prix Wolf, la plus haute récompense en physique après le Nobel.
Jusqu’où peut mener le théorème de Bell ?
Les bizarreries impliquées par le théorème de Bell ne pouvaient que fasciner ces jeunes chercheurs, qui envisagèrent joyeusement quelques-unes des hypothèses les plus folles pour expliquer ce phénomène, comme une influence du futur sur le passé, une abolition complète du principe de cause à effet ou encore l’interrogation sur l’objectivité du monde extérieur. Le théorème de Bell ouvrait pour eux la porte à toutes sortes d’hypothèses parapsychologiques et Nick Herbert (que nous avons déjà présenté dans nos colonnes), tenta même de créer une « machine quantique » susceptible de communiquer avec les morts. Selon ses propres mots, cette machine à écrire « métaphase » avait pour but de « transformer les processus quantiques incertains en un texte rédigé en pseudo-anglais. J’espérais que des esprits (vivants, morts ou inconcevablement autres) pourraient posséder cette machine et transformer son texte quantique aléatoire en une communication intelligible. » Ce qui n’a pas donné grand-chose, admet-il (à part « quelques synchronicités étranges« ), mais depuis, sa « machine » est devenue un élément d’une installation artistique de l’artiste australienne Lynden Stone.
Cet intérêt pour le paranormal chez des « physiciens « sérieux » peut prêter à sourire. Mais ce n’est pas si exceptionnel : au XIXe siècle, William Crookes (1832-1919) ne s’est-il pas passionné pour le spiritisme ? Quant au prix Nobel de physique Wolfgang Pauli, il a travaillé avec Carl Gustav Jung sur la théorie très paranormale de la « synchronicité« .
Ensuite, n’oublions pas qu’on était dans les années 70-80 et qu’à l’époque l’intérêt pour ce genre de chose était largement partagé jusqu’au plus haut niveau de l’État américain. L’armée américaine travaillait alors avec des « voyants » sur la « vision à distance » et d’autres « pouvoirs psychiques ».
Le film Les chèvres du pentagone avec George Clooney présente une version fictionnelle et parodique assez hilarante de cette époque (mais le film est adapté d’un livre de Jon Ronson, The men who Stare at Goats, qui n’est pas un roman, mais une enquête journalistique).
Les relations entre les membres du Fundamental Fysiks Group et les penseurs de la contre-culture étaient fortes ; d’ailleurs la principale source publiée sur ces aventuriers de la conscience fut longtemps l’autobiographie Cosmic Trigger, de Robert Anton Wilson, l’une des figures de proue du mouvement psychédélique. Ils figurèrent aussi souvent parmi les invités de l’institut Esalen, ce temple du « potentiel humain » d’où sont issues bon nombre des idées de la contre-culture et du New Age (à noter que c’est à Esalen que Gregory Bateson, le pionnier de la réflexion cybernétique en sciences humaines, a choisi de finir ses jours). En 1975, Francis Ford Coppola racheta le magazine City of San Francisco, et l’un des premiers numéros de la nouvelle formule, nous explique Kaiser, proposait un article consacré au groupe, avec une présentation très explicite, affirmant que les « nouveaux physiciens (…) étaient occupés à entrer en transe, travailler sur la télépathie, [et] puiser dans leur subconscient lors d’expériences afin d’obtenir une mobilité psychique ». Vers la même époque, plusieurs membres du groupe (Sarfatti et Sirag) écrivirent dans Spit in the Ocean, le magazine littéraire créé par Ken Kesey (auteur du Vol au-dessus d’un nid de coucous et créateurs des fameux Merry Pranksters, qui lancèrent la scène psychédélique californienne, et dont fit partie Stewart Brand – comme quoi tout est dans tout), dans un numéro consacré au « contact avec l’intelligence supérieure », dont le rédacteur en chef n’était personne d’autre que Timothy Leary, « pape » des hippies, qui travailla sur le magazine depuis sa cellule de prison. Sirag y écrivit notamment un article sur la « machine à écrire métaphase » et ses tentatives de contacts avec l’esprit de Harry Houdini, histoire qu’on peut retrouver sur le blog de Nick Herbert.
Les thèses du groupe allaient toucher le grand public à la fin des années 70. L’un des participants aux travaux de l’équipe, Fritjof Capra, en tira un best-seller influent, Le Tao de la physique. En Europe, le colloque de Cordoue, retransmis intégralement par France Culture, allait faire la part belle aux spéculations de ces physiciens… Bernard d’Espagnat, physicien français renommé accepta d’ailleurs une invitation de Herbert et Sirag à animer des ateliers à Esalen…
Pourquoi les hippies ont-ils sauvé la physique ?
On ne le répétera jamais assez, ces penseurs n’étaient en rien des pseudo-scientifiques. Il s’agissait de vrais physiciens (le livre de Nick Herbert, Quantum Reality, est toujours conseillé aux jeunes étudiants en université, nous dit Kaiser – et je dois dire que pour un néophyte comme moi, Quantum Reality possède une façon totalement inédite de présenter les faits de la physique quantique, sans maths et de façon très éclairante. Expliquer les ondes quantiques par le fonctionnement des synthétiseurs, il fallait le faire ! Je précise aussi qu’il s’agit d’un traité « classique », ne comportant aucune des thèses controversées du Fundamental Fysiks Group).
En s’interrogeant sur la signification des calculs, et en ne se contentant pas de les exécuter, en comprenant l’importance du théorème de Bell, ces hippies ont rouvert la voie aux tout nouveaux développements de la pensée quantique, notamment dans le domaine de la théorie de l’information ; c’est pourquoi, comme le dit le titre de Kaiser, « ils ont sauvé la physique ». De fait, c’est une hypothèse de Nick Herbert, qui donna naissance, via sa réfutation par d’autres scientifiques, au tout nouveau champ de la cryptographie quantique, qui introduira peut-être des changements fondamentaux dans notre système bancaire au cours des années à venir ! En science une bonne erreur peut parfois être plus fructueuse qu’une vérité triviale…
Un autre point intéressant de la thèse de Kaiser est son analyse des conditions socio-économiques qui ont donné naissance à un tel groupe de marginaux. Les années 60, explique-t-il, ont été une mauvaise période pour la physique fondamentale. En effet, c’était la « détente » avec le vieil ennemi soviétique ; auparavant, les travaux dans ce domaine avaient été fortement encouragés (et financés) par l’effort de défense et l’intérêt en matière d’armement atomique. Avec le réchauffement des relations Est/Ouest, les physiciens de la génération de Sarfatti, Wolf ou Herbert se sont retrouvés à la marge, obligés de se contenter de postes mal payés de maitres-assistants. Cela les a conduits à développer des idées non-conventionnelles, mais aussi à rechercher de nouvelles sources de financement, y compris chez des gens n’ayant guère de rapport avec la science, comme différents groupes New Age.
Tout cela est bien beau, mais nous ramène une fois de plus aux mythiques années 70. Ce genre d’idées, même si elles ont été fécondes, ont-elles des raisons de nous intéresser encore aujourd’hui ? Dans les deux précédents articles de ce dossier, on a vu que certains chercheurs continuent à donner à la conscience un rôle fondamental. Mais ce qui est nouveau et remarquable c’est qu’aujourd’hui ce genre d’idées commence à pénétrer dans les sciences humaines, ce qui n’était pas du tout le cas à l’époque.
Rémi Sussan